Février 1937 :
« Sertis dans l’horizon de vrombissement des moteurs, dans la progression, le cliquetis des ferrailles, le bourdonnement des voix devenait vacarme. Nous distinguions les silhouettes balançant un hérissement de fusils portés à la bretelle. Ils approchaient. On les entendait parler. On saisissait le niveau sonore des ordres et des jurons. Saïd me chuchota : « J’ai bien entendu. Ce sont des Maures. Allah n’accueillera pas en son paradis ces salauds de valets de Franco ! » Ils avançaient. Ils se rapprochaient. L’Alterez (1), le roumain Emil Schneinberg, hurla : « feu » ! Les rafales de nos trois Maxim et des trois Togarew (2) gommèrent le mur humain. Tués et survivants étaient plaqués au sol. A deux reprises, hurlant la démence, les courageux Marocains se lancèrent vers nos positions. Ce fut le combat à la grenade, parfois au corps à corps. Les deux vagues échouèrent à quelques mètres de nos positions. Nos pertes étaient importantes. Deux mitrailleuses détruites. Seule la Maxim (3) de mon ami de toujours, de mon ami d’Oloron, Antoine Sanchez, était intacte, Le feu reprit, violent, venant d’en face et latéralement. Nous étions débordés. Ordre de repli, à quelques mètres Antoine s’était effondré sur sa machine. Il était mort » (F. Mazou, Arrêt sur image)
« Notre mission consistait à retarder l’avance d’une unité Franquiste, nous avions des pertes, les tanks nous tiraient dessus, nous étions débordés, nous avons donné l’ordre de repli ».
Le Verdun Castillan
« au Jarama c’était Verdun ! Verdun ! Verdun ! »
« Nous avions de part et d’autre des pertes terribles, c’était 4 où 5 h du matin. Les marocains, quels soldats ! J’ai eu de la chance de tomber dans un trou. Là , un événement que je n’aime pas raconter, mais c’est la guerre. Dans le trou où je suis tombé je ne suis pas seul : à coté de moi un soldat marocain blessé à mort criait pour demander de l’aide, j’ai du me résoudre à lui loger une balle de mon Beretta (4) dans la tête… C’était lui ou moi. J’étais blessé, je suis resté tapi dans ce trou comme écrasé au font de ce fossé humide. J’ai tenu pour me protéger. Puis, dès que le soleil disparut derrière la première colline et que le crépuscule estompa la visibilité, j’ai pris la gandoura (5) du soldat mort et avec beaucoup de chance, j’ai pu repasser dans mes lignes. Il y a des situations où on ne pense pas à dominer sa peur, on est dans une « dimension » différente. »
« J"ai pris conscience de ça beaucoup plus tard, rétrospectivement. La peur me prit alors que j’étais à l’abri et c’est avec l’apparition du crépuscule… ».
« Mon bataillon m’avait porté sur la liste des morts. Pourtant les combats vont continuer et le moral reste le même ; on est attaqués, il faut se défendre. »
François appartenait au bataillon « 6 février » de la 15ème Brigade. Il fut l’un des 4 survivants de son bataillon. Antoine, son ami d’Oloron, est mort. François - en essayant de récupérer son porte-feuille - lui arracha sa montre à gousset. (La montre d’Antoine Sanchez, Chroniques N° 1 )
La mort d’Emil le commandant Roumain de 23 ans
« Emil Schneinberg fut nommé commandant de bataillon. Il avait 23 ans, probablement issu de la noblesse Roumaine. Il était étudiant à la Sorbonne quand il s’engagea. Emil disait « bataillon 6 février sous mon commandement, en avant ! » Quoi de plus banal ? Mais ce qui était original, c’est que tout le bataillon répétait « bataillon sous mon commandement ! » Le bonhomme était toujours souriant. Il avait la conscience de sa fonction, c’était un commandant. Un matin, il est tombé mort et justement près d’un olivier. Ca tombait de tous les cotés. Les camarades l’ont porté, traîné jusqu’à une plateforme. Mais pour le sortir de la zone de feu - imaginez, il est mort à 10h11 du matin et cela s’est prolongé jusqu’au milieu de l’après-midi - pour faire 150 mètres, un 22 février de 1937. Il est resté très longtemps dans la tête de ses camarades du bataillon. La preuve : j’en parle souvent. Mais Emil était mon ami. » (texte retranscrit d’un interview filmé en vidéo par Bernard Sanderre - 1995)
François évoquera plus tard sa fierté son orgueil d’avoir commencé le « contact, » son premier combat, « C’est fou, j’étais militaire, j’étais combattant. Il fallait participer à la guerre. Ca ne suffisait pas de crier dans les rues « des avions et des canons pour l’Espagne ! ». Il n’y avait plus de mythe de la guerre : c’était la guerre. »
La bataille d’El Jarama passe pour avoir été une des plus meurtrières de la guerre d’Espagne. ( Voir cahier N° 1 )
« Penser au combat de la veille et revoir le matin la vision surréaliste des oliviers massacrés par la mitraille des mortiers, des grenades, des bombardement tombés du ciel, voir ces oliviers ouverts, déchirés, déchiquetés. C’est une vision qui tend vers le désespoir, s’il n’y avait pas en même temps que ce coté surréaliste, la capacité au-delà de la vision apocalyptique d’un instinct de survie. Il suffit d’un seul rameau d’olivier orné seulement de quelques feuilles. » (F. Mazou filmé par Bernard Sanderre).
Pour survivre et préserver sa santé mentale, François fait la transposition avec les oliviers. Mais il pense en premier lieu à ses camarades, au petit groupe du sud-ouest constitué - pour disparaître ensuite dans sa quasi totalité.
« Il y a dans les combats des visions surréalistes. Quand les cavaliers Maures nous attaquent, ils prennent des risques considérables pour déboucher par surprise, face aux fusils mitrailleurs et sans hésiter ils lancent leurs chevaux qui se dressent cabrés dans des attitudes grotesques sous le feu des mitrailleurs. Et c’est la vision d’un cavalier mort qui a les pieds entravés dans les étriers et les harnais, et qui continue à rebondir sur sa monture. »
« Quand Gabriel Fort, qui commandait la 15 ème Brigade, fut blessé, j’étais à ses côtés. Il continuait malgré tout à donner des ordres, mais il n’avait plus de voix, on ne l’entendait pas à dix centimètres. Ce sont là des événements qui subsistent et qui demeurent. » (F. M. idem)
La « non-intervention » : une mystification allégorique
En France, la « non-intervention » est sur toutes les lèvres. « Les gauches » ne sont pas unanimes : les communistes sont contre et le font savoir partout où ils ont de l’influence militante, avec des campagnes comme « Aider L’Espagne ! » ; les socialistes sont partagés, et pour cause, Léon Blum socialiste est l’artisan de cette idée. Les « droites » sont contre toute idée qui émane des organisations ouvrières, toutes gauches confondues dans le « Front Populaire ».
La « non-intervention » est effective fin juillet 1936. Léon Blum, président du conseil, après coup n’est plus très sûr de cette stratégie dont il est le concepteur et il va s’enferrer pour ne pas reconnaître une faute politique qui est aussi une erreur politique. Il paraîtrait qu’il a souvent pleuré seul quand il pensait à la République Espagnole isolée. Mais il n’a jamais reconnu l’immense préjudice que sa « non-intervention » causait à la la république espagnole et il habillait cette mystification allégorique « d’action de la nation française pour la pacification »…
Discours de Léon Blum, le 6 septembre, dans Le Populaire du 7 septembre 1936 :
« Vous avez entendu l’autre soir, au Vélodrome d’Hiver, les délégués du Front Populaire espagnol ; je les avais vus le matin même. Croyez-vous que je les ai entendus avec moins d’émotion que vous ? (applaudissements) (…)
Si j’ai agi comme j’ai agi, si j’agis encore comme j’estime qu’il est nécessaire d’agir, alors il faut qu’il y ait des raisons à cela, il faut bien qu’il y ait tout de même à cette conduite des motifs peut-être valables. Je les crois en tout cas intelligibles. (…)
Pas de doute que si nous nous plaçons sur le terrain strict du droit international, du droit public, seul le gouvernement légal aurait le droit de recevoir de l’étranger des livraisons d’armes, alors que ce droit devrait être refusé sévèrement aux chefs de la rébellion militaire (applaudissements) (…)
Mais vous comprenez également qu’ailleurs on veuille agir de telle sorte que les rebelles soient munis sans que le gouvernement régulier reçoive quelque chose. Alors, à moins de faire triompher la rigueur du droit international par la force, (…) n’espérez dans la possibilité d’aucune combinaison qui, sur le plan européen, permette d’assister les uns, sans qu’on assiste par contre les autres. (…)
Une fois la concurrence des armements installée sur le sol espagnol, quelles peuvent être les conséquences pour l’Europe entière ? Cela dans la situation d’aujourd’hui ? Et alors(…) ne vous étonnez pas trop mes amis, si le gouvernement a agi ainsi. Je dis le gouvernement, mais je pourrais aussi bien parler à la première personne car j’assume toutes mes responsabilités. (…) Et moi, jusqu’au bout, je me refuse à désespérer de la paix et de l’action de la nation française pour la pacification… »
Quel triste spectacle que les atermoiements et la déresponsabilisation de la Société des Nations. Il est clair qu’en Espagne, les républicains ainsi que les combattants internationaux ont compris depuis longtemps que sur le front de la crise économique mondiale se profile le spectre du fascisme nazisme et sous sa forme la plus accomplie (le capitalisme le plus morbide).
Le paradoxe, c’est que l’Europe est paralysée par une espèce de peur phobique de voir la guerre civile se transformer en révolution sociale. L’Europe est prête à nourrir le mal qui se répand en elle par la brèche ouverte de ses propres contradictions.
D’un coté « Le droit canon » de l’autre « la non intervention »
Le mythe de la « croisade » que développent les nationalistes, c’est le combat de la nation pour la religion catholique au nom de l’idéologie traditionaliste espagnole justifiant le combat du Bien contre le Mal par la défense de la foi et de l’honneur portés par les croisés du Christ Roi et de l’Espagne. La croisade contre le complot communiste sera le thème second des nationaux, et aussi le plus politique, ancré dans le fondement même de l’idéologie fasciste et paranoïaque.
Franco inaugurera en Espagne la « guerre moderne » aux dépens d’un million de morts.
A vrai dire, sans le soutien des forces de l’Axe, de l’Allemagne nazie à l’Italie fasciste qui assureront les transports de troupes, qui permettront à l’armée d’Afrique de Franco d’être à pied d’oeuvre pour déclencher son agression contre la République Espagnole, el Généralisimo aurait-il eu les moyens de faire cette guerre ?
Sans l’armement neuf, lourd et léger, assorti de munitions en nombre suffisant et la mise au point sur le terrain même des opérations militaires par des experts nazis et les troupes d’élite comme la Légion Condor, Franco aurait-il eu les moyens de faire cette guerre ?
Sans les troupes fascistes italiennes toujours maintenues en nombre constant, troupes terrestres, tankistes, aviateurs, marins… sans les Tabors Marocains, qui ne connaissaient pas la peur, sans les 20 000 Portugais envoyés par le fasciste Salazar, sans le carburant des pétroliers Américains pour faire fonctionner la machine de guerre, El Caudillo aurait -il eu les moyens de faire cette guerre ?
« Le 31 juillet 1936, coup de semonce de Winston Churchill destiné à Léon Blum : « Le parti conservateur est très favorable aux insurgés…Votre sympathie envers les républicains aura des répercussions sur nos relations car elles causeront des difficultés pour défendre l’alliance franco-britannique. » (…) La Grande Bretagne prend très vite des mesures qui, sans déroger à l’impartialité de façade, marquent une nette préférence pour les insurgés, favorisant secrètement ces derniers » (extrait d’un article de Raymond San Geroteo. Bulletin de l’amicale des anciens guérilleros espagnols en France, N°110)
Sans la « non intervention », Franco aurait-il gagné la guerre ? Aussi la « non intervention » a été maintenue jusqu’à la victoire des forces de l’Axe sur la République.
Guerre à outrance
Quand El Generalissimo expérimente les effets de l’armement moderne sur le peuple espagnol, c’est toujours de guerre sainte qu’il s’agit. Comment cela pourrait en être autrement ? Des milliers de tonnes de bombes qui rasent écrasent villes et populations ne « tombent-elles pas du ciel » ?
C’est l’expérimentation d’une forme nouvelle de terrorisme planifié qui ne laisse aucun doute quand à la préméditation de crimes de guerre. Les bombardements sur Madrid déclenchent un appel d’intellectuels : « Qu’ici on ne donne pas le masque d’une guerre sainte à une guerre d’extermination ».
Surpris par tant de violence aveugle, le poète chilien Pablo Neruda témoin des bombardements et va alerter le monde :
Venid a ver la sangre por las calles
Venid a ver la sangre
Por las calles
Venid a ver
La sangre
Por las calles
Venid a ver.
Pablo Neruda
Espana en el Corazon 1937
Le poème de Neruda bouleversa, modifia les points de vue sur cette guerre, coupa court à sa banalisation motivée par une propagande qui déversait des tombereaux d’ignominies sur les républicains espagnols.
L’offensive contre les Basques fut menée avec la ferme intention d’aller au bout de l’expérience (réussie) de terre brûlée. La sauvagerie des bombardements de Durango et de Guernica provoqua chez des personnalités catholiques françaises l’écriture d’un manifeste :
« La guerre civile espagnole vient de prendre au pays Basque un caractère particulièrement atroce. »
« C’est aux catholiques, sans distinction de Parti, qu’il appartient d’élever la voix… rien ne justifie, rien n’excuse des bombardements de villes ouvertes, comme celui de Guernica. »
Désormais on ne peut plus ignorer que ces opérations sont la préfiguration de la guerre mondiale qui se prépare. Les bombardements sur Barcelone atteignent un sommet dans le crime de guerre : 2 500 victimes civiles en seulement quelques heures. Le monde regardait impassible, sans voix, se déchaîner la haine livrée contre un peuple privé de légitime défense et offert à une mort comptable par des serial killer en col blanc. Le résultat mesuré en potentiel matériel et humain détruit fut plus que prometteur, sans négliger l’impact psychologique sur les populations.
La guerre moderne est née de l’indifférence des crimes fascistes contre l’humanité.
Ces crimes, comme les bombardements des populations civiles, l’utilisation des mines « anti-personnel », les camps la torture… deviendront l’usage aussi dans les conflits contemporains, utilisés par des pays démocratiques qui paradoxalement passent pour être les champions des droits de l’homme et des libertés. Le monde resta coi, excepté dans quelques endroits d’un autre monde, celui des travailleurs et de leurs syndicats qui organisaient manifestations et rassemblements de soutien avec l’Espagne Républicaine. Là se mélangeaient travailleurs, intellectuels, journalistes, écrivains… Mais la mémoire retient que les poètes firent entendre leur voix contre les « crimes venus du ciel » que la guerre moderne avait planifié.
Qué festin de generales
Borrachos, ante una mesa
Donde por blancos manteles
Se usaran ropas sangrientas !
Rafael Alberti
Capital ya madura para los bombardeos,
Avenidas de escombros y barrios en ruinas,
Corre un escalofrio al pensar en tus museos
Tras las barricadas que impiden las esquinas.
Rafael Alberti
Mi casa destruida, mi pan abandonado
Y el ardor de la muerte ya abrasando tus venas.
Emilio Prados
Soria pura,entre montes de violeta.
Di tu, avion marcial,si el alto Duero
A donde vas recuerda a su poeta,
Al revivir su Romancero ;
O es, otra vez, Cain, sobre el planeta,
Bajo tus alas, moscardon guerrero ?
Antonio Machado
Nosotros creiamos que, soplando la vida crecia, El aire era nuestro sueño y, con Ä—l, el tiempo se hacia memoria para que pudiÄ—ramos habitarla. [...]
Y la vida creció fuera de los mapas del cuerpo, se hizo chiquita la palabra. [...]
Corrio la noche y a su encuentro se llegaron hombres y mujeres venidos desde todos los rincones del mundo para dar luz a la sombras, con los ojos atiborrados de esperanza, peleando a la muerte...
Antonio MERINO 1937
Luis LERA
Notes
(1) Altérez : Sous lieutenant.
(2) Togarew : Fusil mitrailleur soviétique.
(3) Maxim : Mitrailleuse soviétique.
(4) Beretta : Revolver
(5) Gandoura : la cape