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L’aliénation linguistique

Un correspondant, qui s’y connaît, m’écrit ceci :

« Tout comme le discours de Claude Hagège, ce que vous dites est franchement caricatural. Que vous le vouliez ou non, il y aura forcément des mélanges de langues. Et ce n’est pas une tare. Et là où vous faites erreur, c’est en sous-estimant l’influence d’autres langues que l’anglais sur la langue française. Les communautés immigrées importent forcément des bribes de lexique venant de leur langue natale. Prétendre qu’il y a une "invasion" de l’anglais dans la langue française est totalement infondé. Je suis en contact avec de nombreuses personnes dans mon travail, notamment des chefs d’entreprise, des responsables institutionnels, etc. Je n’ai jamais assisté à une seule réunion où l’anglais était de mise et je n’ai jamais eu affaire à la moindre personne parlant le "franglais", que j’estime être simplement une sorte de fantasme identitaire (fortement relayé par Claude Hagège notamment, qui voue une argumentation d’ordre plus passionnel que linguistique à la langue française). Et généralement, on ne parle pas des dégâts qu’ont réalisé les colons dans les anciens territoires français, où ils ont, par leur action "civilisatrice", tué bon nombre de langues, dont quelques-unes subsistent péniblement. Ce qui est assez drôle, en outre, c’est que le lexique anglais contient plus de 50% de mots français (c’est vrai, la globalité dudit lexique est très vaste). N’est-ce pas paradoxal de jouer les vierges effarouchées en constatant ce supposé envahissement de l’anglais dans les sphères économiques (et, je persiste, cela reste limité) ? […] Ce genre de discours n’est en fait que le reflet de cette volonté impérialiste de montrer la soi-disant supériorité linguistique du français sur l’anglais. Mais c’est d’une absurdité déconcertante. Ce n’est même pas scientifique. Vous ne voulez pas parler la langue de Bush et d’Obama ? C’est tout simplement idéologique. »

Je signale en préambule qu’il y a une différence manifeste entre Claude Hagège et moi : il est un (très grand) linguiste alors que je suis, j’ai été, un simple professeur de langues. Comme d’autres, j’observe, j’ouvre les yeux et les oreilles.

Je note que, pour mon correspondant, une opinion, une analyse qu’il ne partage pas est immédiatement « caricaturale ». De même, si l’on pointe du doigt un impérialisme culturel, celui des États-Unis en l’occurrence (souvenons-nous des accords Blum-Byrnes - par lesquels les salles de cinéma françaises devaient être ouvertes aux films américains trois semaine sur quatre, merveilleux média permettant de diffuser de l’idéologie, une conception du monde - datent de 1946), on devient une « vierge effarouchée ». J’observe enfin que ne pas vouloir parler la langue de Bush « est tout simplement idéologique ». Je la parle et il m’arrive même de l’écrire (mieux que Bush, ce qui n’est pas un exploit).

Durant ma vie, j’ai été placé, pendant de longues années, en situation de contact linguistique. Enfant, dans la cour de l’école primaire, j’entendais parler polonais et ch’ti. La première langue est restée pour moi à jamais mystérieuse, en revanche j’ai longtemps parlé le patois du Nord et je le comprends toujours. Bien que tout jeune, il ne m’avait pas échappé que, dès que nous rentrions en salle de classe, l’utilisation d’un français le plus pur possible s’imposait. J’ai vite compris qu’il y avait la langue des maîtres d’école et celles des ouvriers. Plus tard, en Afrique de l’Ouest, j’ai vécu dans un pays où, en plus du français (et de l’arabe utilisé par certains libanais), il se parlait une soixantaine de langues maternelles, plus une langue véhiculaire, le dioula, que j’ai un peu apprise. Il eût fallu être sourd et aveugle pour ne pas reconnaître que le français (y compris dans sa variante populaire) jouissait d’un statut supérieur. Non, comme me l’impute mon correspondant, à cause de sa « supériorité linguistique », mais à cause de son statut politique, économique et culturel.

Mon correspondant déplace tous les problèmes. L’aliénation linguistique, telle que l’a théorisée Henri Gobard, dont les travaux servent de soubassement à ces notes, ne consiste pas à dire football, datcha, baraka ou farniente. Dans ce cas, on sait que l’on utilise un emprunt. L’aliénation consiste, presque toujours inconsciemment, à utiliser un mot, une expression française dans le sens qu’il ou elle a en anglais. On pense alors dans la langue de l’autre et l’on perd quelque chose en route. La langue et la pensée de l’autre deviennent alors " naturelles " , comme il était naturel, lorsque j’étais gosse, que les jeunes téléspectateurs français se farcissent, tous les jeudis après-midi, les aventures de Rintintin, comme s’il n’en n’existait pas d’autres, et comme si le petit garçon et son chien (tous deux militaires, notons-le) étaient des universaux.

Mon correspondant n’a jamais vu utiliser l’anglais dans des réunions de travail sur le sol français. Ce genre de pratique existait déjà , il y a trente ans, chez Renault. Vers 2000, Jean-Marie Messier favorisait l’anglais comme langue de communication dans les entreprises qu’il dirigeait. En 2004, Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale Européenne, présentait en anglais la politique de cet établissement devant le Parlement européen de Strasbourg. Après avoir pris ses fonctions, il avait déclaré « I am not a Frenchman ». En 2007, Christine Lagarde (« The Guard », comme disent ceux qui la raillent) communiqua, un temps, en anglais avec ses services du ministère. Un des exemples les plus insensés (toujours l’aliénation) auquel il m’a été donné d’assister récemment est celui d’une réunion de linguistes spécialistes de sémantique et grammaire françaises dissertant sur le passif, savamment mais en anglais, ou plus exactement dans un anglais grotesque. Le spectacle était pitoyable. Les neuf dixièmes de ces chercheurs étaient francophones. Ils pensaient ainsi - les pauvres ! - être audibles à l’international (comme on dit) et faire plaisir aux chercheurs d’outre-Atlantique. Ce faisant, ils se bridaient et appauvrissaient volontairement, en la tordant, leur pensée. Les deux ou trois chercheurs anglophones présents buvaient du petit lait...

Mon correspondant a parfaitement raison de relever qu’environ 50% des vocables de la langue anglaise sont d’origine française. Évidemment, puisque le français fut, pour un temps, la langue de l’aristocratie anglaise. Il sait aussi que, lorsqu’un anglophone veut exprimer le concept de liberté, il dispose de deux mots (freedom et liberty) et que, spontanément, il utilise neuf fois sur dix le premier. Liberty sonne étranger, presque efféminé, disait Orwell. A l’intérieur d’une même langue, tous les mots ne sont pas égaux. C’est pourquoi - un exemple entre mille - le mot bourgeoisie et l’expression middle class n’ont pas exactement le même sens en anglais (idem : proletariat et lower classes). Ce qui revient à dire que parler de "classes moyennes " en français est très connoté. A propos de lower classes, on peut se réjouir que "classes inférieures" n’ait pas pris en français.

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