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La fable de la flexibilité, par Michel Husson.








6 janvier 2007.


A paraître dans un ouvrage de la Fondation Copernic.


L’économie dominante a réussi à élever au rang de loi économique cette idée selon laquelle la flexibilitéserait le meilleur moyen de créer des emplois et de faire reculer le chômage. Cette assertion, qui est tout simplement fausse, s’inscrit dans un long processus de validation des recommandations néo-libérales qui implique une régression de la réflexion économique.


La flexibilité de l’emploi après celle du salaire.

Durant de longues années le discours libéral a reposé sur une affirmation : le chômage est toujours le résultat de salaires trop élevés. Cet axiome a pu être habillé de justifications théoriques diverses, mais le fond se ramenait bien à cette idée simple. La modération salariale devait permettre de créer plus d’emplois, soit en améliorant la compétitivité, soit en favorisant l’usage du « facteur travail » plutôt que celui du « facteur capital ». Or, la modération salariale s’est instaurée depuis plus de 20 ans, sous forme de gel des salaires ou d’allégements de cotisations. Mais l’emploi n’a jamais été au rendez-vous, parce que l’enchaînement prévu ne pouvait fonctionner ni théoriquement ni pratiquement. Il est venu buter sur deux principaux obstacles. L’effet sur la compétitivité ne peut fonctionner que si un pays mène isolément cette politique ; mais si tous les pays d’une zone intégrée comme l’Europe, font la même chose en même temps, tous ne peuvent gagner les uns contre les autres, et le résultat d’ensemble est un ralentissement de la croissance et de l’emploi. Quant à la « substitution capital-travail », elle obéit à d’autres critères que le coût relatif du travail : à chaque moment, une technologie domine, à laquelle la concurrence conduit à s’adapter.

Résultat : les pays qui ont le mieux appliqué cette recette de la modération salariale ne sont pas ceux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la part des salaires dans le revenu national est restée à peu près constante, ce qui n’a pas conduit à des contre-performances dans ces deux pays souvent donnés en modèle. Dans tous les autres grands pays, la part des salaires a baissé, mais l’ampleur de ce mouvement ne permet pas de rendre compte de leurs performances relatives en matière d’emploi. Sur la période récente, c’est l’Allemagne qui a le plus contenu la progression des salaires, mais c’est aussi celui où le chômage a le plus nettement augmenté. La raison en est simple : ce que l’économie allemande a gagné en compétitivité sur le marché mondial a été compensé et au-delà par l’étouffement de la demande salariale sur le marché intérieur.

En réalité, le gel des salaires n’avait pas pour but de créer plus d’emplois mais d’installer une répartition des revenus défavorable aux salariés. Une fois ce résultat acquis, l’offensive néo-libérale s’est déplacée sur le terrain des dépenses sociales (santé, retraites) et du rapport salarial. Le principe « c’est la modération salariale qui permet de créer des emplois » a été remplacé par un nouveau : « c’est la flexibilité qui crée des emplois ». La réflexion sur l’emploi est en effet dominée depuis une quinzaine d’années par un modèle qui explique les différences de taux de chômage d’un pays à l’autre par des variables institutionnelles [1]. Il s’agit là d’un recyclage de la thèse de la modération salariale. Le chômage est toujours le résultat d’une baisse insuffisante des salaires, mais celle-ci est cette fois expliquée par des variables institutionnelles qui rendent compte de la rigidité du marché du travail. Les recommandations n’ont pas fondamentalement changé : il s’agit toujours de préconiser un ajustement à la baisse des salaires, mais elles sont dorénavant ciblées sur ce qui fait obstacle à cet ajustement. Les coupables désignés sont, d’un côté, tous les dispositifs qui freinent la fluidité du marché du travail et, de l’autre, tout ce qui permet aux chômeurs de ne pas accepter n’importe quel emploi à n’importe quel niveau de rémunération. Il faut donc flexibiliser le marché du travail et en même temps exercer une pression suffisante sur les chômeurs.

Il faut bien prendre la mesure de la régression que représente une telle approche. La régression sociale va de soi, mais il s’agit aussi d’une régression dans la manière d’aborder les problèmes économiques. L’erreur fondamentale des comparaisons fondées sur cette approche consiste à oublier le lien entre croissance et emploi d’un pays à l’autre. Il va pourtant de soi qu’un pays dont le PIB augmente à 3 % va créer a priori plus d’emplois que celui dont la croissance n’est que de 2 %. Et cette relation est très forte, et même plus forte que dans la décennie 1980 où elle s’était un peu distendue. Or, on l’oublie purement et simplement dans la théorie dominante aujourd’hui, de telle sorte que l’on confère aux autres facteurs explicatifs, de type institutionnel, un poids complètement surévalué. On va chercher à montrer que le chômage est plus élevé dans les pays où il est plus difficile de licencier, où les syndicats sont plus puissants et où les indemnités de chômage sont les plus généreuses. Des centaines d’économistes ne sont payés qu’à établir ce type de démonstration. Mais là encore, ils n’y réussissent ni théoriquement, ni pratiquement. D’un point de vue théorique, encore une fois, ce modèle est absurde : il suppose que, pour une croissance donnée, un pays peut créer beaucoup ou peu d’emplois en fonction uniquement du degré de réglementation du marché du travail, ce qui est évidemment absurde. Et les vérifications empiriques font elles aussi long feu.


Les pays flexibles réussissent-ils mieux ?

Au début des années 1990, la France, le Royaume-Uni et le Danemark avaient à peu près le même taux de chômage. Mais s’il est resté au même niveau en France, il a été réduit de moitié dans les deux autres pays. Conclusion : le marché du travail fonctionne mieux au Danemark et au Royaume-Uni, et il faudrait donc s’inspirer de ces « modèles ». Mais les performances du Royaume-Uni ne peuvent être imputées au mode de fonctionnement, effectivement plus flexible, du marché du travail. En premier lieu, ce pays a connu sur la dernière décennie une croissance supérieure de près d’un point à celle de la France. Toutes choses égales par ailleurs, il n’est donc pas surprenant que le Royaume-Uni crée plus d’emplois. Et ce surcroît de croissance renvoie à d’autres facteurs que la flexibilité du marché du travail, et notamment à la relance des dépenses publiques ; on constate par exemple que « deux tiers des emplois créés entre 1998 et 2005 l’ont été dans le secteur public » [2]. Enfin, la baisse du taux de chômage s’explique en grande partie par la quasistagnation de la population active.

Le Danemark présente une configuration analogue, à ceci près que sa croissance a été comparable à celle de la France. La division par deux du taux de chômage danois ne peut s’expliquer par un plus grand dynamisme de l’emploi. Au contraire, le Danemark a créé moins d’emplois que la France sur la dernière décennie : environ 5 % contre 10 %. Comment expliquer alors que le taux de chômage a baissé au Danemark mais pas en France ? La clé de ce mystère est à trouver, là encore, du côté de la population active : « grâce à la progression des préretraites et des congés maladie de longue durée, le taux d’activité danois (la proportion de personnes en âge de travailler, qui travaillent ou recherchent un emploi), a fortement chuté entre 1990 et 2004 (...) Aujourd’hui 20 % des Danois entre 15 et 64 ans sont sortis du marché du travail grâce à ces dispositifs » [3].

Le contre-modèle allemand devrait aussi faire réfléchir. C’est l’un des pays européens qui est allé le plus loin sur la voie des réformes. Depuis la fin des années 1990, la modération salariale a permis une récupération significative de la compétitivité et un train de réformes successives a profondément modifié le fonctionnement du marché du travail. Cette orientation a certes contribué au dynamisme des exportations mais, en bloquant le marché intérieur, elle a conduit à une dégradation de la croissance et de l’emploi.


Plus de flexibilité pour plus d’emplois ?

Le débat sur le lien entre flexibilité du marché du travail et emploi est obscurci par une confusion entre deux questions qu’il faut soigneusement distinguer. La première est de savoir si la flexibilisation du marché du travail modifie son degré de réactivité. La seconde concerne son effet sur le volume de l’emploi. Sur le premier point, on pourrait admettre que la flexibilité augmente la vitesse d’ajustement de l’emploi à la demande. Ne craignant pas les obstacles aux licenciements, les employeurs embaucheraient plus rapidement quand leurs carnets de commande se remplissent. La flexibilité serait donc associée à une plus grande rotation sur le marché du travail. Pourtant cette évidence ne va pas de soi, et les auteurs d’une étude [4] constatent qu’on ne trouve pas « de véritable support à l’hypothèse selon laquelle une réglementation plus "libérale" du marché du travail conduit à plus de flexibilité salariale et à un ajustement plus rapide de l’emploi au niveau macroéconomique. » Ils notent par exemple que le délai d’ajustement de l’emploi est comparable en France, aux Pays-Bas et en Italie alors que ces pays ont des niveaux de réglementation très différents. Bref, « les différences d’ajustement entre pays européens ne recoupent pas les disparités institutionnelles ». Les économistes du CEPII en déduisent qu’il serait « périlleux » de vouloir améliorer la flexibilité en déréglementant le marché du travail.

Et même si l’on admettait une telle liaison entre flexibilité et rotation de la main-d’oeuvre, ce serait une erreur d’en déduire que la flexibilité pourrait être une source de créations d’emplois. Celles-ci pourraient être plus rapides lorsque la demande croît, mais les destructions d’emplois seraient elles aussi plus rapides lors des phases de ralentissement ou de baisse de la demande. Le profil du cycle de productivité serait modifié mais il n’y a aucune raison de postuler un effet net positif sur les créations d’emplois à moyen terme.

L’OCDE calcule depuis 1999 un indice synthétique (LPE) qui mesure le degré de flexibilité. Il permet de distinguer trois groupes de pays en Europe. La France se trouve, avec les pays scandinaves et méditerranéens, dans la catégorie des pays « rigides », tandis que le Danemark, la Suisse, l’Irlande et le Royaume-Uni sont les pays les plus « flexibles ». Mais il n’est pas pour autant possible d’établir un lien entre cet indicateur et les performances d’emplois, comme le reconnaissait déjà l’OCDE dans ses Perspectives de l’emploi de 1999 : « les raisons pour lesquelles certains pays parviennent à concilier une réglementation sévère et un faible taux de chômage n’ont pas été éclaircies ». Cinq ans plus tard, l’OCDE découvre dans ses Perspectives de l’emploi de 2004 que la législation protectrice de l’emploi « protège l’emploi » mais que son effet sur le chômage est « ambigu » : « les nombreuses évaluations auxquelles cette question a donné lieu conduisent à des résultats mitigés, parfois contradictoires et dont la robustesse n’est pas toujours assurée ». On ne peut donc mettre en lumière un effet positif des fameuses « réformes structurelles des marchés du travail » sur l’emploi. En revanche, la précarisation, à laquelle se ramènent au fond ces réformes, frappe spécialement les jeunes et les femmes, qui « pourraient donc être affectés de manière disproportionnée », et l’OCDE va jusqu’à admettre que la différence de traitement entre emplois permanents et temporaires pourrait conduire à « une accentuation de la dualité du marché du travail ».

Il ne faut donc pas s’étonner que les vérifications concrètes ne fonctionnent pas. Un travail récent [5] s’est attaché à faire le bilan de toutes les études qui expliquent le taux de chômage par les législations protectrices de l’emploi (LPE). Il montre que ces travaux ont été « guidés par la volonté de vérifier ou confirmer la théorie reçue, plutôt que de la confronter à un point de vue critique ». Les faits à expliquer sont complexes : une augmentation générale des taux de chômage, avec une grande dispersion entre pays, jusqu’au milieu des années 1990, suivie d’une baisse et d’une moindre dispersion. Ces grandes tendances affectent des pays très différents du point de vue de la législation du travail : Royaume-Uni, Canada, Allemagne, Danemark, pays scandinaves. Pour les expliquer, il faudrait des données institutionnelles très précises. Mais « c’est une caractéristique frappante de cette littérature que peu d’attention ait été accordée à la qualité des données ». Certes, elles ont été étendues à une période plus longue, mais avec des résultats calamiteux, car le nombre de variables institutionnelles significatives « s’est effondré » dans les études les plus récentes, et notamment celle qui a servi de référence aux dernières Perspectives de l’emploi de l’OCDE.

Compte tenu du rôle central accordé à ces variables, les naïfs pourraient penser qu’elles permettent d’établir des relations solides. Il n’en est rien et l’ensemble de cette littérature - en dépit de sa sophistication technique - est très largement bidonnée : les effets repérés manquent de robustesse et les coefficients, ainsi que leur degré de significativité, varient largement d’une étude à l’autre. La seule exception porte sur le lien entre taux de chômage et générosité de l’indemnisation, mais personne ne s’est pose la question de savoir dans quel sens fonctionne cette relation : tout suggère que c’est la montée du taux de chômage qui conduit à une plus grande générosité, et non l’inverse.

De manière globale, les affirmations péremptoires de ces études reposent plus sur « la présomption orthodoxe initiale quant à l’existence d’une relation forte plutôt que sur la démonstration statistique ». Il existe donc « un contraste frappant entre la fragilité des résultats » et la conclusion selon laquelle les rigidités sont la cause du chômage. Les auteurs concluent sous forme de litote en disant que « les réformes qui réduisent le bien-être d’un grand nombre de travailleurs ne devraient être mises en oeuvre que s’il existait une preuve convaincante des bienfaits à en attendre ».

Il est possible d’aller plus loin, en esquissant deux propositions. La première est que l’emploi ne dépend pas de l’environnement institutionnel mais de deux choses : d’abord des performances macroéconomiques (croissance, productivité, durée du travail) et ensuite du mode de distribution plus ou moins égalitaire des gains de productivité. La montée du chômage s’explique fondamentalement par la ponction croissante des revenus du capital. Les conditions institutionnelles déterminent la possibilité de passer à un régime plus inégalitaire, et la vitesse à laquelle s’effectue ce passage. Une forte réglementation du marché du travail est de ce point de vue un obstacle à la précarisation et à l’ouverture (dans les deux sens) de l’éventail des salaires. Ensuite, l’environnement institutionnel de chaque pays va déterminer la manière dont la charge de chômage va se répartir en combinant plusieurs formes : sorties du marché du travail vers des statuts particuliers (pré-retraites, invalidité, etc.), recours à la précarité et au temps partiel, éclatement des statuts à l’intérieur du salariat, etc.

La seconde conclusion est que toute cette littérature n’est qu’une vaste entreprise de légitimation des politiques libérales au nom de l’emploi, alors que leur véritable objectif est de préserver voire développer les privilèges des couches sociales qui ont profité de la montée du chômage, quitte à dégrader toujours plus les conditions générales d’emploi.

Le débat public sur l’emploi et le chômage est aujourd’hui plombé par cette idée fausse selon laquelle débat public un pays compte d’autant moins de chômeurs que son marché du travail est plus flexible. Il faut y ajouter une autre erreur, celle de la « transposition sélective », qui consiste à ne retenir d’un pays que « ce qui marche » (par exemple la flexibilité) en oubliant tout ce qui garantit la cohérence du modèle (par exemple la sécurité). Rompre avec ces fables de la flexibilité est donc un préalable à la mise en oeuvre d’un programme anti-chômage conséquent.

Michel Husson


Michel Husson, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES ( Institut de recherches économiques et sociales).
Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ Etat social" La Découverte.
-Lire des ouvrages en lignes ICI.




- Travail Chômage et Société : Les statistiques sont plus tenaces que certains discours.



Depuis le 3 janvier, la durée du travail n’est plus contrôlable en France, par Bruno Labatut-Couairon.


Le coup de Trafalgar caché contre le Code du travail et le programme de Sarkozy, par Matti Altonen.

Les chômages invisibles : note n° 1, par Collectif « Autres Chiffres Du Chômage ».




 Photo : Manifestation contre le chômage et la précarité à l’appel des associations de chômeurs. Paris le 03.12.2005.
Auteur : Gabriel Laurent

 Source : Photothèque du mouvement social
© Copyright 2004
www.phototheque.org


[1Richard Layard, Stephen Nickell & Richard Jackman, Unemployment : Macroeconomic Performance and the Labour Market, Oxford University Press, 1991 ; pour une critique de cette approche : Michel Husson, Pourquoi les taux de chômage diffèrent en Europe, La Revue de l’IRES n°32, 2000, http://hussonet.free.fr/caesup.pdf.

[2Florence Lefresne, « Le modèle britannique permet-il de créer des emplois ? » in Michel Husson (dir.), Travail flexible, salariés jetables, La Découverte, 2006.

[3Thomas Coutrot, « Une "flexicurité" à la française ? » in Michel Husson, op.cit.

[4Loïc Cadiou et Stéphanie Guichard, Les implications macroéconomiques de la diversité des marchés du travail, CEPII, document de travail n° 11, 1999, http://hussonet.free.fr/cepii910.pdf.

[5David R. Howell, Dean Baker, Andrew Glyn & John Schmitt, Are Protective Labor Market Institutions Really at the Root of Unemployment ? July 2006, http://hussonet.free.fr/howell14.pdf.


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