Le 700ème ? Il faut fêter ça !
En tant que “ garçon ”, je ne peux pas me représenter à quel point une fille française, souffre lorsqu’on lui dit, dès la prime enfance, qu’elle appartient par raccroc au genre humain car elle n’est pas un “ Homme ”. Comment reçoit-elle, dès les petites classes, la notion que, en grammaire, en “ bon français ”, le masculin l’emporte sur le féminin ?
Cette remarque m’a plongée dans un abîme de souvenirs.
Personnellement, bien que "fille", je n’ai jamais souffert du "bon français" (au contraire, au sens littéraire, c’est un viatique, un bien commun à protéger), ni de cette règle de grammaire, qui n’est ni plus ni moins offensante que l’accord des participes ou la concordance des temps.
Je crois que la plupart des enfants, si on ne leur tortille pas la cervelle, sont parfaitement capables de comprendre que le masculin du français sert aussi de générique. Il y a des enfants, il y a des adultes, un point c’est tout. Si la formulation de la règle est devenue équivoque, cela tient à l’histoire et à l’évolution sociale, non à un quelconque "esprit de la langue" prédéfini et figé.
Je me rappelle que dans la vaste cour de récréation du lycée Camile Sée, pavée de briques rouges et grises, mes camarades et moi (c’était un lycée de filles) nous trouvions tout naturel de jouer aux Trois Mousquetaires. Je faisais un d’Artagnan tout-à-fait plausible, Athos, Porthos et Aramis aussi, tandis que le rôle de la perfide Milady était incarné par Rosine Chaumet.
C’était le temps heureux de l’enseignement du français et des compositions de récitation. Ma soeur et moi apprenions par coeur le théâtre classique. Et je m’identifiais aussi facilement à Titus : "Dans l’orient désert, quel devint mon ennui...", qu’à Bérénice : "De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur"... ; à Hermione : "Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,/J’aime à vois que du moins vous vous rendiez justice,/ Et que voulant bien rompre un noeud si solennel / Vous vous abandonniez au crime en criminel./ Est-il juste après tout qu’un conquérant s’abaisse / Sous la servile loi de garder sa promesse...", et à Oreste : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?/ À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?/ Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?/ Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne..."
Comme je ne pouvais m’identifier ni à Arsinoé, ni à Célimène, ni à la sage Éliante, j’étais Alceste, évidemment. En tant que Sganarelle, Médecin malgré lui, je parodiais les Diafoirus, et je rossais ma femme qui me le rendait bien (par valets interposés). Plus tard, j’ai même été, dans un sketch de Boris Vian, le curé qui fait le tour des bistrots en quête d’âmes à sauver, et qui, grâce à sa parole pleine d’une suave componction, s’en retourne avec à son bras à une fille "de mauvaise vie" qu’il se propose de catéchiser.
Et puis ce furent les romanciers et les poètes, et je voyais bien que nulle part le masculin ne l’emportait sur le féminin, au sens incriminé par les neuneus d’aujourd’hui. Il était question d’hommes et de femmes qui avaient leur propre histoire. Et je pouvais aussi bien partager les imprécations de Baudelaire :
"La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,/ Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;/ L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,/ Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout".
Je voyais bien que nous étions tous embarqués sur le même bateau.
C’est pourquoi, pour conclure de façon plus pragmatique (et je sais que B. Gensane pense comme moi), je trouve consternant que se répande, au nom d’un pseudo-féminisme et aux dépens de notre langue, la détestable manie de l’écriture inclusive, qui défigure et ridiculise de plus en plus de déclarations tant syndicales que politiques. Loin de racheter la prétendue malédiction du masculin qui l’emporte sur le féminin, elle ne fait que désigner la féminité comme un élément parasite, un "e", à la lettre, muet.
Il est vrai que nous naissons "dans la langue", mais plus encore (comme le dit le génial et inépuisable Bakhtine), quand nous voulons parler, nous trouvons le mot "déjà habité" (de significations dont l’ont peuplé tous ses emplois au cours de l’histoire) ; et tout l’art de la parole pertinente est dans le traitement que l’on réserve aux anciens habitants, suivant les circonstances (car le contexte est essentiel). C’est vrai aussi du langage politique, qui est aussi nuisible comme langue de bois que comme approximation équivoque.
Il me reste à remercier B. Gensane pour toutes ses contributions à LGS et à lui souhaiter une belle et bonne journée.
Allez, un petit apéro...