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Les interviews radio de Pascale Fourier (Frédéric Lordon, 6 mars 2009)

Crise : Monnaie, Union Européenne... et pommes de terre (4/4)

[Transcription] Pascale Fourier : J’ai toute une série de petites questions bêtes...

Frédéric Lordon : En général, ce sont les meilleures... Quand ca commence comme ça d’ailleurs, c’est là que je m’inquiète : question bête égal question qui tue...

Pascale Fourier : A un moment, on nous a dit que le nombre de milliards qui circulaient dans la sphère financière était beaucoup plus important que ceux qui circulaient dans l’économie réelle. Je n’arrive pas à comprendre... D’où viennent ces milliards ?

D’où viennent les milliards de la sphère financière ?

Frédéric Lordon : C’est très simple : ils viennent de deux origines.

La première, ce sont le cumul des épargnes. C’est ça le truc, j’allais dire le truc drôle - le truc ignoble en fait...., c’est que la moitié du carburant de la finance, c’est le salariat qui le fournit.... C’est son épargne à lui qui est agrégée, captée dans les bilans des grands investisseurs institutionnels, les grands collecteurs de l’épargne financiarisée que sont les caisses d’assurances, les fonds de pension là où il y en a, les fonds mutuels, c’est-à -dire chez nous ce qui s’appelle les SICAV ou les fonds communs de placement, etc. C’est donc cette épargne-là qui est pompée, cumulée et balancée sur les marchés financiers, et qu’on retrouve dans ces fameuses statistiques sur les encours qui sont en circulation.

La deuxième origine, c’est le crédit. La sphère financière, elle aussi, a intensément carburée au crédit. La spéculation s’est nourri de ce qu’on appelle « l’effet de levier », c’est-à -dire le recours à l’endettement massif de la part des agents de la spéculation-même - je ne parle plus de l’endettement des ménages -, de la part des agents de la spéculation pour prendre des positions très au-delà de ce que leur permettaient leurs seuls apports de capitaux propres. Ce qui est formidable, comme son nom l’indique, c’est que l’effet de levier fait un levier et donc ça va bien au-delà de la possibilité offerte par les ressources propres de l’agent en question. Et donc là les flots de crédit qui ont été dirigés vers la spéculation sont tout à fait considérables. Et quand on met ces deux choses bout-à -bout, ça fait cette différence abyssale.

Pascale Fourier : Et les crédits, justement, ils les ont auprès de qui ? La masse monétaire augmente ?

Frédéric Lordon : Le crédit, c’est comme le Port-Salut à la fromagerie, le crédit dans les banques... Ce sont les banques qui ont fait exploser les crédits pour les agents de la finance. C’est très simple d’ailleurs. Par exemple, les grandes banques de Wall Street, les banques d’affaires, sont ce qu’on appelle des « Prime Brokers ». Les prime brokers, ce sont des fournisseurs de services intégrés dont les clients sont les hedges funds - les hedges funds sont déjà des agents qui pratiquent beaucoup l’effet de levier : il y a des effets levier en amont. Ces hedges funds s’adressent à une banque pour la fourniture de ce package de services intégrés : passation des ordres, tenue des comptes-titres et ... fourniture des crédits supplémentaires. Donc les banques, c’était un business extraordinairement juteux tant que les banques sortaient des rentabilités étincelantes. Pourquoi alors se priver ? C’était une affaire qui marchait ! C’est le crédit bancaire qui a fournit tout cela.

Pascale Fourier : Mais ça ne veut pas dire que les banques avaient l’argent dans leurs coffres ?

Frédéric Lordon : Ah la filoute, elle veut me faire venir sur le terrain de la création monétaire ! C’est ça ?

Pascale Fourier : Je ne sais pas... C’est juste au moins la question de savoir si justement c’était de la création monétaire...

Frédéric Lordon : C’est une question intordable, ça. On n’en viendra pas à bout là . C’est un débat trop compliqué, technique au surplus, qui nécessiterait presque un papier un crayon, pour dessiner un bilan bancaire etc. des choses comme ça. Et là , franchement je n’ai pas envie de m’y lancer là ...

D’où viennent les milliards des plans d’aide ?

Pascale Fourier : Variante de petite question - tant pis, j’apprendrai plus tard... - : les milliards qui ont été mis en circulation dans les plans d’aide par les Etats, même chose, d’où viennent-ils ?

Frédéric Lordon : D’où ils viennent ? C’est moins difficile de répondre. Ce qu’il faut voir, c’est que il y a des milliards de différentes sortes. Il y a les plans d’aide stricto sensu, qui sont faits par les Etats, ça c’est une chose, et puis il y a tout ce qui est de l’ordre des concours de liquidités qui sont fournies par les banques centrales, ça c’est une autre chose. Là , pour le coup, on est moins gêné pour répondre. Si on entrait dans les détails techniques, ce serait plus compliqué que ce que je vais dire, mais par définition la banque centrale crée sa monétaire absolument ex nihilo. C’est très clair. Il se trouve qu’en fait les choses sont en train de devenir passablement plus compliquées depuis quelques mois, mais je laisse ça de côté.

En revanche les plans publics, ça ce n’est pas de l’argent créé ex nihilo. Il se trouve que tout bêtement l’État s’endette, il s’endette sur les marchés financiers. Cet argent, on sait très bien d’où il vient. Alors l’Etat s’endette auprès de qui ? Eh bien toujours des mêmes ! Il s’endette auprès des investisseurs institutionnels. Donc les investisseurs institutionnels, parfois les banques - si on dépliait tous la tuyauterie, ça ferait un truc bizarre -, investissent dans les bons du Trésor qui sont émis par les Etats pour financer les plans de sauvetage des banques. Mais il n’y a pas que les banques qui investissent là -dedans, il y a tous les autres investisseurs, tout ceux que j’ai cités tout à l’heure : les caisses d’assurances, les fonds de pension, les fonds mutuels.

De la crise de la dette privée à celle des finances publiques.... jusqu’à la crise monétaire ?

Et pourquoi ils investissent là -dedans ? Pourquoi l’État arrive-t-il à lever des sommes aussi considérables ? C’est extrêmement simple et on en revient à ce dont on parlait tout à l’heure. Au fait, où était le vrai problème ? Est-ce que c’était vraiment le problème de la dette des Etats ou bien est-ce que c’était plutôt le problème de la dette des agents privés ? Et la réponse est que c’était le problème de la dette des agents privés parce que la dette des agents privés, plus aucun investisseur n’en veut. C’est bien la raison pour laquelle les marchés de crédit sont absolument congelés. Par contre le seul agent qui arrive, pour l’instant - parce que ça pourrait ne pas durer jusqu’à la saint-glinglin -, le seul agent qui arrive pour l’instant à lever des fonds comme il le veut sur les marchés, c’est l’Etat parce que, lui, ses titres au moins, ils ne sont pas pourris - pour l’instant ils ne sont pas pourris. C’est très simple... Qu’est-ce qui est en train de se passer actuellement ? De toutes façons, il n’y a pas 36 solutions : on a une crise de dette privée et on est en train de la transformer en autre chose, on est en train de la transformer en crise de finance publique et on est en train de la transformer en crise éventuellement monétaire du fait de l’explosion du passif de la banque centrale, des créations monétaires monumentales qui sont en train de se produire, etc., etc.

Faudra-til remplir sa baignoire de pommes de terre ? Une question de timing...

Alors la question, après, c’est une question de timing. Est-ce que l’on va résoudre la crise de finance privée suffisamment vite avant que cela ne donne lieu à une crise des finances publiques ouverte ? C’est ça, la question. Si la réponse est oui, ouf ! Si la réponse est non, là , il faut remplir les baignoires de pommes de terre parce que ça se passera vraiment très très mal...Le degré ultime de la merdouille, ce serait si, au surplus, les agents commençaient à ne plus avoir confiance en la qualité de la monnaie du fait des quantités faramineuses dans lesquelles la monnaie en question est émise. Il faut bien voir que le passif de la Réserve Fédérale a été multiplié par deux. Il faut voir les statistiques ! C’est incroyable ! On voit une espèce de courbe qui est un peu plate et puis pan ! un pic qui monte au plafond, et très franchement, c’est très impressionnant. La crise de défiance contre la monnaie en général, ça s’appelle de l’ « inflation et même de l’ « hyperinflation ». Mais pour l’instant, on n’en est pas là puisque c’est peut-être exactement l’inverse qui nous menace, c’est-à -dire la déflation. Mais là , il se passe des choses insaisissables et imprévisibles... Là , pythonistes et cartomanciennes bienvenues, parce que la prévision va devenir un art encore plus difficile qu’il n’était....

Pascale Fourier : Dans le cadre de situations catastrophiques, c’est quasiment ça : il faut remplir sa baignoire de pommes de terre ?...

Septembre 2008 : le bord du goufre

Frédéric Lordon : Moi, honnêtement, j’ai eu très très peur, mais vraiment très peur au mois de septembre. Il y a eu 15 jours où vraiment j’ai eu la fucking trouille ! Parce que, je ne sais pas, les gens ne se rendent pas bien compte, ça gueulait de partout qu’on allait sauver les banques, que c’était une honte, et c’est vrai, c’était complément compréhensible, mais il faut bien voir que si on ne les avait pas sauvées, l’énormité du massacre qui s’en serait suivi. L’effondrement d’un système bancaire, franchement, ce n’est pas beau à voir. Ce n’est pas beau à voir parce que ça aurait été 1000 fois pire que ce qui s’est passé en Argentine en 2001- 2002 : les gens se ruent aux guichets pour retirer leur pognon et la réponse est « non ». Il n’y en a plus. La banque, ils liquident, insolvables !! C’est fini, pété, vos économies n’existent plus !! Et alors je fais quoi pour aller au Shopi demain, pour m’acheter des patates ? C’est des points extrêmes pour des sociétés, des trucs pareils !!

Et puis il y a les plans qui sont arrivés... On a dit qu’on ne laisserait pas une banque crever. Encore heureux qu’on ait dit ça ! Ca aussi, c’est des effets d’apprentissage peut-être.

Et alors on a reculé un peu du bord du gouffre, et tout le monde a dit « ouf » ! Moi à ce moment-là , au mois de novembre, j’ai commencé à penser que c’était la pire des situations, que c’était un pire à bas bruit, donc qui ne se voit pas : on avait reculé du bord du gouffre, et ça c’était bien, mais du coup il n’y avait plus cet espèce d’incroyable aiguillon à faire des choses extrêmes ... Ce sont des situations extrêmes qui appellent des réponses extrêmes, des trucs qu’on n’a jamais eu à l’idée de faire avant ! Et alors ça a commencé à atermoyer et à tergiverser... Sarkozy nous fait des discours à Toulon et à Douai qui sont surréalistes ! Il n’y a rien qui sort ! Il y a un G 20 au mois de novembre : il n’y a rien qui sort... - il n’y a que Claude Askolovitch qui avait cru apercevoir que Sarkozy était le maître du monde -, mais ça n’a pas produit un pet de lapin. Et on est parti pour que le bilan du G 20 d’avril soit maigre, maigre, maigre. Et du coup, la situation a recommencé à pourrir.

A partir de quand cette situation va transformer la crise de finance privée en crise de finance publique et puis en crise monétaire.

Et là maintenant, on arrive dans des pourritures qui sont d’une autre nature parce que forcément le problème a cru et embelli. La question que je me pose, c’est celle dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à -dire - pour l’instant on a des plans publics pour endiguer une crise privée - à partir de quand cette situation va transformer la crise de finance privée en crise de finance publique et puis en crise monétaire. Et si on arrive là , c’est fini. C’est plus la Banque Centrale de la planète Mars qui va venir en prêteur en dernier ressort. Il n’y a pas d’autres ressorts au-delà du dernier ressort. C’est ça, le truc.

Des institutions européennes d’une nullité totale...

Alors qu’est ce qui se passe à ce moment-là  ? Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas. Et donc ça fout un peu les jetons. Par exemple ce qui est en train de se passer en Europe centrale, c’est vraiment très très inquiétant. C’est un vraiment très inquiétant ! C’est d’autant plus inquiétant que l’on a des institutions européenne d’une nullité totale. C’est hallucinant ! Mais de toute façon cette Europe-là va crever ! Elle ne le sais pas, mais elle va crever, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. D’entendre Neelie Kross fin novembre dire : « On va retoquer les plans de sauvetage des banques. Ce sont des aides publiques. C’est interdit par les traités », ... au cabanon ! Voilà , au cabanon ! Elle est folle !! Non mais il faut être fou !! On est au bord du gouffre et tu n’as pas le droit de faire un pas en arrière !! Au secours ! Lâchez les chiens ! C’est dingue. D’entendre All Mounia venir nous dire : « Attention, il ne faut pas que les déficits dépassent 3 % »..., qu’est ce que tu veux faire ? ... C’est juste dingue !

Les États-Unis sont en train de se taper un déficit à 12 %. S’il faut aller à 15, ils iront. S’il faut aller à 20, ils iront. Pas une hésitation. Je ne sais même pas trouver les mots pour le dire.... Et on a des mouches du coche qui viennent nous dire : « Attention hein, pas plus de 3 ! ». On a la crise du siècle et on a des espèces de comptables à lustrine qui viennent... ... C’est juste fou !!!....

Je pense que, de toute façon, ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, l’Histoire va les balayer, mais alors à un point !! D’abord, c’est fait ! Kross a bouffé son chapeau : les aides d’Etat, on les fera, et puis de toute manière, s’il faut les refaire, on les refera pareil. Les déficits vont exploser et personne ne pourra rien à ça. Voilà . Le nombre des articles des traités qui sont en état de violations aggravées croît et embellit chaque jour. On a laissé faire des consolidations bancaires qui violent notoirement les articles de la concurrence sur les positions dominantes, etc. Il fallait bien faire reprendre des banques sub-claquantes par d’autres qui l’étaient un peu moins. On est en train de violer les articles sur les aides d ’Etat, je viens de le dire, sur les déficits publics, on va violer allègrement - c’est très possible - l’article qui interdit à un État-membre de prêter à un autre. Si la Hongrie est à l’agonie alors que les banques autrichiennes sont engagées dans le système bancaire, financier, hongrois à hauteur de 80 % du PIB autrichien, les Autrichiens ne vont pas laisser faire ! Et pareil pour les Suédois dans les pays baltes. Il faut bien voir : ce sont des enjeux de survie pure qui sont en train de se poser. Ce n’est pas un connard avec son traité qui va venir y changer quoi que ce soit. Quand l’alternative, c’est survivre ou mourir, les gens choisissent vite et ils vont choisir vite. C’est la raison pour laquelle au bout d’un moment il va falloir remettre le Droit d’équerre avec le fait. Pour l’instant, si vous voulez le droit européen est violé dans les poubelles au fond d’une impasse ! C’est terrible. Il y a bien quelques juristes qui finiront par s’inquiéter de cela. « Ah ben non, les gars, il y a un problème : juridiquement, on ne peut pas laisser faire ça, ce n’est pas bien parce qu’après les gens disent.... », eh bien le droit, poufff !! Il faudra réécrire. Ca, c’est la vertu des crises peut-être : ça permet de réécrire. Ca permet de réécrire des trucs qui ont été mal écrits. Moi, c’est ce que je souhaite. Que cette Europe crève et qu’il y en ait une autre. On réécrit tout. Si ça produisait ça, peut-être que la crise n’aurait pas lieu pour rien.


Frédéric Lordon
directeur de recherche au CNRS
Interview du 6 Mars 2009

Thème : la crise ! Partie 4/4

Référence : "J’ai dû louper un épisode..." les interviews de Pascale Fourier (avec son aimable autorisation)

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