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Un État fossoyeur jusqu’au bout de l’indigence

De nombreuses erreurs de casting se produisent ces derniers jours au sommet de l'État haïtien. Loin d'être hasardeuses, elles sont profondément révélatrices et dénotent que la médiocrité qui a pris le pouvoir en Haïti est en train de se transformer en un monstre hideux qui, déshumanisant tout, ne sait plus jusqu'où s'arrêter dans l'horreur. C'est désormais un État fossoyeur qui prend forme et émerge. Poussé par les basses eaux de la médiocrité des élites, irrigué et canalisé par l'expertise internationale, il dérive à tout va, nu dans ses haillons et gluant dans sa pestilence, jusqu’au bout de l'indigence.

Le casting des corrompus

Depuis les violents évènements qui ont accompagné l’annonce (depuis suspendue) de la hausse des prix du carburant, sur injonction du FMI, Haïti connait une crise larvée qui révèle de béantes fissures dans la machine administrative de l’État. Alors que l’État démocratique, renforcé et stabilisé par plus de 30 ans de mission d’expertise des nations Unies, et de projets du PNUD, de l’Union Européenne et de l’USAID, devait être au service de la population, on découvre stupéfait, à travers des dénonciations publiques entre sénateurs qui s’accusent mutuellement de vol et de détournement de fonds, qu’il n’est qu’une machine programmée pour voler, pour corrompre et pour entretenir la criminalité.

En effet, le 17 juillet dernier, sur les ondes d’une station de radio de la capitale, le président du Sénat de la république a accusé formellement un sénateur de l’opposition d’avoir utilisé, pour ses fins personnelles, une génératrice initialement destinée à la population de son département. Visiblement vexé et atteint, non pas forcément dans son orgueil, mais probablement par le manque de solidarité et de réserve généralement maintenu entre membres d’un même corps, le dit sénateur, sans perdre de temps, pour se défendre, a dénoncé, lui aussi sur la même station, une pratique déloyale qu’aurait mise en place le président du sénat pour que l’État haïtien lui paye un loyer coûtant la bagatelle somme de 8 000 000 de gourdes par an, soit plus de 119 000 dollars américains par an.

Et depuis, comme par un effet domino, d’autres révélations sont venues enfler la polémique laissant croire que le président du sénat serait le vrai propriétaire de la maison que l’État lui paye comme résidence officielle. Il faut dire que c’est une pratique probablement courante en Haïti. On n’a qu’à se rappeler du scandale de la faillite programmée de la banque commerciale dénommée SOCABANK. Les faits portés dans la presse avaient révélé que l’un des directeurs, propriétaire d’une firme de formation en management, se faisait payer des cours de formation par sa propre entreprise pour son propre recyclage qui n’a apporté aucune performance à la banque, sinon que la faillite.

C’est malheureusement cette trame d’escroquerie qui inspire encore nombre de fonctionnaires de l’administration publique en Haïti, puisque l’impunité et la corruption de la justice régnant ont transformé le modèle en un cycle de succès, malgré 30 ans d’assistance internationale conduite par les agences internationales a travers des projets de renforcement de l’État de droit. Ainsi, d’autres révélations faites cette fois sur d’autres stations de radio montreraient que le puissant président du sénat n’est pas à son coup d’essai. Il aurait aussi dit-on emprunté de l’État, par le biais du Fonds de Développement Industriel (FDI), plus de 750 000 dollars américains pour monter, au nom de son fils ainé, âgé de vingt ans à peine, une entreprise de location de voitures dont l’État serait encore le principal client.

On est bien en présence d’une technique classique de prévarication : grâce à mon réseau d’accointances j’accède à un poste de fonctionnaire ou j’obtiens un mandat d’élu. J’utilise ma position pour emprunter de l’argent à l’état, souvent dans l’irrespect des normes, puis je monte une entreprise avec cet argent sous un prête nom et je mets à contribution mon influence ou pouvoir décisionnel pour forcer l’État à acheter des services aux mains de cette entreprise. Je suis à la fois fonctionnaire public, bénéficiaire et de prêts venant des fonds publics, entrepreneur sponsorisé par l’État et fournisseur de service à l’État. C’est ainsi que se font les passations de marché en Haïti, malgré la Cour des comptes, malgré la Commission nationale des marchés publics. D’ailleurs, c’est le président de la république qui eut à dire en juin dernier que tous les gros contrats signés par l’État haïtien, depuis au moins ces dix dernières années, étaient surfacturés. On notera que malgré ces déclarations aucune action en justice n’a été intenté contre les auteurs pourtant identifiés et connus. Et c’est à ce gouvernement que l’Union Européenne attribue des notes de bonne gouvernance.

On se doutait bien que l’État haïtien était corrompu, mais on se gardait de penser que la mécanique était aussi pourrie et que le cynisme et la gloutonnerie des gens au pouvoir pouvaient aller aussi loin. Alors que le peuple est totalement démuni et vit dépourvu de tout, on découvre que les maigres ressources de l’État sont partagées entre les gangs du secteur privé et les gangs du secteur politique avec la bénédiction des acteurs de la communauté internationale qui ne cessent de leur apporter une expertise ne faisant que rendre la machine plus corrompue et plus dysfonctionnelle.

Avec de telles pratiques, on se rend compte que la dilapidation des fonds de Petrocaribe n’est qu’un détail dans la chaine stratégique de la corruption promue à la tête de l’État haïtien. Quand on sait que les sénateurs et les députés haïtiens reçoivent déjà d’énormes subventions et s’approprient la plus grande part du budget de la république, il y a de quoi mettre le feu aux poudres dans ce pays.

D’énormes largesses pour si peu de relevance institutionnelle

Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment a-t-on pu se déshumaniser autant pour ne plus pouvoir s’arrêter dans l’horreur ? Et comment d’autres peuvent-ils justifier l’inacceptable au point que certains directeurs de média peuvent encore justifier ces pratiques de prévarication en osant dire que les élus ont besoin d’un certain standard pour vivre. Mais si les élus ont besoin d’un standard de vie qui exige toutes ces largesses, toutes ces subventions, tous ces frais, toute cette corruption, de quel standard a besoin la population ? Les élus et les fonctionnaires ne sont-ils pas au service de la population ? Comment celui qui sert le souverain peut-il être mieux traité que le souverain ? La démocratie n’est elle pas le gouvernement exercé par les représentants du peuple pour les intérêts du peuple ? Pourquoi quand il faut exiger des sacrifices, c’est toujours vers le peuple qu’on tend le plateau pour lui demander davantage de sacrifices, de privations et d’humiliations ? Pourquoi, quand, pourtant, on doit gaver des subventions du FDI, de l’ONA et du trésor public, on tend le plateau vers les entrepreneurs et les politiques ?

Acculé, le président du sénat a été contraint de révéler que c’est toute la machine d’état qui reçoit de telles largesses et qui se gave au nom de la population. Évidemment, ces déclarations font peur en certains lieux où les gens non autorisés bénéficient aussi des largesses et des subventions du pouvoir. Tel semble être le sens du cri lancé par certains éditorialistes qui demandent aux élus d’arrêter de se tirer dans les pieds et dans les béquilles. La métaphore est suggestive et permet de comprendre que pour ces journalistes, ce n’est pas la corruption qui est condamnable, c’est le fait qu’elle soit connue publiquement et dénoncée en si haut lieu. Car à force de révélations, on peut descendre dans des strates profondes qui révèleraient davantage de corruption que certains médias aident à contenir parce que leurs journalistes se trouvent aussi sur les feuilles de subvention des politiques.

Libre à vous de comprendre que les béquilles renvoient aux supports médiatiques et les complicités de la société civile qui permettent au système de continuer à marcher alors qu’il devait être à terre si chacune des parties prenantes de la société tenait son engagement responsablement. Qui pour informer véritablement, qui pour s’indigner et refuser de collaborer avec la médiocrité, qui pour sanctionner et réparer.

Mais alors, vu les proportions de cette corruption, et sachant que tout marche de travers dans ce pays, on se demande pour quel service, pour quel résultat, pour quelle relevance institutionnelle, pour quelle efficacité administrative accorde-t-on autant de privilèges aux hommes de pouvoir et aux fonctionnaires ? Pourquoi une machine politique qui, dans sa globalité, n’est ni efficace, ni efficiente, ni professionnellement compétente, ni éthiquement compétente, ni humainement compétente peut-elle bénéficier et jouir de tant de privilèges ? Au-delà de la question de l’efficience qui pose le rapport de l’efficacité et du coût d’entretien de la machine politique, on peut aussi regarder le problème sous un angle éthique et pour tout dire humain. Pourquoi un homme politique à qui on confie un mandat pour servir la population doit-il vivre dans un luxe ostentatoire ? Ce besoin de luxe pour les politiques n’est-il pas le signe d’une insoutenable médiocrité humaine, surtout qu’il se met en place au détriment de la majorité et dans le pays le plus pauvre du continent américain ? On ne peut oublier que ces largesses sont mises en œuvre par le même État qui a fait passer le salaire des ouvriers de 300 gdes à 350 gdes alors que ceux-ci en réclamaient 800 gdes.

Comment peut-on être compétent et se trouver en situation de responsabilité sans pouvoir répondre avec intelligence aux défis de sa société ?

Le casting de l’imposture du savoir

Certains me rétorqueront que la plupart de ces gens sont parfaitement compétents puisqu’ils viennent aussi bien des grandes écoles et universités haïtiennes que des grandes universités nord-américaines et européennes. Évidemment, l’on ne peut ignorer que depuis toujours, et notamment durant ces 60 dernières années, la machine étatique haïtienne a été piloté par ceux qui ont les plus prestigieux titres académiques. Mais sont-ils compétents pour autant ? Un titre académique même du plus prestigieux centre universitaire de la planète suffit-il à justifier une compétence ? La compétence n’est-elle pas plus intimement liée à un savoir en situation ? La compétence n’induit-elle pas une grande responsabilité dans la gestion des affaires dont on a la charge ? La responsabilité d’une personne compétente n’est-elle pas liée à sa capacité de faire face à une situation problématique en y apportant les réponses qui permettent de la maitriser ?

Quand on voit l’indigence qui submerge Haïti, peut-on sérieusement avancer l’hypothèse d’une prise en charge de ce pays par des hommes et des femmes compétents sans une remise en cause de la notion de compétence ? Nous sommes de ceux qui pensent résolument que le savoir n’a de vocation que pour apporter des réponses satisfaisantes et pérennes aux défis qui se posent dans l’environnement de ceux qui le détiennent. Quand on voit la légèreté, la roublardise, la désinvolture avec lesquelles l’actuel ex premier ministre, qui serait, dit-on, un grand professionnel de la médecine interne, a géré le pays pendant ses 17 mois de règne, on ne peut qu’avoir des doutes sur son professionnalisme comme médecin. Je laisserai volontiers à ses patients le soin d’en témoigner.

Quant à nous, nous vivons dans la certitude qu’une personne compétente professionnellement porte en lui la marque d’une dignité qui la fait briller partout où elle passe. Un médecin professionnellement compétent ne pourra peut-être pas faire voler un avion, mais son professionnalisme l’empêchera de laisser croire qu’il le pourra et l’interdira de se mettre dans la posture du pilote. La personne compétente ne circonscrit pas son professionnalisme à une zone donnée. Elle est dans un agir éthique permanent qui la permet toujours de se situer dans l’anticipation et la prévention, mais jamais dans l’imposture et l’escroquerie. Une personne compétente n’est pas celle qui éblouit par ses titres, ses diplômes et son parcours, mais celle dont l’âme brille et qui permet à sa flamme externe d’éclairer et non d’enfumer.

Le casting de la roublardise et du mensonge

Pour se rendre compte de la pertinence de ce que nous avançons, il suffit de regarder le mauvais casting qui se joue à la tête de l’État par les représentants de l’exécutif et du législatif. Ce samedi 14 juillet 2018, pour échapper à un vote de censure à la chambre des députés, le désormais ex-premier ministre avait laissé entendre qu’avant de se présenter à la séance d’interpellation, il avait remis sa démission au président de la république. Ce faisant, par roublardise et flemmardise, il enfonce le pays dans une autre crise qui révèle la médiocrité administrative et humaine en charge des affaires du pays.

D’une part, en disant avoir démissionné avant de répondre à l’interpellation, l’ex-premier ministre s’est mis dans une situation d’usurpation de titres et doit être poursuivi par la justice. Car s’il avait tant soit peu démissionné de son poste, il n’avait plus aucune raison de répondre à l’interpellation de la chambre des députés dont l’issue de la séance allait être un vote de censure de son gouvernement. C’est donc un usurpateur, sans qualité et titre qui a mobilisé les moyens et ressources de l’État pour se présenter devant les députés. C’est un acte d’une grande irresponsabilité.

D’autre part, la démission d’un personnage aussi haut placée dans la hiérarchie doit se faire formellement, dans une solennité qui respecte les normes administratives. La lettre de démission d’un premier ministre, est un document administratif appartenant aux archives de l’État. Á ce titre, celle de l’ex premier ministre Lafontant devait être adressée au président de la république, et soumise en copie conforme aux présidents des deux branches du parlement. Or quatre jours après l’annonce de cette démission verbale et informelle, il était impossible de retracer l’existence de ce document. Les insistances de quelques-uns ont forcé la présidence, le 17 juillet dernier, à sortir une lettre pour confirmer les propos de démission de l’ex-premier ministre, mais sans apporter la preuve matérielle de la démission. Ce qui est encore un acte d’une grande légèreté protocolaire et administrative, car le président s’est transformé, ce faisant, en porte-parole du premier ministre. Devant les questions qui se sont faites encore plus insistantes, le président de la chambre des députés a rédigé, le 18 juillet, un message sur twitter disant qu’il avait bel et bien reçu la lettre de démission du premier ministre. Mais voilà que le document produit comme preuve est une banale lettre écrite sur une feuille volante, sans le formalisme administratif attendu : sans entête officielle, sans sceau d’estampillage de la primature, sans sceau d’estampillage de l’accusé de réception du secrétariat du parlement. Un scénario qui montre l’État haïtien, tel qu’il est dans la réalité, nu dans ses haillons et gluant dans sa pestilence,

Tout cet imbroglio révèle qu’il y a une limite qui a été franchie dans l’indigence en Haïti. Et c’est ce que nous n’avons de cesse de dénoncer. Loin de prendre conscience que le système est à bout et qu’il faut changer de logiciel, les experts de la communauté internationale, les groupes économiques dominants préfèrent l’orienter vers son côté obscur en lui trouvant des monstres toujours plus affreux, toujours plus laids pour stabiliser la médiocrité.

Promouvoir l’éthique pour réhabiliter le lien de la transmission générationnelle

Ces mauvais castings à la tête de l’État sont le signe d’une pestilence qui gangrène la société et qui montre que la puanteur ne peut plus être contenue. Mais si ces faits ont été maintenus si longtemps secrets, c’est parce que beaucoup en ont profité. Aussi, il y a lieu de rappeler que la persistance de ce système tend à démontrer aussi que les gens prétendument honnêtes et compétents ont de tout temps pactisé et flirté avec la médiocrité et la criminalité pour stabiliser leur profit personnel. Les pratiques mafieuses imputées aux hommes politiques haïtiens sont mises en œuvre à tous les étages de la société : dans les ONG, dans les entreprises privées, dans les institutions publiques et aussi dans les familles.

C’est tout le système humain haïtien qui est gangrené par la corruption et qui exige une intervention urgente. Et c’est parce les signes d’une grande décomposition sont manifestes qu’il faut plus que jamais poser le problème de la régénération éthique pour sauver Haïti. Il faut arrêter avec les petits enfumages, les petites activités mises en œuvre par l’ONU et les agences internationales depuis 60 ans et qui ne profitent qu’aux mêmes. Il est temps de poser le bon diagnostic et d’aller vers les causes racines. Il est un fait connu de tous qu’une certaine partie de la communauté internationale, la plus influente d’ailleurs, aime travailler avec les médiocres. Car, c’est à travers eux qu’elle trouve la justification de sa présence et le marché pour son expertise. Mais il est temps que cette communauté internationale comprenne et se dise que plus de 70 ans à faire les mêmes petites choses sans aucun résultat prouvant, c’est manifestement déshumanisant tant pour soi que pour l’autre. Et cette déshumanisation mutuelle peut être à la base d’une radicalisation de la société. De toute évidence, Justifier ce qui se fait en Haïti, c’est être merveilleusement bête ; vouloir continuer de soutenir, de stabiliser et de renforcer le système économique, social et politique actuel, c’est se montrer monstrueusement supérieur dans son indigence.

Il est manifeste qu’i y a un lien générationnel qui a été rompu et que rien ne peut être stabilisé ou renforcé sur les bases de cet État. Haïti a un besoin imminent de se donner un nouveau logiciel managérial avec des repères éthiques portés par un réseau de citoyens engagés, solidaires et responsables. Il faut construire des ponts sur l’indigence pour pouvoir assainir l’État, élever les consciences afin de sortir Haïti peu à peu de ce chaos qui prend forme.

Erno Renoncourt

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Dominique Fernandez : Ramon
Bernard GENSANE
(Paris, Grasset, 2008) La lecture des livres de Dominique Fernandez (romans, livres de voyage, photographies) m’a toujours procuré un très grand plaisir. Avec, cependant, deux petits bémols. Pour se rassurer, j’imagine, Fernandez éprouve le besoin d’en faire des kilos, d’écrire jusqu’à plus soif. Dans son très beau livre sur Tchaikovski, par exemple, s’il ne nous décrit pas trois cents rues et artères russes, il n’en décrit aucune. Dans son Ramon, il nous inflige, par le menu (c’est le cas (…)
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