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Le chantage aux délocalisations des pollueurs en série

En dévoilant récemment les contours de son futur système d’allocation des quotas d’émission de gaz à effet de serre (GES), l’Union européenne a franchi une étape importante dans l’élaboration de sa stratégie de «  lutte contre le changement climatique » pour l’après-2012, date à laquelle prendra fin le Protocole de Kyoto. Le nouveau dispositif prévoit deux aménagements principaux. Les quotas de GES, souvent qualifiés à juste titre de «  droits à polluer », ne seront plus attribués par les Etats, mais par la Commission européenne, qui décidera comment les volumes se répartiront entre les différents secteurs industriels. D’autre part, ces quotas ne seront plus offerts, mais vendus aux entreprises par le biais d’enchères. Plusieurs associations environnementalistes se sont réjouies de ces évolutions, considérant qu’elles allaient dans le sens du principe pollueur-payeur. Pourtant, l’Union européenne ne fait que confirmer ici le choix d’une logique néolibérale qui prétend articuler la gestion de la crise environnementale avec la compétitivité économique, le tout sur fond de libre-échange. Et donc, de chantage aux délocalisations.

Au cours de la première période du marché du carbone (2005-2007), les Etats s’étaient montrés particulièrement généreux dans l’attribution des quotas aux entreprises, provoquant l’effondrement du cours de la tonne de CO2, qui cotait en décembre dernier la somme dérisoire de deux centimes d’euros. Le premier argument servi par l’Union européenne pour justifier sa réforme est qu’une affectation «  harmonisée » éviterait les distorsions de concurrence, ainsi qu’un lobbying industriel intense dans chaque Etat afin d’obtenir le volume de quotas idéal. Or, il n’est pas besoin d’être expert sur ces questions pour savoir que les groupes de pression sont au moins aussi efficaces au niveau européen qu’au niveau national. Ainsi, la Table Ronde des industriels européens (ERT, pour European Round Table), qui défend les intérêts des plus grosses multinationales implantées dans l’Union, est particulièrement active sur la question des politiques climatiques. Son message est limpide : pour préserver la compétitivité des entreprises, il faut éviter absolument toute forme d’impôt, et plus globalement, toute réelle contrainte environnementale. L’Union européenne étant d’une manière générale particulièrement prompte à suivre leurs recommandations, cette décision de changer le mode d’affectation des quotas revient surtout à diminuer le poids des gouvernements, voire à simplifier le travail des groupes de pression, qui pourront se concentrer sur un interlocuteur unique.

A première vue, le système d’enchères apparaît lui aussi comme une évolution positive. Les entreprises devront payer leurs droits à polluer dès la première tonne, alors qu’elles ne paient aujourd’hui que les dépassements de quotas. Mais, à y regarder de près, la réalité est bien plus complexe.

Tout d’abord, le principe même des enchères est contestable. Les pouvoirs publics auraient très bien pu vendre les quotas à un prix fixé unilatéralement. En calculant et facturant le coût social de la pollution, ils avaient l’opportunité de mettre en place une législation dissuasive et de générer des recettes pour mener des politiques publiques ambitieuses. Mais non. Le choix d’un système d’enchères, dans lequel le prix de départ sera à n’en pas douter très faible, revient encore une fois à confier au marché l’établissement des prix. A la place d’une décision politique, c’est la loi de l’offre et de la demande qui prévaudra.

Surtout, l’efficacité du dispositif est compromise par l’ajout d’un «  mécanisme de sauvegarde » qui permet d’attribuer les quotas gratuitement à des secteurs particulièrement soumis à la concurrence. Pour les activités à forte consommation d’énergie, comme la métallurgie ou la papeterie, les quotas pourront rester gratuit afin d’éviter les délocalisations, qui, dans ce domaine, sont maintenant désignées sous le terme de « fuite de carbone ». Les quotas payants concerneront donc essentiellement les producteurs d’électricité, qui annoncent déjà une augmentation des tarifs de 10 à 15%. Il y a fort à parier que cette hausse sera essentiellement supportée par les ménages et les collectivités, qui, eux, ne peuvent pratiquer la «  fuite de carbone » et constituent un marché totalement captif.

A l’inverse, les multinationales sont les grandes gagnantes de cette realpolitik environnementale, à l’image d’Arcelor-Mittal qui engrange des profits records en 2007 - 30% de hausse, à plus de dix milliards de dollars -, dont le principal propriétaire, M. Lakshmi Mittal, émarge au quatrième rang des plus grandes fortunes mondiales, et qui prévoit d’investir tout prochainement vingt milliards de dollars pour développer sa production en Inde, un pays qui n’a accepté aucun engagement chiffré de réduction de ses émissions.

Dans le même temps, les Etats européens font des efforts pathétiques pour tenter de conserver les bonnes grâces d’une industrie à la recherche des profits maximums. C’est le cas de la France, lorsque M. Nicolas Sarkozy se dit prêt à subventionner l’aciérie de Gandrange (Moselle) encore détenue par Arcelor-Mittal, ou de la Belgique, qui offre près de trois millions de quotas par an au groupe afin qu’il daigne maintenir son activité en Wallonnie1. Pathétique, car de telles mesures permettent au mieux de gagner du temps : la Chine ou l’Inde possèdent de tels avantages en termes de coût du travail et de laxisme environnemental que l’issue est connue d’avance.

La position de l’Union européenne sur l’allocation des quotas constitue donc un aveu. En dépit des grandes déclarations qui ont cours dans les sommets internationaux, la contrainte climatique n’est pas et ne sera pas opposable aux profits des entreprises. Pour les écologistes, la conclusion devrait sauter aux yeux : aucune politique environnementale digne de ce nom ne pourra être menée sans mettre un coup d’arrêt aux délocalisations. Ce qui revient à dire que l’ennemi numéro un, adversaire commun des mouvements sociaux et écologistes, s’appelle le libre-échange.

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