il manifesto, Le Courrier de Genève, mardi 18 avril 2006.
Le « printemps français » met à nu trente ans de politiques néolibérales, qui ont fait de la précarité de l’emploi, en particulier chez les jeunes et les femmes, la norme des rapports de travail.
En France, la mobilisation des jeunes précaires peut être interprétée, au niveau européen, comme la première grande crise du mode de régulation néo-libéral du capitalisme cognitif. La mise en oeuvre de ce type de régulation, inspirée du modèle anglo-saxon, a été poursuivie, malgré les résistances, par les différents gouvernements français de ces trente dernière années. Sa logique, avec l’application du plan européen de Lisbonne, dérive d’une conception hyper-technologique et scientiste de la knowledge-based economy, à savoir l’économie basée sur la connaissance. Son objectif principal, sur le plan de la régulation du marché du travail, est d’aboutir à une segmentation artificielle du travail cognitif basée sur l’opposition de deux secteurs et de deux composantes de la force travail.
Selon cette articulation, un premier secteur concentre l’élite du travail intellectuel spécialisé dans les activités les plus rentables de l’économie de la connaissance, notamment les services financiers aux entreprises, la recherche appliquée et l’obtention de brevets. Ce secteur de la force travail, hautement qualifié, voit ses rémunérations et ses compétences nettement reconnues. La rémunération intègre de plus en plus une participation aux dividendes du capital et les employés concernés bénéficient des formes de protection d’un système de fonds de pension et d’assurances maladie privées.
Le second secteur, en revanche, concentre une main-d’oeuvre dont les qualifications ne sont pas reconnues. Les travailleurs de cette catégorie finissent donc par subir un phénomène de « déclassement »1, à savoir une dévalorisation des conditions de rémunération et d’emploi par rapport aux compétences liées à la propre activité professionnelle. Ce secteur devrait non seulement assurer les fonctions néo-tayloristes des secteurs traditionnels et les nouveaux services standardisés de type McDonalds, mais surtout les emplois les plus précaires de la nouvelle division cognitive du travail.
Désormais, l’importante diffusion du travail précaire ne concerne plus seulement le secteur privé, mais également le secteur de l’enseignement et de la recherche publics. Dans ces conditions, le Contrat première embauche (CPE) n’était que le dernier maillon d’une progressive précarisation et dérégulation du marché du travail, qui va de pair avec une réduction des garanties sociales et individuelles liées à l’Etat social.
Cette politique s’est développée en une multiplication de formes contractuelles de précarité, en dérogation au statut de sésame constitué par le Contrat à durée indéterminée (CDI). A partir des années 1980, les formes de contrats précaires se sont multipliées en France (contrat à durée déterminée ou CDD, intérim, contrat d’apprenti, emplois subventionnés, etc.) Si le CDI reste la norme pour la majorité des salariés français, les contrats de travail précaires représentent le 14% de l’ensemble et le 70% des nouveaux postes de travail. Si l’on tient compte du travail à temps partiel non volontaire, les salariés précaires atteignent en France le taux de 20%.
Cette précarité et cette dévalorisation de la force travail s’est peu à peu concentrée sur deux catégories : les jeunes et les femmes. En 2003, dans le secteur privé, les travailleurs précaires représentaient le 13% des salariés, alors qu’ils atteignaient le taux de 31% pour la tranche des 15-29 ans. Dans le secteur public, ce taux montait même jusqu’à 40% pour les jeunes.
Autre chiffre alarmant : à la précarité du contrat de travail s’ajoutent les fortes disparités de salaire entre générations. En 1975, la différence de salaire entre deux travailleurs de 30 et de 50 ans était de 15%, alors qu’aujourd’hui l’écart est en moyenne de 40%.
Pour compléter ce cadre synthétique de la précarisation des jeunes, il ne faut pas oublier quatre autres facteurs déterminants. Premièrement, chaque année, en France, les jeunes en formation ou fraîchement sortis des études effectuent environ 800000 stages non rémunérés ou avec des rémunérations dérisoires. Sauf que le travail effectué correspond à peu de choses près à celui accompli par un employé fixe. La révolte contre cette forme d’esclavage moderne est à l’origine de la création spontanée, à partir d’un simple blog, du mouvement « Génération précaire », qui a recours à des formes de lutte semblables à celles des altermondialistes italiens de ces dernières années.
En outre, pour financer leurs propres études et pour subvenir à leurs besoins, les étudiants français doivent travailler (ce qui est aussi le cas dans d’autres pays européens, ndtr). Dans le 20% des cas, cette activité salariée correspond à l’équivalent d’un mi-temps étalé sur une année complète. En troisième lieu, les jeunes de moins de 25 ans ne peuvent bénéficier du Revenu minimum d’insertion (RMI), actuellement de 433 euros. Cette mesure discriminatoire s’explique par le besoin d’assurer une abondante réserve de « bras intermittents » dans le secteur des services industriels (les fameux McJobs), qui exploitent une grande quantité de force de travail composée d’étudiants.
Enfin, dernier facteur à ne pas négliger, l’entrée tardive sur le marché du travail et la discontinuité de la carrière professionnelle des jeunes, rythmée par des périodes de formation, de petits contrats et de stages, rendent plus difficile l’accès aux garanties d’un système de protection sociale et compromettent, pour la plupart des jeunes, l’assurance de jouir d’un retraite suffisante.
Les exonérations aux employeurs relancent peu l’embauche
C’est dans ce cadre qu’ont été insérées les dernières mesures du gouvernement Villepin, non seulement avec l’instauration du CPE (retiré par le premier ministre depuis lundi 10 avril, ndtr), mais aussi avec le CNE (Contrat nouvelle embauche).
L’élément commun aux deux formes de contrat de travail est la suppression de la juste cause en appliquant une période d’essai de deux ans, durant laquelle le contrat peut être annulé à n’importe quel moment par une simple lettre recommandée et sans aucune justification ni possibilité de recours. En fait, le licenciement pour des motifs injustifiés selon le traditionnel code du travail (discrimination, grève, heures supplémentaires) serait désormais légalisé, puisque l’employeur, pendant deux ans, n’a plus l’obligation de motiver le licenciement par une raison sérieuse.
De ce point de vue, les seules différences entre ces deux types de contrat résident dans les secteurs et dans les catégories de personnes auxquels ils sont appliqués. Le Contrat nouvelle embauche, entré en vigueur en août 2005, est applicable à tous les salariés des sociétés de moins de vingt personnes. Ce contrat concerne donc, en France, environ 4,5 millions de salariés. Le champ d’application du CPE, en revanche, concernait les jeunes de moins de 26 ans dans les sociétés de plus de vingt salariés. Cela touche potentiellement 2,6 millions d’actifs. Le CPE prévoit également une exonération totale pour l’employeur des charges sociales pendant trois ans si le jeune employé est au chômage depuis plus de six mois. Cette mesure s’ajoute à la pléthore de mesures de subventions à l’emploi dont bénéficient les entreprises, sans obtenir un effet marquant sur la création d’emplois ni sur la baisse du chômage en France.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi le mouvement des étudiants et des jeunes précaires a été le moteur d’un puissant processus de recomposition sociale, à la fois territorial et intergénérationnel. Le mouvement anti-CPE, parti des universités, s’est rapidement élargi aux lycées de banlieues. Ce mouvement de révolte est parvenu à démythifier une des principales raisons avancées par le gouvernement pour légitimer une mesure destinée à réduire le chômage des jeunes de banlieues, là où se trouve la plus importante force de travail sans qualifications et par conséquent exclue du nouveau capitalisme cognitif. Si cet argument était vrai, alors pourquoi le CPE s’adressait à tout les jeunes du pays et non aux seuls jeunes sortis du système scolaire sans diplômes ?
Sur le plan intergénérationnel, ce processus de recomposition est en partie lié aux conditions sociales des parents et des jeunes. Ces derniers semblent limités par un horizon de précarité et d’incertitudes, sans pouvoir construire un parcours autonome loin de la famille. Dès lors, comment espérer décrocher la location d’un appartement si le CPE n’offre aucune garantie de stabilité et de revenus ?
Il faut au moins 1300 euros par mois pour vivre à Paris.
Plus grave encore est la prise de conscience qu’un CDI ne protège même plus d’un licenciement, d’une réduction de salaire ou d’une péjoration des conditions de travail. Il suffit d’observer l’augmentation du nombre de travailleurs à plein temps qui disposent du salaire minimum (fixé à environ 1000 euros). Dans une ville comme Paris, le strict minimum vital a été établi à 1300 euros, alors que le salaire moyen de la « classe moyenne », en France, est à peine supérieur à 1400 euros.
Tous ces facteurs contribuent à expliquer l’intensité d’une crise sociale dont l’enjeu va bien au-delà du bras de fer sur le retrait ou pas du CPE. Ce qui est certain, c’est que la sortie de crise ne viendra pas d’un hypothétique retour à un mode de régulation fordiste [1]de l’emploi, comme le propose, avec des variantes, une majorité de la gauche française (des socialistes jusqu’aux trotskistes). Le problème principal que pose la lutte des étudiants et des précaires, en France et en Europe, est celui de l’élaboration d’un nouveau droit du travail et d’un système de protection sociale capables de concilier sécurité du revenu et mobilité du travail, mais en favorisant la mobilité voulue et non imposée par l’employeur.
Dans ce contexte, il devient essentiel de développer la revendication d’un revenu social garanti indépendant de l’emploi et qui consentirait une liberté de choix. Un tel revenu, du point de vue d’une économie basée sur la connaissance, pourrait aussi être considéré comme un investissement collectif du savoir et comme un revenu de base pour chaque individu. En opposition au CPE, son instauration pourrait être graduelle et commencer par un revenu équivalent à la moitié du salaire moyen (environ 700 euros, donc) pour tous les jeunes entre 18 et 26 ans.
Carlo Vercellone, il manifesto.
– Traduit et adapté par Luca Benetti
– Source : Le Courrier www.lecourrier.ch
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