Le constat s’impose d’une politique scolaire incapable de rendre effective l’égalité de réussite qu’elle promet.
Au contraire, tout converge vers une croissance des inégalités : l’insuffisance des moyens du service public, un soutien à l’école privée qui ne cesse de réduire la mixité scolaire, l’appui aux start-up de l’éducation comme aux grands groupes internationaux pour développer des actions de soutien scolaire, d’orientation, d’accompagnement des apprentissages, la délégation de la formation professionnelle aux entreprises privées aux dépens des lycées professionnels publics.
Blanquer et l’éducation à plusieurs vitesses
Depuis mars dernier, Jean-Michel Blanquer a cherché à instrumentaliser la crise pour accélérer encore davantage ces orientations, laissant miroiter les vertus idéalisées d’une modernité numérique ou d’un transfert de l’action publique aux initiatives locales (2S2C).
C’est bien l’école unique, laïque et gratuite qui est menacée et ses valeurs d’égalité d’accès aux savoirs et à la culture commune, au profit d’une éducation à plusieurs vitesses. En réduisant le service public à un service minimal, cette politique pousse les familles qui en ont les moyens à recourir à une multitude de services marchands, voire à inscrire leurs enfants dans des écoles privées. À quel prix – financier, mais aussi humain – ces enfants-là pourront-ils devenir les vainqueurs de la compétition scolaire ? Et quelle perspective pour les vaincus ?
Une volonté déterminée d’égalité
« Lire, écrire, compter, respecter autrui. » Le ministre promeut pour les enfants des classes populaires une école obligatoire réduite à quelques compétences jugées plus fondamentales que les autres, suffisantes pour occuper les emplois les moins qualifiés et les plus mal payés. De l’autre côté, la maîtrise des savoirs complexes réservés aux « premiers de cordée », dans une perspective utilitariste, selon les besoins des entreprises. Au nom de l’égalité des chances et de la promotion des facultés individuelles, l’accès aux hautes études ne concernera que quelques enfants des milieux populaires, perpétuant et renforçant ainsi les inégalités scolaires et sociales.
Nous affirmons au contraire que nous avons besoin d’une école publique, qui transmette à tous les élèves une culture commune, facteur de cohésion sociale, et qui permette à tous et toutes de s’approprier des savoirs complexes, considérés comme des biens communs, indispensables pour faire face aux enjeux de notre siècle. Nous affirmons une volonté déterminée d’égalité, valeur indispensable dans une société démocratique.
Réorienter l’argent vers les services publics
Dans cette optique, il est indispensable de donner à l’école les moyens dont elle a besoin, grâce à un plan de recrutement de personnels à la hauteur des besoins, grâce à l’aménagement de nouveaux locaux, à la dotation des outils matériels nécessaires. Le but n’est pas de bricoler des dispositifs dans l’urgence mais bien d’investir, « quoi qu’il en coûte », dans notre système éducatif, de la maternelle à l’université, notamment pour réduire durablement les effectifs dans les classes et ainsi favoriser les apprentissages. Les milliards soudainement débloqués pour sauver la finance montrent que c’est possible, en réorientant l’argent vers les services publics.
C’est à l’État d’apporter à l’école les moyens supplémentaires dont elle a besoin, dans un cadre national. Les réformes successives qui ont consisté à confier aux collectivités territoriales et au secteur privé des responsabilités accrues en matière d’éducation (rythmes et carte scolaire, 2S2C, gestion des moyens, etc.), loin de créer les conditions d’une administration plus démocratique du service public, au plus près des besoins, comme l’espéraient certains, ont au contraire conduit à un autoritarisme arbitraire et à une augmentation significative des inégalités entre les élèves et entre les territoires.
Besoin de temps, de formation initiale et continue
Condition nécessaire, les moyens matériels ne sauraient cependant suffire. Les enseignants ont également besoin de formation initiale et continue et de temps pour mettre en commun leurs pratiques et développer une culture de métier susceptible de démocratiser l’école au quotidien. De nouveaux programmes devront être élaborés et rester stables, basés sur l’avis des enseignants et des spécialistes. Ils devront permettre à tous de s’approprier les connaissances enseignées, en explicitant les prérequis et les attendus qui discriminent des élèves qui, en fonction de leurs origines sociales et scolaires, les perçoivent et les maîtrisent ou non.
Nous affirmons en effet que tous les élèves sont capables de réussir ensemble, mais pas à n’importe quelles conditions : il faut construire une école commune pensée pour les enfants qui n’ont qu’elle pour réussir. C’est pourquoi nous devrons apporter une attention accrue aux modalités de délimitation et de transmission des savoirs, aux questions pédagogiques, grâce aux éclairages d’une pluralité de disciplines et à partir de l’expérience et des savoirs professionnels des personnels.
Tout est fait pour nous empêcher de penser l’école
Il ne suffira certes pas de changer l’école pour changer la société, pour reprendre un slogan trop usé. Les réformes indispensables de l’école que nous appelons de nos vœux ne permettront vraiment à l’école de former des femmes et des hommes émancipés qu’à la condition de faire avancer en même temps le projet d’une République sociale et démocratique. Conscients de cet impératif, nous ne sommes pas moins convaincus que nous pouvons, dès aujourd’hui, contribuer à changer l’école.
Du nouveau management public à l’usage d’une novlangue aussi creuse que dangereuse, en passant par la promotion des neurosciences comme « science officielle », tout est fait pour nous empêcher de penser l’école, alors même qu’elle est un objet politique par excellence.
Un processus d’élaboration démocratique
Nous proposons des états généraux de l’éducation qui nous permettent non seulement d’analyser le présent pour mieux le comprendre et mieux y résister, mais aussi de poursuivre la réflexion déjà largement engagée pour construire une école commune réellement émancipatrice et démocratisante, sans tomber dans la nostalgie d’un passé mythifié mais sans fascination non plus pour l’avenir que nous promettent les marchands d’illusions et autres gourous technicistes qui saturent actuellement l’espace médiatique. Cela passe par un processus d’élaboration démocratique, par des débats dans tout le pays entre février et septembre prochain, permettant à chacun de donner son avis mais aussi de participer à la prise de décision collective. Il n’y a pas, d’un côté, ceux qui pensent le système et, d’un autre, ceux qui exécutent les ordres.
Des débats à mener
Au-delà de notre opposition commune aux politiques menées par Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer, nous avons des débats à mener : à quoi sert l’école ? Doit-elle conforter chacun dans ses goûts et ses « talents » ou au contraire permettre à toutes et tous de sortir des terrains connus pour construire et s’approprier une culture commune ? Comment construire l’action éducative des collectivités locales pour qu’elle n’affaiblisse pas le service public national ? Comment penser la nécessaire augmentation du temps scolaire et l’indispensable élévation du niveau de connaissance ? Comment garantir qu’une formation commune débouche sur une qualification égale ? Ne reproduisons pas les erreurs du passé ! Nous en tenir à un consensus minimal serait nous priver des moyens de résister aux pressions libérales pour réaliser effectivement la transformation progressiste dont l’école a besoin. Menons les débats jusqu’au bout, sans chercher le consensus à tout prix, mais sans nous enferrer non plus dans des oppositions partisanes : à l’horizon de ces débats, il s’agit bien de rassembler largement pour une école commune.
Alors que le gouvernement tente d’imposer ses choix à la faveur de la crise sanitaire, opérant un virage toujours plus à droite, que les défis sociaux, écologiques, sanitaires et démocratiques questionnent l’avenir de notre société, que des divisions funestes s’instaurent autour des valeurs républicaines et de la laïcité, il est temps de réaffirmer la portée émancipatrice de l’accès aux savoirs et à la scolarisation. Il s’agit de proposer au pays des perspectives de transformation du système d’enseignement qui répondent simultanément aux besoins de la société et aux questions que nous posent les nouvelles générations, des plus désespérées aux plus mobilisées.
Site : etatsgeneraux.carnetsrouges.fr
Premiers signataires :
Daniel Amédro, ancien inspecteur d’académie (DSDEN) ; Gérard Aschieri, syndicaliste, FSU ; Cécile Baron, membre du collectif des écoles de Marseille ; Angela Barthes, professeure à l’université d’Aix-Marseille ; Anne Baudonne, adjointe au maire aux affaires scolaires, Paris 20 e ; Élisabeth Bautier, sciences de l’éducation, Paris 8 ; Coralie Benech, secrétaire nationale du SNEP-FSU ; Axel Benoist, syndicaliste, Snuep-FSU ; Jacques Bernardin, président du Groupe français d’éducation nouvelle ; Marianne Blanchard, sociologue ; Michel Blay, historien et philosophe des sciences ; Serge Boimare, psychopédagogue ; Véronique Boiron, maîtresse de conférences INSPE de Bordeaux, laboratoire LaBE3D ; Stéphane Bonnéry, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 ; Alice Bosler, coordinatrice nationale des Jeunes Génération.s ; Martine Boudet, chercheure en linguistique ; Pierre Boutan, maître de conférences honoraire en sciences du langage à la faculté d’éducation de l’université de Montpellier ; Joël Briand, maître de conférences honoraire et formateur d’enseignants en mathématiques ; Sylvain Broccholichi, professeur en sociologie, formateur d’enseignants à l’université de Lille ; Ian Brossat, enseignant, adjoint à la mairie de Paris ; Dominique Bucheton, professeure honoraire des universités, Montpellier ; Christophe Cailleaux, enseignant et syndicaliste au Snes-FSU ; Grégory Chambat, enseignant et syndicaliste (Sud éducation), comité de rédaction N’Autre école − Questions de classe(s) ; Patrick Chamoiseau, écrivain ; Vincent Charbonnier, université de Nantes-INSPÉ ; Éveline Charmeux, professeur-formateur honoraire, chercheur en pédagogie du français ; Frédéric Chassagnette, co-secretaire général du Snetap-FSU ; Nara Cladera, co-secrétaire fédérale de SUD éducation ; François Cochain, syndicaliste enseignant retraité, Snuipp-FSU ; Charlotte Courreye, maîtresse de conférences à l’université Jean Moulin Lyon 3 ; Jacques Crinon, professeur émérite à l’université Paris-Est Créteil ; Bénédicte Dageville, professeure des écoles, adjointe au maire dans le 11 e arrondissement de Paris ; Mary David, sociologue à l’université de Nantes ; Françoise Davisse, auteure, réalisatrice ; Laurence de Cock, enseignante, historienne, Aggiornamento : Léon Deffontaines, secrétaire général du MJCF ; Patrick Désiré, secrétaire général de la CGT Éduc’action ; Bernard Devanne, professeur-formateur 1 er degré honoraire ; Paul Devin, inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’Institut de recherches de la FSU ; Mathieu Devlaminck, président de l’UNL ; Farid Diab, membre du bureau de la société des Amis de l’Humanité ; Annie Ernaux, écrivaine ; Igor Garncarzyk, secrétaire général du snU.pden-FSU ; Emmanuelle Gaziello, membre du CA des Amis de la liberté ; Bertrand Geay, professeur de science politique ; Sigrid Gerardin, secrétaire générale du Snuep-FSU ; Frédéric Grimaud, enseignant, syndicaliste et chercheur ; Clarisse Guiraud, enseignante en SES ; Florian Gulli, professeur de philosophie ; Hugo Harari-Kermadec, maître de conférence en sciences économiques à l’ENS Paris Saclay ; Amélie Hart-Hutasse, enseignante et syndicaliste au Snes-FSU ; Marie Haye, enseignante, syndicaliste ; Serge Herreman, professeur des écoles et formateur retraité ; Benoît Hubert, secrétaire général du Snep-FSU ; Chantal Jaquet, philosophe, professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Samuel Johsua, professeur émérite en sciences de l’éducation à Aix Marseille Université ; Christophe Joigneaux, professeur en sciences de l’éducation, Upec ; Stéphane Jollant, coordinateur national de l’Union des Fédérations des Pionniers de France ; Sèverine Kakpo, maîtresse de conférence en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 ; Patrick Lamouroux, membre du groupe d’experts chargé de la rédaction du projet de programmes de maternelle de 2015 ; Françoise Lantheaume, université Lumière Lyon 2 ; Christian Laval, professeur émérite en sociologie à l’université Paris Ouest Nanterre ; Hervé Le Fiblec, président de l’IRHSES ; Jean-Marie Le Boiteux, syndicaliste, Snetap-FSU ; Erwan Lehoux, enseignant en SES ; Polo Lemonnier, secrétaire national du Snep-FSU ; Ana Macedo, secrétaire générale de la CGT Éduc’action du Val de Marne ; Céline Malaisé, conseillère régionale d’Île-de-France ; Myriam Martin, enseignante de lettres histoire en lycée professionnel, conseillère régionale d’Occitanie, présidente de la commission éducation jeunesse ; Adrien Martinez, enseignant, syndicaliste ; Clémentine Mattei, co-secrétaire générale du Snetap-FSU ; Mathias Millet, sociologue, Tours ; Julien Netter, maître de conférences en sciences de l’éducation, Upec ; Christian Orange, professeur émérite en sciences de l’éducation de l’université de Nantes ; Denis Paget, enseignant expert auprès de France Education international – Ciep ; Gaël Pasquier, maître de conférence en sociologie à l’université Paris Est Créteil ; Christine Passerieux, rédactrice en chef de Carnets Rouges , membre du groupe d’experts chargé de la rédaction du projet de programmes de maternelle de 2015 ; Jeanne Pechon, secrétaire nationale de l’UEC ; Véronique Ponvert, enseignante syndicaliste ; Tristan Poullaouec, sociologue, membre du GRDS ; Romain Pudal, sociologue au CNRS ; Patrick Rayou, professeur émérite en sciences me l’éducation à l’université Paris 8 ; Maryse Rebière, Maître de conférences honoraire de l’université de Bordeaux ; Janine Reichstadt, membre du GRDS ; Yves Reuter, professeur émérite de sciences de l’éducation, université de Lille ; Pierre Roche, docteur en sciences de l’éducation, historien, membre du Greo, Paris ; Jean-Yves Rochex, professeur émérite en sciences de l’éducation, Paris 8 ; Frédérique Rolet, secrétaire générale du Snes ; Barbara Romagnan, enseignante, militante politique, chroniqueuse à l’Humanité ; Marine Roussillon, membre de la direction du PCF en charge des questions d’éducation ; Emma Salley, étudiante en master de recherche en Histoire ; Jean-Paul Scot, historien ; Nicole Sergent, syndicaliste, Paris ; Patrick Singéry, membre du comité de rédaction de Carnets Rouges ; Jean-Pierre Terrail, membre du GRDS ; Patrick Tort, directeur de l’Institut Charles Darwin International ; José Tovar, syndicaliste, membre du GRDS ; Axel Trani, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche ; Emmanuel Trigo, professeur des écoles, syndicaliste FSU dans le Var ; Hülliya Turan, adjointe à la maire, chargée de l’éducation et de l’enfance à Strasbourg ; Grégoire Verrière, coordinateur national des Jeunes Génération.s ; Louis Weber, éditeur ; Viviane Youx, présidente de l’Afef ; Marie-Thérèse Zerbato-Poudou, docteur en sciences de l’éducation, membre du conseil scientifique de l’Ageem.