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Le Bélarus ou la dernière part du gâteau

Le vote

Jour d’élection ce 9 août 2020. Olga m’a invité à me rendre au bureau de vote avec elle. Ponctuelle, elle me retrouve à la station de métro Avtazavodskaya (Автозаводская). « Tu vas voir, il y a habituellement des stands sur lesquels tu peux acheter des produits alimentaires ou boire de l’alcool, il y a aussi de la musique ». Comme annoncé, une chanson aux accents pop nous accueille devant l’établissement scolaire situé au numéro 51 de la rue Narodnaïa ( улица Народная ), à Minsk. Des tables et des chaises ont été installées dans la cour intérieure et quelques personnes s’y sont assises afin de manger et boire quelques rafraîchissements. « C’est un moyen d’attirer du monde, de favoriser la participation » explique Olga sans cacher sa moue moqueuse. La jeune femme est une ancienne journaliste. Porteuse d’un regard attentif sur la vie politique de son pays, elle sait à quel point le scrutin est sous haute tension. « c’est un moment intéressant » dit-elle avec une sorte d’enthousiasme.

Cinq candidats sont présents sur la liste, mais seulement deux retiennent toute l’attention. Le premier, l’actuel dirigeant Alexandre Loukachenko, qui se présente aux élections présidentielles pour la sixième fois consécutive. Figure écrasante de la scène politique nationale depuis sa victoire (inattendue) en 1994, l’homme a incarné le pouvoir politique du Bélarus pendant plus d’un quart de siècle. Il est souvent qualifié de « dernier dictateur d’Europe » par les médias qui se sont empressés de reprendre ainsi les propos de l’ancienne secrétaire d’Etat des Etats-Unis d’Amérique, Condolezza Rice, qui, en 2005, avait également qualifié le pays de « poste avancé de la tyrannie ». Le second candidat est une novice. Svetlana Tikhanovskaya, catapultée dans la course présidentielle suite à l’arrestation de son mari, le blogueur Sergeï Tikhanovsky (officiellement pour troubles à l’ordre public), peu avant l’été. « Ce n’est pas une véritable politicienne, elle est un peu-là par hasard » explique Olga. Ayant hérité de la popularité drainée par son conjoint, Mme Tikhanovskaya a également été rejointe par les équipes de campagne de deux autres candidats écartés : le banquier Viktor Babariko, officiellement détenu pour corruption, et Valéry Tsepkalo, qui n’a pas pu valider suffisamment de signature de citoyens pour s’enregistrer (100.000 sont nécessaires). Tous deux avaient dénoncé des manoeuvres politiciennes visant à les neutraliser.

Olga a une trentaine d’années et a étudié à l’étranger. Elle n’a jamais voté pour Alexandre Loukachenko. Ce matin, c’est certain, elle ne dérogera pas à cette règle. Mais malgré l’engouement indéniable que Mme Tikhanovskaya suscite auprès de la population urbaine de la capitale, Olga ne votera pas pour elle non plus. « Je pense personnellement que les critiques qui affirment qu’elle est une ‘création du KGB’ ne sont pas sans fondement, et je ne veux pas voter pour les oligarques russes ». La jeune femme se réfère entre autres aux déclarations de Zanion Pazniak, ancien candidat à la présidence de 1994 (il avait obtenu 12 %) et figure historique du nationalisme bélarusse (hostile aux Russes). Dans des déclarations, le chef historique avait en effet accusé le Kremlin de tirer les ficelles et d’être à l’origine des principales candidatures opposées à Loukachenko, notamment celle de Viktor Babariko [1]. Il a qualifié ce dernier comme « un ennemi plus dangereux pour la nation bélarussienne » que l’actuel dirigeant, car « Babariko est un virus pour lequel la population n’a pas développé d’immunité, qui pénètre sans résistance dans notre organisme national et qui complétera le dessein de l’obscure Moscou » [2]. Des commentaires qui, d’une certaine façon, rejoignaient ceux du propre dirigeant bélarussien. Durant toute la campagne, Alexandre Loukachenko a dénoncé une supposée ingérence du voisin oriental, accusant même le candidat Babariko de travailler directement pour les intérêts de Gazprom, le géant gazier russe [3]. Une rhétorique inhabituelle qui a été fortement commentée dans les médias qui y ont vu le traditionnel « jeu d’équilibriste » - entre l’Ouest et l’Est - du président.

Décidée, Olga se dirige jusqu’à son bureau de vote. Une dizaine de personnes y recueillent les signatures et distribuent les bulletins (une feuille comprenant les différentes options de vote). Je suis autorisé à l’accompagner dans l’isoloir. Là, elle coche la case « contre tous ». Elle plie la feuille et la glisse dans l’une des urnes situées à la sortie. Pronostic ? « Il va y avoir des fraudes, c’est certain » explique la jeune femme, « Mais si Loukachenko obtenait 60% et Svetlana 40%, je pense que cela serait crédible et peu de monde contesterait ». Le soutien à l’égard du dirigeant existe, Olga le sait. Mais cette fois, c’est certain, celui-ci s’est érodé. Un score trop grand serait perçu comme une provocation.

L’emballement

Le soir, l’annonce des résultats fait l’effet d’une détonation. 80 % ! La rumeur circule entre les premiers manifestants qui se regroupent dans le centre-ville. Par messagerie mobile, sur l’application Telegram, l’information se répand. La goutte de trop, l’étincelle qui devance l’incendie. Sur l’avenue Pobediteli ( Победителей ), au centre-ville, je retrouve le groupe de jeunes manifestants qui rapidement grossit, près de la station Niemiga,. Ils tentent de rejoindre « la stèle », l’obélisque de la victoire en hommage à la Grande guerre patriotique. L’un des seuls points (légèrement) en hauteur de la ville. Déployées sur l’artère, les forces de l’ordre tentent d’en bloquer l’accès. Le jeu du chat et de la souris entre les uns et les autres débute. Des bousculades, des coups de matraque, des arrestations, mais, étrangement, un niveau de violence relativement bas pour quiconque a déjà assisté à des révoltes de ce type dans d’autres pays. Aucune boutique en feu, aucune vitrine brisée ni voiture incendiée. L’immense centre commercial « Galleria », devant lequel se déroule l’affrontement, n’est la cible d’aucune dégradation. Pas de gaz lacrymogène ni de cocktail molotov. Fait cocasse, les manifestants défilent sur le trottoir malgré l’absence de trafic sur la route. Rapidement, les boucliers parviennent à repousser la multitude. L’avenue se vide et les heurts se poursuivent dans les rues adjacentes. Au loin, le bruit des premières grenades assourdissantes retentit derrière les immeubles, annonciateur d’une longue nuit. La suite a fait la une de tous les journaux : des révoltes d’une ampleur inédite ont secoué le pays, Internet a été interrompu pendant trois jours, la police a réprimé, les opposants ont été contraints à l’exil ou emprisonnés et l’Union européenne a sanctionné tandis que la Russie a reconnu les résultats. Le menu complet pour une crise politique d’envergure internationale. Et la presse française, pourtant si timide concernant d’autres cas de révolte, s’est faite soudainement la meilleure caisse de résonance des manifestants.

Répression

« J’ai un ami qui a été arrêté durant les manifestations, il est sorti hier du commissariat, veux-tu l’interroger ? » Me questionne une amie par téléphone. « Oui, bien sûr ». « Super ! Je lui en parle et je te rappelle ». La répression policière a surpris le pays par son envergure. Augmentant en intensité durant les premières nuits de révoltes (atteignant un pic durant les soirées du mardi 11 et mercredi 12 août), elle a été rapidement relayée par les médias privés et les groupes de communication disponibles sur l’application Telegram dès l’ouverture d’Internet (même avant pour ceux disposant d’un VPN). Diffusées et partagées sans cesse, les vidéos d’arrestations brutales inondent les écrans de smartphones, s’immiscent partout, dans les conversations, dans les yeux et les têtes. Photos et témoignages de passage à tabac dans les commissariats trouvent leur relais jusqu’à l’étranger. « Bélarus : la torture aux portes de l’Europe » informe Le Télégramme [4] ; « Biélorussie : humiliés, frappés, torturés à l’électricité… des manifestants et des passants jetés en prison racontent » titre France Info [5] ; « Les gens étaient allongés, comme un tapis vivant, sur une mare de sang » rapporte de son côté Le Monde [6], relayant le témoignage glaçant d’un journaliste. Pour les ONG comme Human Rights Watch, aucun doute, l’usage de la torture par la féroce police bélarussienne est « systématique » [7]. Le choc est tel, que le ministre de l’Intérieur, Yuri Karayev, présente ses excuses à la population le 14 août (cinq jours après le début des évènements) : « Il s’avère que pas seulement des manifestants, mais également des gens lambdas, n’ayant pas su s’en aller à temps ont été touchés (par la répression). En tant que commandant, je souhaite prendre mes responsabilités et m’excuser personnellement auprès de ces personnes (…) je ne suis pas une personne assoiffée de sang et je ne veux aucune violence. Ils sont tous nos concitoyens. Ils ont tous une famille, des enfants » [8]. Dans un entretien au journal communiste Initiative communiste, le chercheur Bruno Drweski déclarait que la « répression féroce et inouïe » des autorités avait été très mal perçue de manière générale et avait joué un rôle dans la massification des manifestations. Ajoutant également ceci : « D’après mes sources à Minsk, il ne serait toutefois pas exclu que cette brutalité inconnue jusque-là dans ce pays soit provoquée par des fonctionnaires plus ou moins en relation ou plus ou moins achetés par des oligarques russes et qui souhaiteraient que le mécontentement augmente pour pousser Loukachenko dans les bras de Poutine » [9].

Sonnerie de téléphone. Mon amie rappelle. « Le garçon dit qu’il ne veut pas donner son témoignage » « pourquoi ? » « Parce qu’ il n’a pas été torturé ni frappé et il ne veut pas que son récit soit considéré comme étant la norme, il a peur que cela occulte les récits de maltraitance ».

Le piège russe ?

5 août 2020. Quatre jours avant la tempête. Piotr Piatrouski arrive en retard à notre entretien. Politologue et chercheur à l’Institut national de philosophie, proche du pouvoir, l’homme est régulièrement sollicité pour exposer ses analyses et sort tout juste d’un entretien télévisé qui s’est fait plus long que prévu. « Je vous explique et si besoin, je répète, car il faut bien tout comprendre » dit-il d’emblée. « Suite aux troubles durant les élections de 2010, l’Union européenne a prononcé des sanctions contre le Bélarus. Les Russes, profitant de cette situation, ont fait pression sur le gouvernement bélarusse pour que Gazprom achète la totalité de l’entreprise Beltrangaz qui assurait le transport de gaz russe en Europe et qui s’appelle désormais Gazprom Transgaz Belarus ». Selon M. Piatrouski, Gazprom lorgne désormais sur la société d’Etat Beltopgaz, qui assure l’approvisionnement en gaz au sein de la république. « Si Gazprom en prend possession, elle s’assurera le monopole jusqu’au consommateur final ». Le lien que souhaite mettre en lumière M. Piatrouski est celui qui relie Gazprom à M. Viktor Babariko. Ce dernier est arrêté pour fraude et blanchiment d’argent après la révélation de transfert d’argent en provenance de Gazprombank vers la banque lettone APLV [10]. « Ce sont les services de renseignements américains qui ont alerté les Lettons sur les activités illégales de cette banque en 2018 » affirme M. Piatrouski, « non pas par gentillesse, mais par intérêt, c’était un moyen pour l’administration américaine de contrer Gazprom. Et c’est à partir de ce moment-là que Viktor Babariko a commencé à se présenter comme un possible candidat à la présidence, mais l’enquête était déjà ouverte. A mon avis, il est probable que celui-ci ait été poussé à participer aux élections par Gazprom ; comme une sorte de retour sur investissement, après tout, beaucoup d’argent lu a été versé ». Non pas pour gagner, mais pour provoquer une réaction de Minsk, semble indiquer mon interlocuteur, qui à son tour entrainera celle des pays occidentaux. « Après les élections, l’Ouest sanctionnera le Bélarus et Gazprom se verra donc en position de force dans les négociations, comme en 2011 ».

Beltopgaz n’est pas le seul joyaux industriel que convoite l’oligarchie russe, selon M. Piatrouski. « Les usines automobiles, les ouvriers qualifiés, notre technologie de pointe en matière militaire et d’armement, tout cela, les oligarques comme Oleg Deripaska, veulent le privatiser ». Russe de 52 ans, M. Deripaska est le fondateur et propriétaire de la société Basic Element qui regroupe plusieurs secteurs d’activités (énergie, manufacture, construction, etc.) et a bâti son empire « lors des privatisations sauvages post-soviétiques » [11]. Il est de la même génération que l’homme d’affaire russe Dmitry Mazepin, copropriétaire de la société Urakali, productrice mondiale de potasse. Selon l’Institut d’analyse stratégique (Strateji Təhlil İnstitutu), basé en Azerbaïdjan, ce dernier a apporté son soutien au candidat Valéry Tsepkalo pendant la campagne avant de, peut-être, jouer un rôle dans les révoltes : « On suppose que les grèves en cours dans les entreprises biélorusses, en particulier celles liées à l’industrie chimique, ont été initiées ou partiellement financées par Mazepin. Il faut rappeler que Belaruskaliy est un concurrent direct d’Uralkaliy, et que la Fédération de Russie s’intéresse depuis longtemps aux gisements de potassium biélorusses » [12]. Autre fait majeur, au mois de mai 2020 les premières livraisons de pétrole états-unien atteignaient les côtes lituaniennes pour approvisionner le Bélarus [13]. Ceci découlait d’un accord réalisé entre Minsk et Washington suite à la visite, au mois de février, du secrétaire d’Etat Mike Pompeo. Un échange qui était perçu comme un moyen pour le Bélarus de se dégager de sa dépendance énergétique à l’égard du voisin russe. « Le Parti républicain, lié aux secteurs pétroliers, y a vu un moyen de fortifier sa position et de concurrencer la Russie sur son propre terrain en ayant accès à l’oléoduc « Drujba » ( Дружба ) - explique Piotr Piatrouski - une décision très peu appréciée par Moscou et un énorme enjeu géopolitique ».

Comme voulant accomplir la prophétie d’un piège tendu par le voisin, la suite des évènements a donné raison à l’analyste. Dès la mi-août, opérant un changement à 180°, M. Loukachenko a sollicité le soutien de Moscou et a subitement dénoncé les voisins de l’Ouest (Ukraine, Lituanie et Pologne) comme étant les principaux agitateurs des troubles. « Bélarus à la merci de Moscou une nouvelle fois » titrait le spécialiste Grigory Ioffe dans un texte publié le 8 septembre [14]. Il y affirmait que, depuis 2014, « les gouvernements occidentaux ont assisté avec approbation à ce qui semblait être une réorientation géopolitique lente mais constante de la Biélorussie » et que « l’Occident était prêt à renoncer à sa politique de promotion de la démocratie pour soutenir plus énergiquement la souveraineté du Belarus comme bastion contre l’interventionnisme russe (…) en deux jours, en août, Loukachenko a cependant dilapidé tout le capital politique qu’il avait laborieusement accumulé pendant six ans » [15].

Le gâteau soviétique

De visite à Saint Petersbourg, en mars 2013, Alexandre Loukachenko accepta un entretien avec la chaîne de télévision Russia Today dans lequel il s’exprima sur les raisons de l’hostilité occidentale à son égard. « M. le Président, vous savez très bien les choses que l’Union européenne vous reproche, je ne vais donc pas les répéter » avança poliment la journaliste Sophie Shevardnadze avant de demander : « Selon vous, pourquoi êtes-vous persona no-grata ? ». « Vous me demandez pourquoi moi ? - s’étonna le dirigeant - « et bien, vous savez, lorsque le nouvel Etat du Bélarus est apparu sur la carte et exigea sa place au soleil, comme le fit la Géorgie et les autres Etats nouveaux, ceux qui étaient déjà là n’ont pas apprécié car ils voulaient cette place pour eux-mêmes (…) tout le monde voulait un morceau de ce que le Bélarus avait à offrir sur le plan économique. Certains voulaient le potassium, d’autres nos usines pour le traitement du pétrole. Beaucoup maintenant veulent notre secteur agricole, et le veulent pour pas cher. Mais Loukachenko a dit non, ça ne se fera pas. Nous ne vendrons rien au rabais » [16].

Rescapé de peu du rouleau compresseur libéral qui s’est abattu sur les anciennes républiques socialistes au début des années 1990, le Bélarus résiste depuis plusieurs décennies aux appétits voraces de prédateurs économiques de toute sorte. La seule part du gâteau soviétique qui ne fut pas dévorée. Régulièrement rappelé à l’ordre - « Le FMI demande à la Biélorussie de libéraliser son économie » informait un article du journal Le Monde en 2011 [17] - le gouvernement n’a, depuis, jamais cessé de naviguer entre insoumissions et compromis. Et ceci sous les attaques constantes.

Les vieilles recettes

La scène est édifiante. Dans un salon du luxueux hôtel Marriot de Tbilissi, un opposant bélarussien, Anatoli Lebedko, a rendez vous avec Giga Bokeria, politicien géorgien. « Qui est vulnérable autour du Président dans l’appareil d’état ? Est-ce qu’il y a des personnes sur qui on peut influer, qui peuvent jouer notre jeu ? » questionne M. Bokeria. « Si on vous donne comme but de distribuer des millions de tracts dans tout le pays, c’est possible ? ». M. Lebedko répond par la négative. Giga Bokeria est une figure connue de la « révolution des roses » (2003) qui se conclut par la chute du président Edouard Chevardnadze, contraint d’abandonner le pouvoir au profit du très atlantiste Mikheil Saakachvili. M. Lebedko, la mine penaude, est venu « chercher conseil » auprès de ces « révolutionnaires géorgiens » soucieux d’exporter leur oeuvre. « Et pour la récolte de l’argent, vous en êtes où ? » poursuit M. Bokeria. « Il y a une décision du Congrès des Etats-Unis qui doit nous donner plusieurs millions de dollars, mais on attend » affirme l’opposant bélarussien. « On va vous aider, on va vous donner des recettes pour prendre le pouvoir » explique un homme avant d’être interrompu par le géorgien qui demande à la caméra d’arrêter de filmer. Dans un épatant travail d’investigation, la journaliste Manon Loizeau capte les images de cette rencontre pour son documentaire « Les États-Unis à la conquête de l’Est », tourné en 2005 [18]. Elle y dévoile un florilège de témoignages d’opposants politiques qui, ouvertement, affichent leur gratitude envers l’administration de Washington pour son soutien et son aide dans les différents coups d’États orchestrés dans les pays de l’ancien camp socialiste, au début du XXIème siècle : Ukraine, Géorgie, Serbie, Kirghizistan, etc. Tous ont été la cible de déstabilisations qui furent regroupées sous le nom de « révolution de couleurs ». C’est dans les salons feutrés des palaces et autour de cocktails que se retrouve cette « nouvelle internationale révolutionnaire » sous l’égide du dirigeant états-unien de l’époque, M.George W.Bush.

Parmi les personnages que l’on découvre dans le film de Mme Loizeau, le très influent Bruce Jackson, ancien militaire et président de la fondation « Project on transitional Democracies ». L’homme travaille activement au changement de régime des États post-communistes et ne s’en cache pas. Coïncidence, sa femme s’avère être bélarussienne ! Parallèlement aux invasions militaires ouvertes comme la guerre d’Afghanistan en 2001 ou celle d’Irak en 2003, les Etats-Unis ont développé toute une série de manoeuvres, plus ou moins clandestines, visant à renverser des gouvernements. À travers toute une série d’organisations, d’agences gouvernementales, d’ONG et de Think tanks, la Maison Blanche opère un maillage d’éléments œuvrant à défendre ses intérêts outrepassant les souverainetés nationales des autres pays. La United States Agency for International Development (USAID), la Freedom House ou encore la National Endowment for Democracy (NED) sont des exemples de ces instruments utilisés et sur lesquels les oppositions locales ont pu trouver un appui.

Évidemment, l’ensemble de ses réseaux existent toujours. Les accusations visant les pays occidentaux limitrophes au Bélarus comme instigateurs des troubles ne sont pas sans fondement. La Pologne abrite une grande partie des médias « bélarussiens » hostiles au gouvernement et contraints à l’exil, comme Belsat (fondé en partie avec l’aide du ministère polonais des Affaires extérieures, en 2006) ou la récente (et très populaire) chaîne d’information Nexta. Celle-ci s’est illustrée par son rôle actif dans la coordination des manifestations du mois d’août, comme le revendique fièrement son rédacteur en chef [19]. Il n’est donc pas étonnant que Mme Tikhanovskaya ait si rapidement trouvé écho à ses réclamations à l’Ouest, dès le lendemain des élections. Le soutien que lui ont apporté l’Union européenne et des personnalités comme M. Bernard Henri Lévy laisse entrevoir clairement l’orientation politique à laquelle aspire ces alliés pour le futur du Bélarus. À son tour, les Etats-Unis ont décrété des sanctions contre plusieurs figures du gouvernement bélarussien et ne reconnaissent plus M. Loukachenko comme le président légitime. Ils renouaient ainsi avec leur positionnement habituel à l’égard de cette petite république.

La faille interne

Acculés par le nombre de manifestations hostiles au dirigeant, les partisans de M. Loukachenko décidèrent à la mi-août (trop tard) de contre-attaquer. Plusieurs actions symboliques furent organisées pour cela : rassemblements dans les villes, tours à vélo, caravanes d’automobiles, etc. Bien que nombreuses, celles-ci contrebalancent difficilement celles des opposants, beaucoup plus inventives et disposant de la sympathie naturelle attribuée à celles et ceux qui luttent contre une police et un pouvoir en place.

« C’est une erreur implicite à notre système, qui est une république hyper-présidentielle » explique Aleksei Dzermant, politologue et partisan de Loukachenko. « La verticalité du pouvoir empêche la mobilisation, car les gens ont tendance à attendre les consignes venues d’en haut, alors que dans le cas de l’opposition, ils n’ont pas besoin d’attendre quoique ce soit pour être actifs ». Bien que disposant des médias d’Etat, les pro-Loukachenko ne peuvent néanmoins pas rivaliser avec l’influence des médias privés disponibles (et extrêmement actifs) sur Internet.

« L’ opposition a de l’avance sur le gouvernement sur le plan de la bataille médiatique, jusqu’à présent ce dernier ne comptait que sur la force de son appareil policier pour la combattre » m’expliquait Evgueny Volodchenko, blogueur pro-gouvernemental. Selon lui, un travail lent et minutieux de délégitimation du système politique et social du pays est à l’oeuvre depuis longtemps. « Faisant constat de leur échec à renverser le pouvoir en 2010, l’opposition choisit une autre stratégie et, à partir de 2015, plusieurs blogueurs surgissent dans tout le pays, dans chaque région ; leur procédé est le même : grossir les problèmes dans le pays pour se moquer du pouvoir ». Parmi ces nouveaux activistes numériques figurait Sergueï Tikhanovsky. Fonctionnaires incompétents, retards de travaux, démarches administratives lourdes, tous les petits tracas de la vie quotidienne sont passés à la loupe. Au compte-gouttes, le travail de sape porte ses fruits.

Enfin, un dernier facteur est venu achever la gestation d’une telle révolte : l’apparition d’un secteur confortablement inséré dans la société, mais qui, réticent au modèle social, développe un caractère désormais séparatiste à l’égard de celui-ci. Au Bélarus, ce sont les cas des couches liées au secteur informatique et des nouvelles technologies qui s’est amplement développé durant les dernières années. « Le centre-ville (de Minsk) a désormais une ambiance moderne grâce aux jeunes travaillant dans le secteur des technologies de l’information qui gagnent beaucoup plus d’argent que le salaire moyen et ont créé une bulle de richesse au sein de la Biélorussie. Ces changements sont en partie dus au parc de haute technologie du pays, qui a été créé en 2005 » pouvait-on lire dans un article publié dans Euronews, le 7 août 2020 [20]. Selon l’analyste Kamil Klysinski, cité dans le média, ce parc était une exception. « Des conseillers avisés ont promis à Loukachenko des revenus élevés dans un nouveau secteur qui ne menacera pas son autorité ». Le dirigeant Loukachenko, pourtant hostile aux réformes libérales, aurait cédé. « Le parc de haute technologie était quelque chose que Loukachenko pouvait accepter, mais ce n’est pas le cas pour l’industrie lourde ou d’autres secteurs de l’économie, car il les considère comme des actifs stratégiques » assure M. Klysinski. Profitant de mesures fiscales avantageuses, cet « îlot de richesse » est devenu aujourd’hui le fer de lance de la contestation.

« Nous avons désormais une petite bourgeoisie » déclarait M. Loukachenko aux journalistes russes lors d’un long entretien, le 9 septembre 2020 [21]. « Ces Bélarussiens là vivent bien, dans de bonnes maisons, soignées et entretenues. Que veulent-ils ? Ils veulent le pouvoir. Ce sont les racines profondes de ce conflit ». Un danger qui guette tout gouvernement de gauche : le vice-président bolivien, Alvaro Garcia Linera, expliquait dans un texte de 2011, que tout processus révolutionnaire implique d’affronter la tension « qui découle de lincorporation croissante de différents groupes sociaux ainsi que de la quête d’alliances larges » [22]. Une réalité qui « contraint un pouvoir de gauche à tenir compte dune partie des besoins de ses adversaires » bien que ceux-ci puissent agir « à l’occasion, comme courroie de transmission des pouvoirs étrangers ». Observateur avisé, il mettait en garde sur « le particularisme corporatiste » qui, s’il venait à triompher, « marquerait le point de départ dune restauration conservatrice » [23].

Mais le succès indéniable de « l’opposition » auprès de la population ne s’explique pas seulement par l’activisme entraîné (et financé ?) de celle-ci, mais également par l’absence de projet d’envergure en face. Aucun combustible idéologique n’alimente véritablement la machine étatique bélarussienne, qui, bien qu’assurant les conditions minimum de vie à la majorité des habitants (santé, éducation, sécurité), est soumise aux aléas économiques de la sphère internationale et est définitivement incapable de concurrencer les promesses (frauduleuses) d’enrichissement des sociétés occidentales. La verticalité du pouvoir a, elle, freiné toute irrigation politique de la société susceptible d’amortir la propagande capitaliste à grande échelle. Les manifestations à Minsk sont elles-mêmes, d’une certaine façon, la preuve de cette carence : dans les cortèges, la revendication principale ne vise que le départ d’Alexandre Loukachenko et l’arrêt de la répression. Aucune critique n’est faite au modèle économique ou social. Un vide habilement exploité par les acteurs politiques de droite les plus avisés qui peuvent dès lors compter sur le mécontentement, légitime, de la population concernant les fraudes pour en faire leur cheval de Troie, se gargarisant de combattre pour « la liberté » sans se soucier d’en expliquer les contours. La liberté (d’exploiter) qui ? La liberté (d’exploiter) quoi ?

L’avenir

Dimanche 16 août 2020. Une semaine après le résultat. La capitale est en ébullition. Partout, les gens se saluent aux cris de « Жыве Беларусь ! » (Vive le Bélarus ! en bélarussien), devenu le slogan des opposants. La manifestation anti-gouvernementale vient de surpasser amplement celle des pro-Loukachenko, organisée la veille. Le rassemblement a été historique, massif. Un air de fête flotte dans la ville, où des files entières de jeunes gens (et moins jeunes) célèbrent ce qui ressemble déjà à une victoire pour eux. Piotr Piatrouski, les main sur les anches, immobile et l’air pensif, semble regarder les brins d’herbe qui s’affaissent sous le poids de ses chaussures. Je l’interromps. « Pensez-vous qu’il y aura un Maïdan ? ». Avec un sourire narquois, il lâche entre ses dents serrées : « Le Maïdan est déjà en cours ». Bien sûr, l’homme sait la situation différente. Le retournement dans la rhétorique présidentielle à l’égard de la Russie, redevenue soudainement une alliée, ne lui a pas échappé. « Avait-on le choix ? ». Il se frotte le menton puis regarde les arbres qui recouvrent le petit parc minskois où nous nous trouvons. Sans attendre une question, il poursuit : « Nous avons deux scénarios possibles, si le gouvernement tombe, alors dans trois ans nous serons à nouveau avec des révoltes dans la rue à cause des privatisations qui seront appliquées ». Le second ? « S’il reste en place, il est probable qu’il opère un virage politique à gauche très marqué ». Depuis, le président a appelé les citoyens à participer à une réforme constitutionnelle comme préalable à l’organisation de nouvelles élections. Pour M. Piatrouski c’est là l’occasion, peut-être, de créer un « Loukachenko collectif ». Une reconfiguration institutionnelle qui épargnerait au pays les difficultés inhérentes à cette personnification du pouvoir qui, aujourd’hui, met en danger tout ce qui a été bâti et sauvegardé.

Loïc Ramirez

Photo 1 : une femme porte une affiche sur laquelle on peut lire : « Ne déchirez pas notre Bélarus » lors d’un rassemblement en faveur du président Loukachenko, le 16 août 2020, à Minsk.

Photo 2 : établissement scolaire au 51 rue de Narodnaïa, à Minsk.

Photo 3 : l’ Avenue Pobediteli, au soir du 9 août 2020, à Minsk.

Photo 4 : Piotr Piatrouski, 5 août 2020, à Minsk.

Photo 5 : Alexandre Loukachenko lors de son intervention sur la Place de l’Indépendance, 16 août 2020, à Minsk.

Photo 6 : supporters du président Loukachenko, Place de l’Indépendance, 16 août 2020, à Minsk.

Photo 7 : Evegueni Volodchenko, 12 août 2020, à Gomel.

Photo 8 : manifestants anti-Loukachenko, 16 août 2020, à Minsk.

[15Ibid.

[16Retranscription écrite (en anglais) de l’entretien disponible sur le site internet de RT à l’adresse :https://www.rt.com/shows/interview/lukashenko-dictator-europe-interview-433/

[18« Les États-Unis à la conquête de l’Est », Manon Loizeau, 2005.

[23Ibid.


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Loic RAMIREZ
Vieilles de plus de 50 ans, souvent qualifiées par les médias de narco-terroristes, les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), restent avant tout une organisation politique avec des objectifs bien précis. La persistance de la voie armée comme expression ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Histoire du groupe insurgé. En 1985, s’appuyant sur un cessez-le-feu accordé avec le gouvernement, et avec le soutien du Parti Communiste Colombien, les FARC lancent un nouveau parti (…)
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Ernesto "Che" Guevara

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