En 1988, j’ai passé quelques mois à Dakar, où j’ai donné des cours à l’Université Cheikh Anta Diop.
Le soir, j’aimais beaucoup descendre et remonter la rue principale du Plateau, m’arrêter à une terrasse de café (un établissement géré par une Française qui possédait un basset aussi laid que raciste : il aboyait après tout mendiant noir s’approchant à moins de cinq mètres des lieux) pour siroter une bière et croquer des arachides. Parfois, quand le cinéma offrait autre chose qu’un navet, je m’offrais un billet pour la séance de dix-huit heures.
Un soir, j’assistai à un film de guerre, de série C mais très efficace, violent à souhait. Ce film s’en prenait à l’occupation soviétique de l’Afghanistan. Toute une époque : ah, le droit de cuissage des seigneurs afghans ; ah, les rebelles talibans armés par les Etats-Unis ! Les dialogues de cette toile impérissable n’étaient pas du Claudel. Il ne fallait surtout pas interférer avec le bruit assourdissant des mitrailleuses et les hurlements des Afghans torturés. Je finis par m’endormir d’un demi-sommeil, bercé par les détonations.
Lorsque, vers vingt heures, je sortis de la salle, je découvris que la grande artère était bizarrement déserte. Un chauffeur de taxi, que je n’avais pas sollicité, s’arrêta à mon niveau et me dit : « Monte, monte, vite ! ». Je m’exécutai et lui demandai ce qui se passait. Il me répondit : « Ils ont tué des Nars ».
- Qu’appelles-tu des « Nars » ?
- Des Naritaniens.
Des Mauritaniens, pensai-je.
- Mais qui a tué des Mauritaniens ?
- Nous, les Sénégalais.
- Mais pourquoi ?
- Parce qu’ils ont égorgé nos femmes en Mauritanie. Ils leur ont coupé les seins. Alors on s’est vengé, mais l’armée a balancé des grenades offensives. Sinon, on les tuait tous.
A la frontière sénégalo-mauritanienne, des paysans sénégalais avaient tué des bergers mauritaniens dont les troupeaux dévastaient leurs plantations. En représailles, des Mauritaniens avaient mutilé des Sénégalaises. Heureusement, la diplomatie allait rapidement triompher.
Je réalisai soudain que, dans mon demi-sommeil de cinéphile peu regardant, des vraies détonations s’étaient mélangées aux détonations fictives. Je rentrai chez moi aussi vite que le taxi le put et me couchai sans manger. Toute la nuit, des échanges sporadiques de coups de feu se firent entendre à l’autre bout de la ville.
Le lendemain matin, comme j’avais sauté un repas, j’avais très faim. Je descendis dans la rue pour acheter une baguette. Surprise : toutes les petites échoppes étaient par terre. Forcément, puisque ces petits commerces appartenaient à des Mauritaniens. Impossible de se procurer du pain, des légumes, le journal. Il était neuf heures et je décidai de partir en quête de nourriture. Je marchai deux ou trois kilomètres et ne trouvai rien. Je me résolus à revenir vers le centre de Dakar, où j’allais bien finir par trouver une boulangerie appartenant à un Sénégalais. Il commençait à faire bien chaud et j’avais l’estomac dans les talons.
Je me trouvai soudain en présence d’un rassemblement d’une cinquantaine de personnes très excitées, devant une villa de taille moyenne. « Ils sont comme moi, ils ont faim », pensai-je. Tous criaient en wolof, une langue dont je ne connaissais pas un traître mot, mis à part les salutations, assez déplacées dans ce contexte. Je me hissai sur la pointe des pieds pour mieux voir.
Ce que je découvris me fit tourner de l’oeil : le père, la mère, une petite fille d’environ huit ans, sur le trottoir, égorgés.
Quand on est dépassé par un spectacle, quand on est submergé par une vision, on réagit souvent un peu bêtement. Au lieu de demander aux Sénégalais, dont deux d’entre eux tenaient toujours fermement une machette rouge de sang, pourquoi ils avaient fait cela, je dis :
- Pourquoi les avez-vous traînés dehors ? Sous-entendu : si vous les aviez laissés dedans, je n’aurais rien vu.
- C’est pour montrer qu’on les a tués.
- Mais pourquoi avez-vous tué la petite ?, demandai-je toujours aussi bêtement car le meurtre d’un enfant innocent - quoi qu’en pensent certains - n’est pas plus scandaleux que celui d’un adulte tout aussi innocent.
- Comme ça, elle ne fera pas d’enfants qui nous tueront.
Je ne pensai plus rien et je me dis : ce n’est pas tout, mais j’ai vraiment faim, il faut que je trouve du pain.
Il me fallut quelques secondes pour m’étonner de mon attitude, de ma réaction. Je me remémorai une conversation avec un étudiant chrétien de Beyrouth et une très belle page d’Orwell. Au début des années soixante-dix, j’avais eu une longue conversation avec un jeune Libanais résidant provisoirement à Paris qui m’avait décrit certains aspects de la guerre civile dans son pays. Il m’avait raconté - ce qu’il m’avait été impossible d’intérioriser - que, le matin, des jeunes fréquentaient les mêmes bancs de la même université américaine, que l’après-midi ils se canardaient, et que le soir ils draguaient les mêmes filles dans les mêmes boîtes. Bien sûr, le jour suivant était identique au précédent. Comment, en effet, comprendre cela ?
Dans "L’art de Donald McGill" , un essai de 1942, Orwell expliquait pour sa part qu’en chacun de nous il y a une moitié de Don Quichotte et une moitié de Sancho Pança. Une moitié prête à l’héroïsme et une moitié qui préfère rester gentiment en vie. Cette seconde moitié, Orwell la dénommait notre moi privé, notre moi officieux. Elle est la voix de notre ventre qui conteste celle de notre âme. Sancho Pança, ajoutait Orwell, préfère dormir dans des lits douillets, ne pas trop travailler, boire de la bière. Et il gagne toujours contre Don Quichotte.
Voilà pourquoi, au beau milieu de cette horreur, je cherchais du pain. Que je finis par trouver.