Le sous-collectif contre-culture ne pouvait décemment s’épargner l’analyse d’un film aussi influent dans l’imaginaire de la jeunesse populaire. En effet, il est frappant de constater que, près de quarante ans après sa sortie (1984), les rappeurs contemporains y font référence de façon récurrente dans leurs morceaux. La cause principale réside sans doute dans un processus d’identification : le protagoniste, Tony Montana, incarne la figure de l’immigré parti de rien et qui a réussi (au sens bourgeois du mot « réussite », c’est-à-dire l’accumulation du capital). Or, en l’absence de perspectives d’émancipation par la lutte collective, comment s’étonner qu’une partie de la jeunesse populaire, qui aspire à améliorer ses conditions d’existence, soit tentée de suivre un tel exemple, ne serait-ce que de manière fantasmée ?
Assurément, c’est peu dire que ce film véhicule des valeurs qui sont aux antipodes de celles que prônent les communistes. Néanmoins, s’il a pu traverser le temps, et s’il est toujours considéré comme une référence majeure du cinéma, c’est précisément parce qu’il a de réelles qualités artistiques qui le rendent emblématique de ce tournant néolibéral qu’a connu le capitalisme au cours des années 70-80. En effet, ce qui fait la beauté de ce film, c’est son esthétique baroque. Et comment imaginer une représentation aussi parfaite de la violence, de la permissivité et de la dérégulation qui caractérisent le capitalisme dans sa phase néolibérale ? Par ailleurs, cette esthétique est certainement la mieux à même de mettre en valeur l’aspect kitsch des décors qu’on retrouve aussi bien dans la villa de Tony que dans les discothèques et les restaurants qu’il fréquente : là encore, le mauvais goût et le caractère factice de ces imitations d’architecture classique en disent long sur ce monde d’illusions et de décadence morale.
Aussi, comme toute véritable œuvre d’art, Scarface est un film qui peut être sujet à diverses interprétations. En termes d’écriture, le scénario de ce film est relativement similaire à la trame d’une tragédie grecque. Celle-ci représente généralement un héros dont la démesure (hybris) le pousse à violer les lois de la Cité, ce qui le conduit fatalement à connaître un destin tragique. C’est précisément cette lecture qu’il est intéressant d’avoir d’un point de vue marxiste. Car la Cité dont il est question ici n’est peut-être pas tant l’Amérique bourgeoise (dont il ne respecte certes pas la loi formelle, mais dont il suit parfaitement les règles informelles), mais plutôt Cuba socialiste. En effet, ceux qui ont visionné le film se rappelleront certainement que celui-ci est introduit, lors du générique du début, par un discours de Fidel Castro qui fustige la pègre de l’île comme un élément étranger et nuisible à la Révolution, pour justifier sa décision de contraindre les malfrats qui la composent à l’exil (mesure de clémence, quand on sait les méfaits qu’ils ont causés au peuple cubain).
Tony Montana incarne précisément ce lumpenprolétariat qui rechigne à se plier aux règles du socialisme. La construction du socialisme exige des hommes libres, au sens que Rousseau donnait à la liberté, c’est-à-dire la capacité d’obéir à la loi qu’on s’est soi-même prescrite. Or, Tony est un personnage maladivement impulsif, incapable d’autocritique, et qui est esclave de ses passions. En ce sens, il n’est pas tant un homme qu’un enfant, ce qui le rend inapte à l’exercice d’une quelconque citoyenneté, en dépit de sa prétention grotesque au titre de réfugié politique que les autorités étasuniennes étaient promptes à accorder aux petits malfrats de la pègre cubaine. C’est précisément l’orgueil, l’ambition et l’égoïsme qui poussent Tony à refuser de servir l’intérêt général, comme l’exige l’exercice de la citoyenneté dans le cadre du socialisme, et au contraire, à lui nuire. Par conséquent, l’exil constitue le point de non-retour par lequel débute son destin tragique : c’est sa mentalité bourgeoise qui le conduit à se retrouver livré à lui-même dans un monde bourgeois où il lui sera permis d’assouvir toutes ses pulsions, ce qui le conduira inévitablement à sa perte.
Cependant, si Tony est le héros de cette tragédie, c’est bien Sosa qui est le véritable maître des horloges, le dieu cruel qui punira le héros pour sa démesure. Et ce n’est pas un hasard : Sosa est l’incarnation de la grande bourgeoisie monopoliste. Lors de la première rencontre entre lui et Tony, le contraste saisissant entre les deux personnalités fait particulièrement ressortir son ethos de grand bourgeois flegmatique et machiavélique. En effet, son éducation de classe fait que, d’une part, il sait maîtriser ses passions et les canaliser, et d’autre part, il est prêt à employer tous les moyens nécessaires (y compris les plus abjects) pour étendre son empire.
« The World Is Yours », c’est le slogan publicitaire de la Panamerican Airlines que Tony contemple dans la nuit après avoir tué Frank Lopez, son ancien patron ; scène à partir de laquelle il entame son ascension fulgurante. Et le même slogan apparaît en écho dans la scène finale après que la vengeance de Sosa s’est abattue sur Tony par le biais de ses sbires. « The World Is Yours », c’est la promesse faite par l’idéologie néolibérale aux classes non-monopolistes. Mais la chute du héros révèle précisément le caractère mensonger de cette promesse, et la contradiction entre le mirage de la réussite (au sens d’accumulation du capital), que la bourgeoisie s’emploie à faire miroiter à la population, et la réalité sociale d’une grande bourgeoisie monopoliste qui ne recule devant aucun procédé pour conserver jalousement sa place et ses privilèges.