7 juillet 2006
Le 26 juin dernier, les deux individus les plus riches du monde ont fait l’actualité ensemble. Le premier, Bill Gates, dirige une fondation caritative à laquelle le second, Warren Buffett, a promis une grande part de sa fortune. A première vue, la générosité de ces deux philanthropes est une bonne nouvelle pour tous. Pourtant on sent bien confusément que quelque chose ne tourne pas rond...
La fortune de Bill Gates, fondateur de la multinationale informatique Microsoft, s’élève à 50 milliards de dollars. Elle fut acquise grâce à une démarche très agressive dans le but d’imposer partout dans le monde un système d’exploitation (que les mots sont cruels !) et des logiciels très coûteux et loin d’être parfaits. Celui qui achète aujourd’hui un ordinateur grand public est pris dans le piège Microsoft, et il faut une volonté de fer pour en sortir. Il rejoindra les millions d’individus contraints d’appuyer sur « Démarrer » pour arrêter son ordinateur...
De ce fait, la fondation Bill et Melinda Gates dispose d’environ 30 milliards de dollars qu’elle consacre à l’amélioration du secteur de la santé et au développement technologique des pays pauvres. Les esprits sceptiques remarqueront que, pour boucler la boucle, ce développement se fera sans doute avec des logiciels Microsoft...
La fortune de Warren Buffett, de l’ordre de 44 milliards de dollars, provient de secteurs économiques plus classiques comme l’alimentation (sodas au cola, crèmes glacées) ou l’assurance. Sur ses vieux jours, ce « requin » des affaires a promis de donner à terme 85% de sa fortune à des fondations, dont plus de 30 milliards de dollars à la fondation Gates. Un record qui ferait presque passer les Rockefeller, Carnegie ou Ford pour des petits joueurs...
Avec de tels fonds propres, le budget annuel de la fondation Gates va doubler, pour atteindre environ 3 milliards de dollars. C’est cinq fois celui de l’Unesco, l’institution des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. C’est presque autant que le budget 2006-2007 de l’Organisation mondiale de la santé (3,3 milliards de dollars)... Néanmoins, cela ne va pas suffire à colmater les brèches financières : chaque année, les gouvernements des pays en développement remboursent 200 milliards de dollars à de riches créanciers, sans doute eux aussi très généreux, au titre du service de la dette...
Si le montant du don Buffett annoncé est exceptionnel, les annonces de ce type de la part d’individus fortunés se multiplient. Mais cette course au gigantisme du don ne révèle-t-elle pas la faillite de l’organisation collective de la solidarité ? Sans le moindre contrôle sur l’utilisation de ces dons, le risque est grand que là encore, les projets visibles et immédiatement rentables soient sélectionnés, sans une analyse globale de long terme suffisante. Bill et Melinda Gates se sont d’ailleurs déclarés « impressionnés par la décision de notre ami Warren Buffett d’utiliser sa fortune au traitement des inégalités les plus criantes au monde ». Les inégalités moins criantes doivent-elles alors être acceptées ?
Dans l’économie mondialisée, le principe même de la solidarité entre les êtres humains est en cours de confiscation par une poignée d’individus, avec la passivité complice des États. Après avoir considéré que tous les coups étaient permis pour faire fortune, les plus forts à ce jeu peuvent décider de la façon dont il convient de venir en aide aux plus nécessiteux sur la planète. Qui demande l’avis des premiers concernés, les plus démunis ? La lutte contre la pauvreté peut-elle légitimement être confiée aux plus riches ? Et d’ailleurs, est-ce normal que la fortune des deux personnes les plus riches au monde soit quatre fois plus importante que l’aide publique au développement annuelle des pays riches à l’égard des 50 pays les moins avancés ?
La responsabilité des États est clairement engagée car les politiques néolibérales qu’ils appliquent depuis les années 1980 sabotent tout système de sécurité sociale, les faisant renoncer à leur rôle de garant du bien collectif et de la justice sociale. En France, des initiatives comme le Téléthon, l’Opération pièces jaunes ou les Restos du coeur se substituent à l’État en ce domaine et font porter l’effort financier de la solidarité sur une large part de la population attendrie. L’une de ces opérations est même organisée par l’épouse du chef de l’État, révélant la duplicité du pouvoir politique...
Les raisons qui ont permis à Gates et Buffett de faire fortune, et donc de paraître infiniment généreux en bout de course, sont celles qui ont plongé des milliards d’êtres humains dans le besoin et la pauvreté. La recherche maximale du profit a mené le monde dans une impasse. Avec la réduction du rôle des États et la toute-puissance des donateurs privés, les plus pauvres vont être contraints, comme au Moyen-Age, de compter sur la générosité du seigneur protecteur ou de périr. Ce recul intolérable est orchestré en coulisses par la logique de la dette, subtil instrument d’oppression, qui organise un colossal transfert de richesses des populations du Sud vers les créanciers en même temps qu’un transfert de la prise de décision vers le FMI, la Banque mondiale, les grandes puissances et les entreprises multinationales. Pour mettre fin au hold-up actuel sur la solidarité au niveau mondial, cet esclavage de la dette doit être aboli. Il sera alors possible de remettre en cause ce modèle économique néolibéral qui organise structurellement une injuste répartition de la richesse dont l’hyperfortune de Gates et Buffett n’est que la partie visible.
Damien Millet, président du CADTM France (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org), co-auteur de la bande dessinée Dette odieuse, CADTM/Syllepse, 2006.
– Source : www.lagauche.com
« Banque mondiale : le coup d’Etat permanent », le nouveau livre du CADTM.