Imagine qui veut Sisyphe heureux, bien aise de pousser son inusable caillou, mais nous qui sommes d’autres Sisyphe, sommes profondément malheureux. Enragés d’être assignés à brouetter notre impuissance, à porter des banderoles sur le macadam, à écrire, à crier afin que l’otage de la France, Georges Ibrahim Abdallah (« GIA »), sorte de prison. Ce que nous faisons est inutile mais nous continuerons de le faire. A long terme une affaire de dignité : la justice n’est pas rendue par des pékins recouverts de robes noires, mais par le temps, celui de l’histoire. Après la mise à nu de vieilles archives, des chercheurs attesterons un jour que pas un soleil ne s’est levé sans que nous n’ayons pensé à la liberté d’Abdallah. Un militant libanais du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) âgé de 69 ans, emprisonné depuis le 24 octobre 1984 (36 ans), et « libérable » depuis le 27 octobre 1999. Soit onze années d’enfermement abusif. Et les murs de sa cellule de Lannemezan ne sont pas assez vastes pour que le prisonnier puisse y dessiner la marque de chacun des jours.
Dès que le Liban réapparait dans les titres de haut de page, comme il le fait avec la nouvelle tragédie en cours, nous rêvons que le vieux et intransigeant combattant soit rendu à sa terre. Que parmi les satrapes qui président aux pillages de son pays, depuis leurs palais de Beyrouth, l’un va se réveiller et être assez puissant pour cracher aux petits costumes venus de Paris : « on veut bien écouter les mots de la France, mais libérez d’abord notre otage ». Parfois je suis allé serrer les mains de ces hommes qui n’en sont pas, afin de poser une seule question, celle de la libération de leur compatriote. Rien. Personne n’est un compatriote dans un pays qui n’est qu’une moussaka d’intérêts individuels. J’ai fait parvenir ma question à Michel Aoun, un homme qui affirme présider un Etat, et que j’ai jadis connu habillé en général, terré au septième sous-sol du palais de Baabda, quand les obus tombaient un peu trop. Pas de réponse du « Héros de Souk en Gharb ». Tous ces chefs tribaux ont trop de travail : s’occuper de leurs avoirs, de leur famille et des amis, de la fuite d’eau dans l’appartement de Cannes ou Paris, ça prend du temps et demande de la vigilance. Pas une minute pour Abdallah, l’un des rares combattants qui puisse faire mémoire dans la légende du pays.
En 1982, quand Reagan donne blanc-seing à Sharon afin d’exterminer en un « acte de génocide » les réfugiés des camps de Sabra et Chatila, et que des étrangers venus de l’Occident campent pour faire la guerre dans son pays, Abdallah décide d’ouvrir un nouveau front chez les envahisseurs. Le contre-champ de bataille sera principalement en France. Abdallah, nous dit la Cour antiterroriste, justice d’exception à la française, est le chef des FARL les « Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises » qui auraient éliminé un agent du Mossad, un de la CIA, et blessant un autre fonctionnaire de la même agence. Voilà pour la guerre d’Abdallah, et ce côté « planétaire » qu’il entendait donner à sa lutte ne lui sera jamais pardonné. Les occidentaux sont légitimes en allant ouvrir des conflits chez les autres, mais qu’un illuminé ne s’en vienne pas élargir le front. Là nous tombons dans le terrorisme. Avec la poursuite de ses guerres néocoloniales, l’Occident joue à chat perché, je tue qui je veux dans le monde, mais si le boomerang revient chez moi, là je crie « perché ». La mort est pour les autres, si loin qu’on ignore qui ils sont.
L’arrivée d’Emmanuel Macron, comme nouveau mandataire du Liban, laissait penser à quelques crédules que la libération d’un citoyen libanais détenu abusivement depuis vingt et un ans chez nous, serait un premier geste, comme les chocolats offerts d’entrée à la maîtresse de maison. Rien, ni fleurs ni couronnes. Par des courriers comminatoires, pour l’essentiel venus d’Hilary Clinton, les USA ont toujours exigé la prison à, vie, c’est-à-dire à mort, pour Abdallah. Les israéliens étant moins pressants dans ce dossier, convaincus d’assassiner le militant marxiste dès sa libération. Bref, forgée à Washington par ces maîtres-là, la doctrine française reste la même : une mort lente en cellule. Etrange pourtant cette phrase de Macron alors qu’il était interrogé à Beyrouth sur le sort d’Abdallah. Répondant à une question le président français a lancé une phrase dont la fin est restée noyée dans sa gorge : « Il faut pour cela qu’Abdallah signe... ». Signe quoi ? L’élève des jésuites exige-t-il la signature d’un pardon ? Afin d’obtenir la rédemption des péchés ? Que veut-il ? A partir de 1980 Abdallah a agi en toute cohérence et lucidité, « je vais faire la guerre chez eux à ceux qui nous la font chez nous ». Certain de la justesse de son choix, on ne voit pas quelle contrition il pourrait formuler aujourd’hui. Chez celui qui devient un vieil homme, les idées sont intactes.
Démontrée par chacun de ses mots, la méconnaissance qu’a Macron de l’histoire du Liban risque de conduire à un nouveau conflit, dans lequel le cas Abdallah va se perdre. Croyant agir, alors qu’il frappe des poings comme un lapin sur son tambour, le président français s’en tient à réciter des fiches Wikipédia, alourdies de quelques fautes gribouillées par ces diplomates néoconservateurs qui peuplent les étagères du Quai d’Orsay. Dans le drame libanais son unique domaine de compétence est le dossier concernant ces banquiers qui ont transformé leur pays en Titanic. Soyez certain que personne ne lui conseillera de convoquer Jonathan Randal à l’Elysée, afin que cet immense journaliste et écrivain (qui vit en France) lui détaille son expérience, celle rapportée dans un livre toujours actuel bien que publié en 1984, « La Guerre de mille ans ». Ouvrage qui décrit la prise de contrôle du pays par la presque totalité des potentats claniques chrétiens maronites, cela aussi bien en politique qu’en économie. Sorte de coup d’état sans le nom qui va les conduire, avec la bienveillance de Washington et Tel Aviv, à envisager la création d’un état chrétien au cœur même du Liban. Autres mots, qu’Emmanuel Macron devrait écouter les yeux fermés, ceux sortis de la bouche de Georges Corm, l’universitaire essentiel, auteur par exemple du « Proche Orient éclaté ». Ce vieil intello désespéré connait les racines de la misère, celles qui poussent son pays vers une disparition qui s’annonce.
Dans un tel chaos, avec si peu de lumière pour éclairer la scène, on ne peut raisonnablement prévoir la sortie de prison de George Ibrahim Abdallah qu’après celle de Michel Fourniret.