Bonjour,
Vous aimez l’humour ? Oui ? Ca tombe bien, parce que j’aime bien rigoler, moi aussi. Et ce ne sont pas les raisons qui manquent, oh, ça non.
Tenez, par exemple, vous la connaissez celle-là ?
"Question : Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, où trouvait-on la plus forte concentration de Juifs ? Réponse : dans l’atmosphère."
Racontée par Woody Allen, voilà une histoire qui est l’exemple même d’une humour qui serait, comme on aime à le rappeler en fin de repas, "la politesse du désespoir". Vous riez peut-être, mais pas de bon coeur. L’histoire contient beaucoup d’humour mais n’est pas vraiment "drôle", n’est-ce pas ? Humez la subtilité. Sentez la nuance.
Maintenant, relisez cette même histoire. Changement de décor. Imaginez : un banquet du Front National. Jean-Marie le Pen annonce à la ronde "j’en connais une bien bonne. Pendant la deuxième guerre mondiale, vous savez où on trouvait la plus forte concentration de Juifs ? Non ?". Ils rient, bien sûr, mais ils rient de bon coeur (première indice). L’histoire a certes de l’humour, mais eux, en plus, ils la trouvent drôle (deuxième indice). Humez la subtilité. Sentez la nuance. Goûtez ce malaise.
On prête à l’humoriste disparu Pierre Desproges la phrase suivante, prononcée lors d’une émission de radio où il se trouvait face à Jean-Marie le Pen : "on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui". Ce qui est en partie vrai - en partie seulement. Dans l’exemple précédent, il serait plus exact de dire qu’on peut rire de tout, mais pas RACONTEE PAR n’importe qui.
Mais le malaise ne s’arrête pas là . Imaginez des protestations formulées par des rescapés des camps d’extermination. Défendrait-on, et avec la même vigueur, la "liberté d’expression" si l’histoire était racontée par Woody Allen ou par Jean-Marie le Pen ?
Plus compliqué encore : et si les dites protestations étaient formulées par une bonne grosse organisation sioniste - genre front bas et ligue de défense ? Se sentirait-on pousser des ailes pour se joindre à leurs protestations ? Epargnez-moi votre réponse, si elle n’est pas honnête.
En résumé, c’est toute une question de "crédibilité", de "priorités" et même de "légitimité", du côté de l’expression comme du côté de la protestation.
C’est comme lorsque George W. Bush prononce le mot "liberté" quarante fois dans un discours de vingt minutes. On se dit, "liberté, c’est bien, mais surtout pas venant de lui". Et soudain, l’idée de "défendre la liberté" aux côtés d’un G.W. Bush m’inspire un ennui profond. Question de crédibilité.
C’est comme lorsque Condoleezza Rice vient en visite en France. Pas de Tribunal Pénal International qui l’attend à la descente de l’avion, oh non, juste des politiciens plus respectables d’un protocole que d’un peuple assassiné. Question de priorité.
Permettez-moi un petit détour. Je me souviens de l’affaire des foulards à l’école. Et oui, rappelez-vous les cris, les débats, les questions posées à l’assemblée nationale, les lois proposées, débattues, votées. Renseignement pris, le phénomène n’aurait jamais dépassé le stade groupusculaire. Il semblerait qu’elles étaient "au maximum" 400 en France. En comparaison, les Renseignements généraux estiment que le nombre de militants et de sympathisants des mouvements néo-nazis se situe entre 2500 et 3500. Sans parler des Raëliens, des Témoins de Jehova, et autres fachos et tordus.
Et pourtant, pour une affaire qui n’aurait pas dû dépasser le stade de quelques lignes de "brèves", la République était censément en danger. Et d’où venait le danger ? D’un traité constitutionnel ultra-libéral ? D’une privatisation effrénée ? D’un réchauffement de la planète ? D’un empire assoiffé de sang et de pétrole ? Que nenni. Elle venait d’une petite bande de gamines armées d’un morceau de tissu sur la tête. Ouf, on a eu chaud. En tout cas, ils se sont bien amusés à nous faire peur et, par la même occasion, à se faire passer pour des remparts contre une barbarie qui est censée être déjà à nos portes mais qui, en réalité, n’a même pas encore commandé son billet sur Internet.
Leur astuce, si je puis dire, consiste à nous sommer de choisir entre deux alternatives irréconciliables. L’intégrisme ou la liberté. Entre l’Amérique (un pis-aller, avec tous ses défauts) ou l’Islam radical. En oubliant toujours des détails tels que celui-ci : Al Qaeda est une création des Etats-Unis. En oubliant que le radicalisme se nourrit des frustrations et exaspérations devant les injustices flagrantes, permanentes et à sens unique.
Ils tablent (inconsciemment ?) sur un réflexe : lorsque le pompier-pyromane montre l’incendie du doigt, les imbéciles regardent les flammes. La conséquence est qu’au lieu d’avoir à choisir entre la "liberté" et l’intégrisme, nous sommes en réalité sommés de choisir entre l’impérialisme (ou ses porte-parole) et les victimes (ou ses représentants désignés par amalgame). Grâce à la proximité culturelle des porte-parole de l’impérialisme (ils s’habillent comme nous, parlent comme nous.), grâce à la familiarité de leurs noms, de leurs visages, grâce à quelques concessions de forme qui nous rassurent, nous sommes enclins à nous identifier à eux, donc à leur "combat". Rien de tel que la trouille pour resserrer les rangs. Quand comprendrons-nous que l’impérialisme et l’intégrisme sont les deux revers de la même médaille ?
Alors quoi ? Alors les caricatures de Mahomet.
Je n’aime pas la religion. Je déteste les intégrismes. Mais ça m’emmerde de défendre la "liberté d’expression" aux côtés de journaux qui ont soutenu la guerre en Irak et pour qui la liberté d’expression s’arrête à quelques encablures de Tarik Ramadan (pas ma tasse de thé, mais c’est un bon exemple). Des journaux qui se feraient empaler plutôt que de publier des articles allant à l’encontre de leur pensée unique. Deux journaux français ont même publié les dessins, histoire de montrer qu’on ne plaisante pas avec la liberté d’expression. Des journaux qui se la jouent "défenseurs de grands idéaux" mais qui s’écrasent, et se sont toujours écrasés, devant les massacres annoncés, les massacres en cours ainsi que ceux à venir. Pardon : qui s’écrasent lorsque les victimes font partie d’une certaine catégorie. Je veux parler de France-Soir [1] et de Charlie Hebdo [2] qui, en bons néo-croisés, ne défendent la liberté d’expression que lorsque celle-ci prend la tête d’une armée en direction de Jérusalem. Avec, quand même, une mention spéciale à Charlie Hebdo et à son rédacteur en chef, Philippe Val qui, toutes libertés d’expression dehors, a vogué sur toutes les guerres impérialistes depuis celle contre la Yougoslavie.
Alors, aujourd’hui, la sacro-sainte liberté d’expression serait en danger (en attendant le prochain danger). Et devinez qui vient nous sauver ? Oh, comme il est pathétique de voir ces hérauts de la liberté d’expression à sens unique sonner des tocsins en carton pour affirmer leur droit de publier des dessins de Mahomet avec ses fesses à l’air (oui, je sais, mais c’est juste une façon de parler). Mais essayez donc de faire publier dans Charlie Hebdo un vrai droit de réponse, juste pour voir.
Le danger venant toujours d’ailleurs (c’est-à -dire pas de Dassault, ni de TF1 ni de Lagardère), il suffit d’ajouter une pincée de Robert "bob" Ménard ("nous défendons la liberté de la presse partout sauf chez nos bailleurs de fonds") et de servir la soupe pendant qu’elle est encore chaude.
Quant aux intégristes, qu’ils soient barbus, coiffés d’une kippa ou couverts d’un foulard Hermès, je les emmerde aussi. Question de principe.
Oui, il faut défendre la liberté d’expression. Celle de la résistance irakienne par exemple, qu’on ne voit pas souvent interviewée. Celle des palestiniens, qui n’ont le droit d’exprimer un choix que lorsque celui-ci sied à leurs geôliers, n’est-ce pas ? Celle des prisonniers/innocents de Guantanamo. Celle des prisonniers/innocents de Bagram, d’Abou Ghraib. Alors, Philippe Val, entre une mère Irakienne qui pleure le dégât collatéral d’une bombe US de 500 kg que tu as indirectement mais goulûment appelée de tes voeux (tout en feignant ne pas le savoir) et ta liberté d’expression chérie à sens unique, disons que tu m’emmerdes, sérieusement. Question de crédibilité.
Quel rapport entre les caricatures, la liberté d’expression et l’occupation de l’Irak ? En apparence, rien. Mais les choses étant ce qu’elles sont, je mettrais bien dans une même cage certains média commerciaux, les intégristes, C. Rice et G. W. Bush. Tous habillés d’orange. Question de priorité.
Comme toujours avec les média, leurs silences sont plus instructives que leurs agitations outrées. Les vrais barbares des temps modernes, les plus dangereux, ne portent pas la djellaba mais un costume trois-pièces ou un tailleur. Ils ne vivent pas dans une grotte, mais président des conseils d’administration et des conseils de guerre. Ils n’ont pas le teint hâlé, mais des visages pâles. Question de discernement.
Alors, la prochaine fois que les média vous annonceront que les barbares sont à nos portes, ne paniquez pas : c’est juste le livreur de couscous à domicile qui vient de sonner.
Question de pratique.
Viktor Dedaj
"allo ? oui, c’est pour commander une fatwa, sauce blanche"
Avril 2006