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La flamme du dragon et la bave des crapauds

Considérations sur l’évolution contemporaine de la Chine

photo : idéogramme chinois pour "dragon" (il paraît)

A l’approche des Jeux Olympiques de Pékin, la campagne anti-chinoise redouble d’intensité et de violence dans les médias occidentaux. Il n’est désormais point de journée où les médias ne focalisent leur attention de façon critique sur tel ou tel aspect de la préparation de l’événement. Cette lancinante et obsessionnelle campagne fait écho et continuum avec la flambée de critiques survenue lors des événements du Tibet, en mars 2008. Elle s’était alors cristallisée sur le passage de la flamme olympique dans un certain nombre de capitales occidentales.

Pour les instigateurs de ces philippiques anti-chinoises, il s’agit tout d’abord de priver la Chine par anticipation, du prestige que confère habituellement l’organisation d’un tel événement au pays qui l’accueille.

Pour autant, ces manifestations, d’évidence magnifiées et médiatiquement surexposées, porte une signification qui va bien au-delà du caractère ponctuel des événements récents. En effet le tropisme anti-chinois s’inscrit dans une posture permanente des élites occidentales à l’égard de la Chine. La mise en accusation des régimes asiatiques est un élément constant et récurrent de la rhétorique des dirigeants occidentaux. Aux USA, on appelle cela le China bashing, américanisme que l’on pourrait traduire par « taper sur la Chine » ou plus prosaïquement « casser du chinois », qui a pris le relais du Japan bashing des années 1980 -1990 où l’hystérie anti-japonaise atteint son paroxysme au moment des Accords de Plazza. (1)

Cette hostilité revêt dans le cas de la Chine une dimension supplémentaire, liée à la présence au pouvoir du Parti communiste dans ce pays. Formatée par des décennies d’anti-soviétisme, la presse occidentale - pour laquelle les régimes communistes sont ontologiquement criminogènes -, retrouve avec la Chine de quoi pallier l’état de manque addictif dans lequel elle se trouvait depuis le démantèlement de l’Union soviétique.

La Chine se trouve accusée de tous les maux. Ses contempteurs mettent en avant l’accusation majeure selon laquelle elle n’est pas un partenaire loyal, car elle utiliserait à son profit les mécanismes du marché et du commerce international sans se rallier véritablement aux règles du libre-échange. Ces pratiques, qualifiées de néo-mercantilistes, placeraient la Chine dans une position d’avantage comparatif asymétrique. Son mode de développement contribuerait à évider l’appareil industriel des USA et de l’Europe et ferait de ce pays un des principaux responsables de la stagnation économique des nations occidentales. Enfin, les attaques du régime chinois pour son autoritarisme et son non-respect des droits de l’homme, pour répétitives et obsessionnelles qu’elles soient, ne sont invoquées que pour draper le tout d’un voile vertueux, à prétention universaliste. La plupart des peuples asiatiques ont pu goûter dans leur histoire, lorsqu’ils subissaient le joug colonial européen, aux bienfaits de la politique des droits-de-l’homme à la sauce européenne.

Cette campagne intervient dans un contexte marqué par une forte dégradation de l’environnement économique international. L’essoufflement de l’activité américaine conjugué à l’atonie européenne a provoqué un retournement du cycle de croissance de la décennie antérieure et rien n’indique que la crise financière déclenchée l’automne dernier aux USA ne prenne un caractère systémique, ou plus exactement tout indique qu’elle peut revêtir, à tout moment, un effet de contagion globale. Sur ce plan, la crise dite des « Subprimes » ne constitue qu’un des avatars de la crise de suraccumulation à dominante financière qui secoue périodiquement, avec des fréquences rapprochées, l’économie mondiale depuis une dizaine d’années, depuis précisément le déclenchement de la crise asiatique des années 1997 - 1998.

Si la plupart des nations asiatiques ont retrouvé le chemin de la croissance, les nations occidentales n’ont cessé de voir leur situation économique se dégrader, entraînant dans leur sillage la plupart des économies du monde.

Cette situation de crise endémique tranche singulièrement avec le processus de croissance et de développement que connaissent l’Asie et ses deux nations les plus peuplées que sont la Chine et l’Inde, Chindia, pour reprendre le néologisme en vogue chez les nouveaux experts de l’asiatologie. Ces deux nations, qui rappelons-le comptent pour plus de 40% de la population mondiale, sont les deux champions de la croissance avec respectivement 11.4% pour la Chine et 9.4% pour l’Inde en 2007.

Mais c’est la progression spectaculaire de l’économie chinoise qui reste indéniablement l’élément majeur de l’évolution récente. En l’espace d’une seule génération, ce pays est devenu un acteur décisif de l’espace asiatique mais aussi de la donne économique mondiale. Son évolution a un effet d’entraînement sur la région et contribue à façonner l’amorce d’une nouvelle économie-monde à dominante asiatique.

Il est indubitable qu’à la suite des nations asiatiques et dans le sillage du Japon, la Chine connaît une phase de croissance élevée et soutenue sur une longue période. Ces transformations sont d’autant plus remarquables qu’elles se sont accomplies en un laps de temps historiquement bref. Ce développement impétueux qui confère à la Chine et à l’Asie orientale le statut de pôle potentiellement dominant des décennies à venir, n’est pourtant ni le fruit d’un essor spontané, ni le résultat d’un processus exclusivement endogène.

Il est devenu commun de présenter cette évolution comme la conséquence de la mise en place, à partir de 1978, de la politique dite des « 4 modernisations », et notamment l’ouverture, à partir de 1984 des « Zones économiques spéciales », zones franches ou Export Processing Zones, dotées d’un cadre réglementaire favorisant l’accueil des IDE (Investissement Direct Etranger). Rappelons d’abord que peu de gens prêtaient attention à la réforme économique chinoise, si ce n’est pour en prédire l’échec certain. S’il est toutefois incontestable que cette politique d’attraction du capital et de la technologie étrangère a constitué le facteur accélérateur de la spirale de développement que le pays connaît, il importe de la ressaisir dans les conditions générales d’ensemble et notamment l’arrière plan historique sur lesquels il s’est fondé.

C’est lors de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste et de Mao Ze Dong en 1949 que se situe la grande césure historique contemporaine de la Chine, son entrée dans une ère de modernité, en quelque sorte. Jusqu’alors, le pays stagnait dans un des régimes féodaux les plus archaïques de la planète depuis plus d’un siècle lorsque la dynastie des Qing ( 2), en pleine déliquescence, n’avait pu s’opposer à la mise en coupe réglée du pays par les puissances occidentales. Les Traités inégaux imposés à leur instigation faisait des chinois des citoyens de seconde zone dans leur propre pays. L’essentiel des richesses était aux mains des légations occidentales qui n’hésitaient pas à utiliser le langage de la canonnière pour imposer leur ordre, comme lors de la révolte des Boxers en 1900.

Le nouveau pouvoir communiste va révolutionner de fond en comble ce rétrograde régime féodal et la Chine va entamer dés lors une irrésistible trajectoire de développement. Certes, son évolution fut contradictoire et parfois chaotique, comme le furent tous les processus d’industrialisation rapide ; rappelons que moins d’un siècle plus tôt, la révolution industrielle américaine provoqua la quasi-extermination des populations autochtones, la mise en esclavage de millions d’africains et la surexploitation des…coolies chinois, expulsés du pays après la construction des chemins de fer. Ces mutations permirent au pays de sortir du carcan féodal et de son cortège de misère et d’analphabétisme massif. De plus, en l’espace d’une seule génération, le pays accomplit une longue phase d’accumulation qui a doté le pays d’un imposant appareil infrastructurel, qui allait constituer un socle consistant pour amorcer un régime d’accumulation plus intensif.

Plus que la croissance mesurée par les agrégats physiques habituels (PIB/PNB) qui reste incertaine, l’évolution des indicateurs « anthropologiques » nous parait être plus révélatrice de l’ampleur des changements. Ainsi la mortalité infantile (ce fléau endémique de l’Asie) a reculé de façon considérable. L’espérance de vie est passée de 35 à 70 ans en trois décennies, ce qui en dit long sur l’accès massif aux soins médicaux. Enfin, la priorité donnée à l’éducation de masse a pratiquement éradiqué l’analphabétisme. Ces transformations colossales, dans un pays de cette taille, se sont accomplies dans le cadre d’un grand égalitarisme social et régional. Or, il s’agit là de deux des principales sources de la croissance ultérieure. Toutes les composantes de cette nation continent ont bénéficié de ces progrès et plus particulièrement la province du Tibet, tant idéalisé par les élites occidentales d’aujourd’hui, qui disposait alors du régime social le plus archaïque. C’est par ailleurs la résistance du pouvoir théocratique local à ces changements qui provoqua le conflit de 1959 et la fuite du Dalaï Lama.

C’est précisément tout le génie politique de Deng Xiao Ping, ce vieux compagnon de la longue marche, que d’avoir compris toutes les limites et les blocages d’un régime de production prioritairement axé sur l’accumulation dans l’industrie lourde, mais aussi d’avoir pressenti tout l’insondable potentiel de développement qu’il recelait

Trois décennies plus loin, nous retrouvons une Chine qui a accompli de nouvelles mutations comportant, comme tout processus de développement, des pôles contradictoires et des orientations complexes. A bien des égards, la Chine d’aujourd’hui est devenue méconnaissable. Le processus d’industrialisation poursuit sa progression mais change de nature. Principalement fondé au départ sur les industries de main d’oeuvre (Labor Using), l’appareil industriel est passé à un nouveau stade de maturité, basé sur une montée en gamme technologique, incorporant sans cesse plus de technologie et donc de valeur ajoutée. Sans se constituer comme un pôle technologiquement autonome, le pays prend des positions de plus en plus affirmées dans un certain nombre de filières encore sous monopole occidental, il y a peu. Il est en train d’endogénéiser les moteurs de la croissance que sont la recherche et l’innovation. L’émergence de firmes multinationales locales, ces Chaebols (3) à la chinoise, capables de déployer une stratégie de développement internationale et d’être des Global Players, en constitue l’expression tangible.

Toutefois, le reproche qui est fait à la Chine de capter l’essentiel des investissements ne tient pas la route. Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas vers les marchés émergents que se tournent prioritairement les investisseurs US et européens mais bien de façon croisée. Plus de 50% du stock des IDE est basé en Europe et Bernard Cassen (4) rappelle que les seuls investissements US aux Pays-Bas sont le double que ceux destinés au Mexique. Par ailleurs, les principaux investisseurs étrangers en Chine proviennent de la communauté chinoise en Asie.

S’il est vrai que l’on estime que 80% des 500 plus grandes firmes multinationales investissent en Chine, les flux les plus importants proviennent de la diaspora chinoise en Asie. Par ailleurs, 65% du commerce extérieur chinois est le fait de réexportation pour le compte de ces mêmes multinationales. Ce n’est pas le made in China qui en est la cause, ce sont ces mêmes firmes qui utilisent le sol chinois en quête de meilleurs avantages comparatifs (c’est-à -dire de perspectives de profits plus importantes). On considère que la Chine récupère entre 20 et 25% du produit.

L’hypocrisie occidentale atteint son paroxysme quand ces mêmes personnes se répandent sur les plateaux des TV en péroraisons larmoyantes sur les conditions de vie et de travail des salariés chinois. Dans un ouvrage récent, Martine Bulard (5) nous rapporte qu’à l’occasion du débat sur le code de travail à l’Assemblée nationale chinoise, le représentant de la commission européenne estimait qu’une régulation trop stricte du travail pourrait amener les firmes européennes à reconsidérer leurs activités en Chine. Lui faisant chorus, la Chambre de commerce US à Shanghai a directement écrit à l’Assemblée populaire pour faire retirer des dispositions jugées trop sociales.

Nous touchons là un des aspects les plus contradictoires du « Compromesso Storico » inauguré par Deng Xiao Ping. Le processus de modernisation actuel est en effet complexe. Jeremy Rifkin (6) mentionne que les délocalisations ou relocalisations d’activité sur le territoire chinois provoque aussi la destruction d’emplois industriels en grand nombre et il estime cette perte d’emplois industriels à 15 millions entre 1995 et 2002, soit 15% de la main d’oeuvre productive.

La direction du pays ne reste pas inactive et si les médias occidentaux se donnaient la peine de rendre compte de la réalité chinoise, beaucoup seraient étonnés de la richesse et de l’intensité du débat public en Chine. Ainsi, le mot d’ordre officiel « Pour une société harmonieuse » adopté par le dernier congrès du PCC en 2007, ne fait pas mystère de la reconnaissance implicite par le régime des contradictions que génèrent le régime de croissance chinois et des risques de déstabilisation sociale qu’il implique. Mais il est aussi l’expression d’une volonté politique clairement affiché de donner à ce développement une perspective qui intègre l’ensemble de la société chinoise.

Dans ce domaine aussi, les pourfendeurs du régime ne reculent devant aucune posture schizophrénique. On fait reproche au pouvoir de maintenir un secteur public démesurément grand et vorace des fonds publics. C’est oublier que les grandes entreprises publiques, les Danweï , continuent de jouer un rôle de régulation sociale en offrant aux salariés toute une série de services sociaux, y compris à ceux qui ont perdu leur emploi et qui peuvent continuer de bénéficier de ces services, les Xiagang . Il en va de même en ce qui concerne les mouvements migratoires à l’intérieur du pays. C’est un autre sujet que nos vertueux médias se complaisent à évoquer. On sait que les Mingong , migrants en provenance des provinces rurales, suscitent un intense débat national et que l’adoption d’un statut nouveau est en discussion.

Par ailleurs, depuis 1997 fonctionne un plan de coopération interrégionale dans lequel chaque province riche doit parrainer une province pauvre en lui proposant des investissements et une aide technologique. Ces décisions subissent souvent des inflexions liées aux luttes sociales existantes dans le pays, car la Chine est tout sauf le bloc socialement monolithique que l’on se complaît à caricaturer.

Il faut comprendre que ces critiques visent autre chose que les déficits démocratiques et le manque de transparence du régime. Car ce qui est en jeu au travers des attaques systématiques contre la Chine, est d’une nature bien différente. En effet, les raisons essentielles des succès économiques chinois tiennent à la nature de sa politique économique et à la structure de son régime de production. Comme le note Joseph Stiglitz , ce sont les traits structurels de son économie, et notamment la maîtrise de ses politiques budgétaires et monétaires, la policy mix, qui a épargné à la Chine le souffle déstabilisateur que fut la crise financière asiatique de 1997 - 1998. Il dresse le constat que l’étendue de la crise fut inversement proportionnel au degré d’ouverture des économies, contrairement à ce que ne cesse de clamer la doxa néo-libérale. Grâce au maintien du contrôle des changes, le pays a pu se mettre à l’abri des effets de contagion que la chute en cascade des monnaies voisines aurait provoquées.

Non seulement la Chine a totalement évité la récession mais elle a répondu à la crise en suivant une politique contracyclique, c’est-à -dire une politique monétaire et budgétaire expansionniste, Seul pays à avoir gardé le contrôle des changes et à refuser les pressions du FMI, avec le Yuan arrimé au dollar, elle a contribué à asseoir une certaine stabilité dans la région. Elle s’est même permise d’accorder des prêts à intérêts réduits, ou des aides aux pays voisins, gagnant ainsi leur confiance. En somme, comme le souligne à nouveau J. Stiglitz , les pays qui réussirent le mieux pendant et après la crise asiatique ont été ceux qui n’ont pas suivi la recette standard du FMI et du Trésor US, donc en faisant exactement le contraire de ce que ils imposaient aux autres pays de la région. Elle a rétrospectivement gagné le bras de fer qui opposait les pays de la région à la pax americana, symbole de l’ordre existant.

Ce faisant, la Chine ne fait que renouer avec son histoire précoloniale et retrouve progressivement la place qu’elle occupait avant 1800, quand elle était un des coeurs de l’économie mondiale et la première puissance manufacturière de la planète. Elle se trouvait alors au centre d’un réseau dense d’échanges régional, établi depuis des siècles, l’Asie étant la zone principale de production et de profit du monde. De nombreuses études contemporaines concordent pour rappeler la prééminence économique, technologique et commerciale de l’Empire du milieu et de l’Asie en général. Et certains de rappeler que, au plus fort de sa puissance, du XIe au XVIIe siècle, la Chine a possédé la plus grande flotte du monde, disposé de réels atouts économiques et technologiques, sans jamais avoir détruit ni peuples ni civilisations, contrairement aux Européens Déjà , Adam Smith , indiquait en 1776, que : « La Chine est un pays bien plus riche que toutes les contrées d’Europe ». Plus prés de nous, les études du grand historien de l’économie, Paul Bairoch , montrent, qu’en 1750, l’Asie prise au sens large représentait 80% du PNB mondial avec 66% de la population. Ce n’est qu’au milieu du 19ième siècle que l’Euro Amérique s’est emparée du leadership. Comme le souligne Philip Golub , c’est à partir de la colonisation, qui provoqua la fracture Nord-Sud et la création des « tiers-mondes », fracture induite par la révolution industrielle européenne et la colonisation, que la Chine et l’Asie perdirent leur statut dominant Dans une perspective longue, la Chine, comme d’ailleurs l’Asie dans son ensemble, serait donc en train de renouer avec leur passé, après une brève interruption historique.

Pour les dirigeants euro-américains, le modèle de croissance asiatique ne serait plus adapté aux conditions nouvelles d’un monde globalisé, entendons par là qu’il ne correspond pas aux besoins du cycle du capital des firmes transnationales . Car ce qui est visé par les USA, le FMI et autres, c’est non seulement les pressions pour la réévaluation du Yuan comme ce fut le cas avec le Japon en 1985 et la Chine est maintenant à son tour accusée de dumping monétaire, c’est à dire d’avoir une parité sous évaluée qui serait à l’origine du déficit commercial des USA. Mais il s’agit là d’une critique de forme car beaucoup redoutent le possibles effets pervers d’une hausse excessive qui ferait baisser d’autant le dollar.

Non, ce qui est visé va bien au-delà de la question monétaire et comme le fait observer Philip. S. Golub (in « Pékin s’impose dans une Asie convalescente », Le Monde diplomatique, octobre 2003 ), ces critiques participe d’un véritable rapport de force constitué de pressions intenses ayant en partie pour objet de contraindre les nations asiatiques à  :

« Réévaluer leurs monnaies… et ouvrir leurs systèmes financiers au commerce et aux investissements américains ».

Il s’agit de tenter d’imposer à la Chine la libération de son compte de capital et la fin du contrôle des changes, c’est-à -dire l’abandon de sa souveraineté monétaire. En d’autres termes, on exige de la Chine qu’elle fasse éclater « les cadres de contrôle étatique de son économie », pour reprendre l’expression de Susan Strange. En effet, les énormes réserves accumulées, produit des excédents commerciaux continus, ont généré un volume considérable de capital pur, selon la terminologie de Michel Aglietta. Couplé avec un fort taux d’épargne des ménages, ces excédents constituent une manne considérable qui fait saliver tous les requins de la finance, en premier lieu les banques occidentales qui font face à une grave crise de liquidité. De là , les pressions pour que la Chine procède à la levée du contrôle des changes qui permettrait de libérer les considérables réserves de change accumulées par les banques chinoises et les rendre disponibles pour satisfaire l’insatiable appétit des mécanismes du marché. La libération de ces sommes se traduirait par une fuite accélérée des capitaux et un renforcement des mouvements spéculatifs. Elle priverait la Chine, d’après le principe d’incompatibilité du Triangle de Mundell, de toute capacité de piloter son développement de façon autonome.

Voilà le véritable enjeu du rapport de forces que le condominium euro-américain tente d’imposer à la Chine et au reste du monde. On comprendra plus facilement la récurrence obsessionnelle des thèmes liés au manque de liberté qui n’est que la transposition métaphorique d’une toute autre liberté, celle de la libre circulation totale du capital, sans qu’aucune zone de la planète ne puisse en entraver le cycle reproductif.

Le système économique mondial est fondé en effet sur des bases que tout le monde s’accorde à trouver extrêmement fragiles. L’économie américaine hégémonique depuis plus d’un demi-siècle vit à crédit. Elle achète 50% de plus qu’elle ne vend à l’étranger. Et ce sont les investisseurs internationaux qui, par leur acquisition de bons du Trésor américains, financent le train de vie des USA. Cet ajustement par le dollar présente l’avantage de reporter les coûts sur le reste du monde, puisqu’il revient à prendre de la croissance, des emplois et de l’épargne ailleurs. Un dollar anémique favorise la compétitivité des produits fabriqués aux USA ; il rend les achats d’actifs américains plus attrayants pour les investisseurs étrangers et dévalue une dette extérieure estimée à 3 000 milliards de dollars.

Dans ces conditions, la mondialisation financière courante ne constitue qu’une formidable machine de drainage unilatéral de l’épargne mondiale vers le centre mondial, sans engagement institutionnel de recyclage des excédents ni de mécanisme monétaire stabilisateur, maximisant intrinsèquement le risque non seulement de liquidité, mais également de revenu, de marché, de système. Ce mécanisme qui tend à s’auto reproduire a sans cesse toujours besoin de capter l’épargne disponible ou au pire de la fabriquer ex-nihilo comme l’a révélé la crise des subprimes.

Paul Krugman rappelle que jusqu’à présent, il a existé un équilibre précaire entre les besoins de financements extérieurs de l’économie américaine et les excédents financiers asiatiques, japonais et chinois notamment. Mais on peut s’interroger avec lui jusqu’à quand ce « Conte de fées » va durer et quand une crise de déstabilisation générale surviendra ?

Ce ne sont donc pas les économies asiatiques qui constituent la menace majeure des emplois européens ou d’ailleurs. Il faut d’abord tordre le cou au postulat selon lequel les délocalisations et la fuite des capitaux seraient la cause de la stagnation économique en Europe. Car les sociétés contemporaines ne sont pas malades de surconsommation, comme le prétend la théorie libérale et monétariste, mais sont au contraire victimes de l’insuffisance de la consommation et du gonflement excessif de l’épargne. En effet, les actifs financiers absorbent une part croissante de l’épargne aussi bien nationale qu’internationale : l’épargne financière prélevait 31.9% de l’épargne nationale en France en 1983, elle en prélève à présent près de 66%. Aux Etats-Unis les actifs financiers captent à présent 84% de l’épargne nationale.

Selon Kostas Vergopoulos, concentrés sur la finance, les investissements productifs se réduisent à des niveaux tout à fait insuffisants et cela survient non pas parce que les capitaux s’enfuient à l’étranger en vertu de la mondialisation, mais parce qu’ils s’enfuient sur place, dans la sphère financière. La délocalisation est un phénomène de nature organique, interne au procès de transformation du capital, et non pas seulement géographique.

Diversement baptisée « surproduction », « surcapacité » ou « suraccumulation », cette dynamique a provoqué la baisse des taux de croissance dans les économies du centre et l’évaporation des bénéfices du secteur industriel. Elle a fait de la spéculation financière mondiale la source centrale du profit et de l’accumulation du capital. Elle porte structurellement sa propre tendance à l’autodestruction du système.

Mais alors que l’économie américaine vit à crédit et que sa contrepartie européenne stagne globalement, la Chine et l’Asie orientale continuent de progresser. Elle a connu, en l’espace d’une vingtaine d’années une dynamique de croissance qui a transformé le pays en acteur majeur de l’économie mondiale. Elle est en train de devenir le pôle structurant d’un réseau d’échanges régional et a commencé à déployer une stratégie visant à lui donner une stature de puissance mondiale de premier plan.

Elle tire l’ensemble de l’économie mondiale et constitue un facteur d’accélération de l’intégration économique régionale dont elle forme désormais l’épicentre avec le Japon. Le succès grandissant du dispositif ASEAN + 3 se traduit par un politique de concertation entre les nations asiatiques qui n’ont plus besoin ainsi de médiation venue d’ailleurs pour traiter de leur questions communes. Elles viennent de se doter d’un mécanisme monétaire régional lors de le rencontre de Chang Maï , prémisse d’un FMI asiatique peut-être, affirmation très nette en tout cas du continent vis-à -vis de l’hégémon américain.

Le pays veut contribuer à l’affirmation d’un monde polycentrique et ne veut pas perdre la maîtrise des leviers de commande de son économie. Elle ne le pourrait d’ailleurs pas, tant restent immenses les besoins du pays. La situation des populations continue de s’améliorer avec une baisse encore très sensible de la mortalité infantile. Le PNUD estime à 200 millions le nombre de chinois ayant accédé au statut de classe moyenne.

L’ascension de la Chine hante l’imaginaire occidental. Pourtant, comme le rappelle Paul Krugman, l’essentiel des échanges et de l’activité sont concentrés au sein des entités continentales. Le commerce avec l’Asie pèse moins de 10% de l’ensemble du commerce extérieur de l’Union européenne et est inférieur à celui des autres nations du continent non membres de l’Union. De plus, la plupart des flux en provenance de Chine sont générés par les filiales asiatiques des entreprises multinationales européennes. On comprendra que le China bashing permet aux dirigeants occidentaux de se défausser d’une situation qu’ils ont pourtant largement contribués à imposer.

La volonté de poursuivre la route de croissance qui anime les nations asiatiques devrait être pourtant considérée comme une opportunité pleine de promesses dans un monde englué dans la stagnation depuis de nombreuses années. Un monde en panne de croissance, de progrès et de perspectives.

La Chine fait la démonstration aux yeux de tous qu’il est désormais possible de commercer avec la superpuissance américaine sans se faire écraser. De plus, aux antipodes de la rhétorique néo-libérale, pro domo, elle a su conserver ses instruments de régulation économique et sa pleine indépendance politique. Elle constitue l’exemple à suivre et devient la référence pour de nombreuses autres nations en proie aux affres du sous-développement.

L’ascension de la Chine et de l’Asie orientale est en train d’instaurer un nouveau paradigme dans l’économie politique internationale qui aboutira à terme à une véritable transformation structurelle du monde. Il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser le pays et son orientation, tant est vaste le champ de problématiques que génère son mode de développement qui est aussi dans un rapport de dépendance avec la situation du monde. Philip Golub note que le pays est certes devenu un important centre d’accumulation de capital au niveau mondial, mais que ses 1.300 milliards de dollars de réserves ne sont pas déployées sur le plan productif, mais sur le plan financier, dans le rachat de dollars et d’autres instruments financiers américains. Elle soutient ainsi l’économie des Etats-Unis et d’une certaine manière… son effort de guerre en Irak Il est clair que le développent chinois, du reste comme ailleurs, doit se donner d’autres perspectives. Sur ce plan là , le pays doit encore plus redéployer sa croissance sur la demande intérieure qui constitue un champ inépuisable de développement.

L’Asie orientale et la Chine bousculent effectivement le monde, surtout le monde de ceux qui ne concevaient pas le développement en dehors de la sphère occidentale. Cette transformation apporte un démenti à l’ethnocentrisme occidental, selon lequel des déterminismes culturels empêcheraient à jamais l’Orient, extrême ou pas, d’accéder à une modernité conçue depuis la révolution industrielle européenne comme une singularité occidentale.

Karine Postel Vinay préconise par ailleurs que longtemps habitué à être le sujet pensant de l’histoire des autres, l’Occident devra désormais repenser sa propre histoire non plus comme une exception, mais comme un moment circonscrit dans l’histoire universelle.

Le Président Mao aimait à distinguer les contradictions principales et les contradictions secondaires. Il renvoyait ainsi ses interlocuteurs de façon allusive à l’immensité de la Chine et de sa population. Il invitait aussi à prendre conscience que l’on ne peut probablement pas diriger une nation qui compte près de 1.400 milliards d’habitants, soit 23 fois la population de la France, comme on dirige la Confédération Helvétique. Peu de temps avant sa mort en 1997, le président Deng Xiaoping tenait conférence de presse à Beijing ; un journaliste occidental lui demanda s’il ne comptait pas abroger le Houku, passeport intérieur qui réglemente les déplacements à l’intérieur de la Chine et qui de fait, aide à mieux les réguler. Le journaliste ajouta que cela contribuerait ainsi à donner plus de liberté de circulation aux citoyens chinois à l’intérieur de leur pays. Après un instant de réflexion, le malicieux dirigeant chinois lui rétorqua :

« Combien de millions en prenez-vous ? »

Sans nul doute, la Chine a besoin de plus de libertés civiles et politiques, comme le reste du monde d’ailleurs, y compris sa sphère occidentale, la Suisse exceptée, peut-être. En éradiquant la famine qui frappait le pays de façon pandémique et causée en grande partie par la domination coloniale occidentale ; en insufflant au pays une dynamique de croissance remarquable qui contribue à l’amélioration sensible de la condition de vie de ses habitants, les dirigeants chinois ont, au cours de ces soixante dernières années, oeuvré pour les droits de l’homme chinois, plus qu’aucune autre nation ne l’a fait à cette échelle de grandeur et de façon aussi rapide. En apportant à la population un haut niveau d’éducation, de soins médicaux et surtout en donnant à chacun une perspective concrète dans l’existence, les dirigeants chinois n’ont de leçon à recevoir de personne et surtout pas des dirigeants occidentaux. Le développement de la Chine donne, en effet, un avenir à chacun de ses habitants, dans leur propre pays, contribuant ainsi à la stabilisation des mouvements migratoires internationaux. En cela, ils contribuent au progrès de l’humanité toute entière.

C’est la France qui a semblé être le pays où cette campagne s’est déployée de la façon la plus virulente. Il est vrai qu’au pays de la « Fille aînée de la Sainte Eglise des Droits de l’Homme », la rhétorique humaniste a toujours pris un caractère obsessionnel. Les élites de ce pays, de droite comme de gauche, continue de raisonner comme si l’Europe était le centre du monde et la France, le centre de l’Europe. Pourtant, le pays qui a soutenu Mobutu jusqu’à la fin et la sinistre bande des génocideurs du Rwanda, n’est pas nécessairement le mieux placé pour prêcher les droits de l’homme. Il n’est pas certain que l’arrogance et la vanité française, conjuguées à sa prétention à faire la leçon à tout le monde rendent son discours populaire en Europe comme ailleurs.

Quel pitoyable spectacle de voir l’essentiel de la représentation politique et plus particulièrement l’ensemble de la Gauche, dans toute l’étendue de son spectre semble-t-il, se donner comme porte-parole un personnage aussi suspect que provocateur en la personne de ce Robert Ménard. Rendons ici hommage au sénateur socialiste français, Jean-luc Mélenchon, auteur d’un texte remarquable suite aux événements du Tibet, une des trop rare voix discordantes dans le consensus de médiocrité régnant.

Le peuple chinois s’apprête à accueillir les prochains Jeux Olympiques avec une immense fierté. Il pourra mesurer tout le chemin parcouru depuis la période des Traités inégaux, encore ressentie de façon humiliante de nos jours. On peut compter sur sa sagesse et celle de ses dirigeants, héritiers d’une culture multimillénaire qui faisait dire au grand écrivain allemand Wolfgang Von Goethe au début du dix-neuvième siècle :

« Ces gens- là écrivaient des livres alors que nos ancêtres vivaient dans les forêts »

Quant aux dirigeants de la Chine, épigones des vingt dynasties qui ont façonné l’Empire du Milieu (Zhongguo). Ils ne manqueront pas de s’inspirer de la magnifique tradition philosophique chinoise, inaugurée par KÇ’ng FÅ« zÇ (Confucius), il y a plus de 2500 ans. Ils pourraient alors user de métaphores paraboliques si bien incarnées par leur langue et leur merveilleuse écriture, pour aborder l’événement avec la sérénité de ceux pour qui la sagesse est la principale des vertus. Ils savent que la bave des crapauds ne peut éteindre la flamme du Dragon. Il y a près de 25 siècles, alors que l’Europe de l’Ouest se trouvait en plein néolithique, régnait en Chine la remarquable dynastie des ZhÅ u (celle qui entama la construction de la grande muraille/-1050, -221). Vers le cinquième siècle avant notre ère, le penseur chinois Sun Tzu (ou Sun Zi) inventait la stratégie moderne. Contemporain de Confucius, il publia de nombreux ouvrages qui font toujours autorité. L’un d’entre eux est resté dans la postérité : « L’Art de la guerre ».

A l’époque où les tribus européennes guerroyaient à coups de lance, Sun Tzu explique comment la guerre est avant tout une question politique, où il s’agit de contourner l’ennemi, retarder le moment de le combattre, le laisser s’épuiser et se débattre dans ses contradictions ; en un mot :

« Le vaincre sans combattre »

VIVE LES JEUX OLYMPIQUES DE PEKIN !

享 æœ‰åŒ—äº¬å¥¥è¿ ä¼š !

Christophe Marion


VOIR AUSSI :

Quelques réalités sur les conditions de travail en Chine
http://socio13.wordpress.com/2008/0...

(1) Les accords du Plaza : accords signés à l’hôtel Plaza de New York le 22 septembre 1985 sont un accord sur les taux de change signé le 22 septembre 1985 entre les pays du G7. Au terme de cet accord, ces pays s’engagèrent à intervenir sur le marché des changes afin de déprécier le cours du dollar US par rapport à ceux du Yen et du Deutsche Mark. Il en était résulté une forte montée du yen, l’Endaka.

(2) 1644-1911

(3) Grandes firmes multinationales coréennes

(4) CASSEN Bernard : « L’apparent affrontement transatlantique » in Le MONDE diplomatique, septembre 2004.

(5) « Chine-Inde, la course du dragon et de l’éléphant », Fayard, 2008, 316 p.

(6) RIFKIN Jeremy : « The European Dream : How Europe’s vision of the Future is Quietly Eclipsing the American Dream" , Tarcher/Penguin, New York 2004, 425 p.

(7) Grandes entreprises publiques chinoise

(8) Ceux qui ont perdu leur emploi suite aux restructurations des Danweï

(9) Population migrante en provenance des campagnes

(10) STIGLITZ Joseph E. : « Globalization and its discontents » (Traduit en français par « La grande désillusion »), AllenLane, Ed. Penguin Books, 2002, 281 p.

(11) Ibidem

(12) An inquiry into the Wealth of Nations, 1776

(13) BAIROCH Paul : « Victoires et déboires », Tome 3, Paris, Ed. Gallimard, 1997, 1 105 p.

(14) GOLUB Philip : « Le retour de l’Asie sur la scène mondiale », Le MONDE diplomatique, octobre 2004.

(15) STRANGE Susan : « The Retreat of the State », Cambridge University Press, 1996, 264 p.

(16) Le triangle d’incompatibilité ou triangle de Mundell, est un principe économique développé par Robert Mundell et Marcus Fleming dans les années 1960, selon lequel, dans un contexte international, une économie ne peut pas atteindre simultanément les 3 objectifs suivants :
- avoir un régime de change fixe
- disposer d’une politique monétaire autonome.
- avoir une parfaite liberté de circulation des capitaux (intégration financière)

(17) KRUGMAN Paul : "Pop Internationalism" , MIT Press, 1997, 240 p.

(18) VERGOPOULOS Kostas : « Mondialisation, la fin d’un cycle », Paris, Ed. Séguier, 2002, 265p.

(19) Les 10 pays de l’Asie du Sud-Est + Corée, Japon et Chine

(20) Conférence de Chang Mai (Thailande) en 2000 qui aboutit à un accord monétaire entre les pays ASEAN + 3

(21) GOLUB Philip : « Le retour de l’Asie sur la scène mondiale », Le MONDE diplomatique, octobre 2004.

(22) POSTEL-VINAY Karoline : « L’Occident et sa bonne parole », Ed. Flammarion, 2005, 219 p.


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