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Cambodge et Khmers rouges… ou comment l’Occident réécrit l’histoire

J’ai fait tout le chemin jusqu’ici pour visiter le camp du dernier chef militaire des Khmers rouges, Ta Mok, le chef de l’armée, connu sous le nom de « Frère numéro cinq » ou « le Boucher ». C’est là qu’il a vécu et c’est de là qu’il commandait à ses troupes. Ta Mok, le bras droit de Pol Pot. Ta Mok, qui a divisé le mouvement, mis Pol Pot en résidence surveillée et qui, très probablement, l’a empoisonné. Ta Mok qui commandait une armée de plusieurs milliers de loyalistes Khmers rouges, entre 1979, lorsque les forces vietnamiennes ont évincé son mouvement du pouvoir, et 1999, quand il a été capturé par les forces gouvernementales. Ta Mok qui est mort en détention en 2006, sans jamais avoir été réellement jugé ou condamné.

San Reoung, l’homme qui assurait la sécurité personnelle de Ta Mok, son garde du corps qui a vécu avec lui pendant des années, nous attend. Il lui manque la jambe gauche, ce qui est commun parmi les civils et les combattants cambodgiens de son âge. Ta Mok aussi avait perdu une jambe dans les combats. Il n’y a en fait qu’une seule chose que je veuille savoir de lui : à quel point les Khmers rouges étaient-ils communistes, et était-ce l’idéologie, l’idéologie marxiste, qui avait attiré de simples paysans dans les rangs du mouvement ?

San Reoung réfléchit un moment, puis répond, en pesant chaque mot : « Ce n’était vraiment pas une affaire d’idéologie... Nous n’en connaissions pas grand-chose. Moi, par exemple, j’étais très en colère contre les Américains. Je suis devenu soldat à l’âge de 17 ans. Et mes amis étaient très en colère, eux aussi. Ils ont rejoint les Khmers rouges pour combattre les Américains, et en particulier la corruption de leur marionnette, le dictateur Lon Nol, à Phnom Penh. »

Je lui demande si les gens de la campagne étaient au courant de ce qui se passait dans la capitale, avant que les Khmers rouges ne prennent le pouvoir ? « Bien sûr qu’ils l’étaient. Les États-Unis ont donné tellement de soutien, tellement d’argent au régime corrompu de Lon Nol. Tout le monde savait à quoi allait l’argent : d’innombrables fêtes somptueuses, des prostituées de fantaisie... Les bombardements américains avaient écrasé nos campagnes sous les bombes. Des centaines de milliers de personnes étaient mortes. Les gens sont devenus fous, ils étaient indignés. Et c’est ce qui a fait que beaucoup d’entre eux ont rejoint les Khmers rouges. »

« Pas à cause de l’idéologie marxiste ? » ai-je demandé à nouveau. San Reoung répond immédiatement : « Bien sûr que non. La grande majorité n’avait aucune idée de que qu’était le marxisme, ils n’en avaient jamais entendu parler. »

Ayant travaillé durant de nombreuses années dans cette partie du monde, j’ai fini par comprendre que toutes les réponses aux questions importantes sur le Cambodge et son passé se trouvent dans les campagnes. L’Occident, durant des décennies, a réussi à corrompre Phnom Penh, en achetant quasiment tous ceux qui comptaient là-bas, pour qu’ils répètent et peaufinent un récit falsifié et stéréotypé.

Les ONG, les journalistes : tous ils parlent haut et fort du génocide « communiste » au Cambodge. C’est devenu un boulot bien rémunéré, la source d’un flux incessant de financement, un mensonge complexe soutenu par la machine de propagande occidentale, les universités et la presse grand public. Les Khmers rouges étaient une force brutale, bien sûr, mais certainement pas un monstre génocidaire « communiste ». Et ils ne sont pas tombés du ciel.

Sur la route du temple de Preah Vihear, où l’on s’est battu et où le sang a coulé, à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, je retrouve Song Heang, qui travaille pour une modeste organisation caritative australienne, qui bâtit de petites bibliothèques rurales destinées aux enfants. Il déteste les Khmers rouges. Mais il admet immédiatement qu’il n’y avait pas grand chose de « communiste » chez eux : « Enfant, je vivais au bord du fleuve Mékong, dans le village de Prek Tamak, à 65 kilomètres environ de Phnom Penh. Quand les Américains bombardaient, tout s’arrêtait et les gens étaient pétrifiés... Là-bas, ils utilisaient ces avions très rapides, des avions de chasse ; et les populations locales les appelaient « Amich » : les rapides... Beaucoup de gens, alors, ont rejoint les Khmers rouges. Ils ne savaient pas ce qu’était le communisme. Tout ce qu’ils savaient, c’était l’horreur du gouvernement pro-occidental à Phnom Penh ».

Je demande : « Pourquoi les gens de Phnom Penh ne cessent-ils de répéter que Pol Pot a mené un « génocide communiste » ? Pourquoi, comme dans le reste de l’Asie du sud-est, la Chine est-elle diabolisée ? Et pourquoi le Vietnam lui aussi est-il diabolisé ? »

« Nous sommes un pays très pauvre », répond Song Heang. « Et si les gens à Phnom Penh touchent de l’argent, eh bien, ils aiment cet argent, c’est tout, et ils disent exactement ce qu’on les paie pour dire. Et les Etats-Unis et l’Union européenne mettent sur la table beaucoup d’argent quand ils veulent obtenir certaines déclarations. »

À Phnom Penh, je rencontre Hun Sen, à la fois un ancien chef de bataillon des Khmers rouges et un champion du « marché libre et de la démocratie libérale multipartis ». Bien qu’il le critique périodiquement pour diverses violations des droits de l’homme, l’Occident se montre généralement satisfait de son « fondamentalisme » de marché, tel qu’il l’applique dans le pays, ainsi que de la quasi-absence de politiques sociales cohérentes.

Il me raconte comment un grand nombre de « conseillers », en particulier de l’Union européenne, « façonnaient le cours » de l’économie cambodgienne, et de la société cambodgienne en général. Nombres d’entre eux sont là pour conseiller le gouvernement et les innombrables ONG sur la manière de gérer l’économie et l’État. Il est clair que ce genre de conseils conduit la plupart du temps à des « projets » uniquement basés sur les théories favorables au libre marché. En conséquence, seule une très faible part du produit de la croissance économique se retrouve dans les poches des pauvres, qui constituent pourtant la grande majorité des Cambodgiens.

Le musée Tuol Sleng (musée du génocide), installé dans une ancienne école secondaire, raconte la brutalité débridée et le sadisme des cadres khmers rouges. En 2009, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a inscrit le musée Tuol Sleng au Registre de la « Mémoire du Monde ». Après le 17 avril 1975, les salles de classe de l’école secondaire Tuol Svay Prey étaient devenues le principal centre de torture et d’interrogatoire des Khmers rouges, connu sous le nom de prison de haute sécurité 21, ou tout simplement le S-21. C’est là que des hommes et des femmes étaient enchaînés et roués de coups, que les femmes avaient leurs mamelons arrachés par des pinces, que des fils électriques étaient appliqués aux organes génitaux. Après la confession (et l’on n’avait d’autre choix que d’avouer, pour que cesse l’insupportable torture), la plupart des hommes, des femmes et des enfants qui passaient par cette institution de l’horreur finissaient dans le camp d’extermination de Choeung Ek, où l’exécution était presque certaine. On dit que 20 000 personnes sont mortes après avoir été interrogées au S-21.

Dans une tentative folle pour donner une structure à la sauvagerie, les Khmers rouges documentaient chaque cas, photographiant tous les hommes et toutes les femmes détenus juste après leur arrestation, avant la torture, puis reprenant des photos de certains après leur interrogatoire sauvage.

Mais parmi la plupart des survivants khmers à qui j’ai parlé, il y a un consensus pour estimer que la majorité des gens est morte non à cause de l’idéologie communiste, ni non plus parce que des ordres directs auraient été donnés de Phnom Penh afin d’exterminer des millions de personnes, mais parce que des dirigeants et des cadres locaux dans les provinces ont perdu les pédales, et ont assouvi une vengeance personnelle sur les citadins déportés et sur les « élites » à qui l’on reprochait à la fois les sauvages bombardements américains du passé, et un soutien à la dictature pro-occidentale de Lon Nol, aussi corrompue que féroce.

Il ne fait aucun doute que la grande majorité de ceux qui sont morts au cours de cette période (entre un et deux millions de personnes) ont été victimes des bombardements américains, de famines liées à ces bombardements et du fait d’être devenus des déplacés intérieurs (environ 2 millions de personnes sont devenues des réfugiés dans leur propre pays, manquant de soins médicaux, de nourriture, et ayant à endurer des conditions de vie abominables).

Les médias occidentaux grand public ne mentionnent que très rarement le fait qu’un nombre important de personnes a disparu à la suite des tapis de bombes américaine, l’US Air Force avait secrètement bombardé le Cambodge en utilisant des B-52, et ce depuis mai 1969. On a appelé cela « Opération Menu » (petit déjeuner, déjeuner, dîner, casse-croûte, dessert et souper). Et l’on sait même maintenant, par de nouveaux éléments de preuve tirés de documents déclassifiés (en 2000, par l’administration Clinton), que l’Air Force avait déjà commencé à bombarder les régions rurales du Cambodge, le long de la frontière avec le sud-Vietnam, dès 1965, sous l’administration Johnson. Les « Menus » n’ayant ensuite été que des escalades brutales dans l’assassinat de masse de civils sans défense.

Face à la défaite au Vietnam en 1973, les impitoyables « tapis de bombes » ont été exécutés afin de soutenir le régime de Lon Nol. L’historien David P. Chandler écrit :

« Quand le Congrès des États-Unis a mis fin à la campagne militaire à la fin de l’année, les B-52 avaient déversé plus d’un demi-million de tonnes de bombes sur un pays avec lequel les Etats-Unis n’étaient pas en guerre ; plus de deux fois le tonnage largué sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. »

La guerre au Cambodge était connue comme « l’attraction » par les journalistes qui couvraient la guerre du Vietnam et par les décideurs américains à Londres. Pourtant, les bombardements américains au Cambodge ont dépassé en intensité tout ce qui ne fut jamais exécuté au Vietnam ; près de 500 000 soldats et civils ont été tués en 4 ans, sur le territoire de ce petit pays. Comme je l’ai mentionné précédemment, cela a aussi été cause de ce qu’environ 2 millions de réfugiés ont fui les campagnes pour la capitale.

La barbarie des bombardements, le déplacement de millions de personnes, et le ressentiment envers le régime pro-occidental corrompu à Phnom Penh, voilà qui a ouvert la voie à la victoire des Khmers rouges et à une campagne de vengeance féroce. Ce ne fut pas le « génocide communiste » ; ce fut l’Empire assassinant des millions de victimes en Indochine, en toute impunité et sans le moindre égard pour ce « dépeuplement », puis la vengeance aveugle et brutale de ces gens désespérés qui avaient tout perdu.

Et surtout, ne pas oublier le 30 septembre 1965 ni le 29 juin 1966.

http://2ccr.unblog.fr/2014/09/30/le-30-septembre-1965/

http://2ccr.unblog.fr/2014/06/29/le-29-juin-1966/

« Malgré tous les beaux discours, l’objectif de la plupart des écoles, y compris les universités, est le conditionnement social plutôt que le développement de l’individu. » ... René DUBOS

source : Les 7 du Québec

»» https://reseauinternational.net/cam...
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