Quand un fil dépasse d’une pelote, il est tentant d’y tirer dessus, juste pour voir jusqu’où cela peut mener.
Au commencement, il y a la notion floue d’ordre public. Puis ensuite, la notion commode de « menace à l’ordre public ».
N’oubliez pas que nous avons la chance enviable de vivre dans l’allégresse du monde libre et que les barreaux ne sont là que pour assurer notre sécurité.
Je file par voie numérique au Conseil Constitutionnel, récupère « Libertés et ordre public », un texte de 2003 (1). D’entrée, on comprend que nous sommes bien au cœur des gardiens du Temple, de la Cinquième République. La Liberté, en majuscule et au singulier a eu par trop de significations, c’est pourquoi l’auteur préfère libertés, en minuscule et au pluriel. Vous évoluez en toutes libertés, mais dans un cadre restreint, de plus en plus restreint.
Sur l’ordre public, on peut lire : « Le Conseil constitutionnel n’a jamais défini ce qu’il entendait par ordre public... mais, à la lecture de ses décisions, il est facile de comprendre ce à quoi il fait référence. Il s’agit en fait d’une notion que tout le monde comprend sans qu’il soit besoin de lui donner une définition précise !
Il est cependant possible de dire que la définition donnée de l’ordre public par le Conseil constitutionnel est très proche de celle utilisée en droit administratif français depuis plus de deux siècles. Elle recouvre « le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique. » [...]
L’ordre public n’est explicitement mentionné qu’une fois dans nos textes constitutionnels. C’est l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » [...]
L’ordre public résulte donc d’une construction jurisprudentielle tendant à assurer la garantie effective de droits et principes constitutionnels. Il s’agit de la notion stricte d’ordre public (et non d’un ordre public plus large, tel que l’ordre public social, sanitaire, écologique). Le « cœur » de cet ordre public (au sens strict du terme) me semble être le principe de la « sûreté » garantie par la Déclaration de 1789 : il n’est pas de liberté possible dans une société où les individus craignent pour la sécurité de leur personne. »
Vous aurez remarqué, comme un refrain, le mélange de la notion de sûreté et de sécurité : c’est pénible à la longue d’être pris pour des cons. Les glissements sémantiques ne sont nullement anodins : il s’agit donc de ne pas les prendre à la légère. En droit, la sûreté individuelle est la garantie de ne pas être soumis à l’arbitraire (art. 2 de la DDHC de 1789 : le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ; art. 8 de la DDHC de 1793 : La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés ; art. 9 : La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent).
En passant, nous pouvons noter que la notion floue d’ordre public ne figure pas dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1793 (art. 7 : le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler publiquement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité d’énoncer ces droits suppose, ou la présence, ou le souvenir récent du despotisme.) : la déclaration de 1789 que nous avons conservée n’est que la version bourgeoise de la Révolution.
Revenons au texte évoqué :
« Pour le Conseil constitutionnel, l’ordre public se présente, je l’ai dit, comme une nécessité démocratique. J’en donnerai deux exemples. Le premier est de 1981. Il s’agit d’une décision relative à la loi dite « sécurité et liberté », dans laquelle le Conseil juge que ‘‘la recherche des auteurs d’infractions et la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle’’.
Le second, qui date de 1985, est une décision rendue à l’occasion d’une loi mettant en place l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie (dans le Pacifique sud) à la suite de graves événements : ‘‘ Il appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré’’. Le Conseil constitutionnel en déduit que, si la Constitution, dans son article 36, ne vise que l’état de siège, ‘‘ elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public’’. [...]
Le maintien de l’ordre public étant une nécessité pour l’exercice des libertés, il en découle que, dans certaines circonstances, les libertés peuvent être limitées pour sauvegarder l’ordre public.
Sachant que la loi sur l’état d’urgence (1955) date de la Guerre d’Algérie, pardon, des « événements d’Algérie », lire aussi « événements » concernant la Nouvelle-Calédonie nous devons conclure que la République conserve son côté obscur : cela sent bon le temps des colonies...
Poursuivons, je vous prie : Le conseil constitutionnel s’est également prononcé sur la constitutionnalité des fichiers de police. Je n’en parlerai pas ici par manque de temps. Je dirai seulement qu’en la matière, comme en matière de visites de véhicules, le Conseil constitutionnel a eu une approche concrète de la protection des droits fondamentaux.
Il a estimé que le risque, pour les libertés, de conserver dans un fichier de police la trace d’une agression commise (peut-être) par M. X était moins grave que celui de ne pas retrouver cette information si M. X était en effet l’auteur de faits délictueux et récidivait. De la même manière, il lui est apparu que le risque, pour les libertés, de fouiller le coffre de la voiture de M. Y (qui est peut-être vide) était moins grand que celui de laisser M. Y emporter une bombe vers une foule. Il s’agit là de l’application du « principe de précaution ». [...]
Cette hiérarchisation exprime en matière répressive le « principe de précaution ».
Le Conseil (suivant sa jurisprudence antérieure et conformément à la Convention européenne des droits de l’homme) soumet cependant à des conditions strictes l’application pure et simple du principe de précaution en matière d’ordre public : il faut des « indices graves et concordants de commission de l’infraction » (inscription dans un fichier de police ou de gendarmerie), ou des « motifs raisonnables de croire qu’une personne va commettre une infraction » (visites de véhicules au titre de la police administrative). Est-ce un verrou insuffisant ? une condition trop subjective permettant toutes sortes de dérapages policiers ? Je ne le crois pas. Je pense, à l’inverse, qu’en demander beaucoup plus à L’État serait paralyser son action et faire le lit de la violence privée.
La décision commentée se rattache à une réévaluation de la problématique ordre public/libertés, engagée dès avant le 11 septembre 2001, qui me semble commune à toutes les démocraties développées. »
Il a raison le bougre : je pense qu’il faudrait aller plus loin, parfaire la démocrature. Je propose un fichage génétique de toute la population et la pose d’une balise de géolocalisation sous l’épiderme de tout individu, le tout au nom de la sécurité. Ceux qui n’ont rien à se reprocher pourront dormir tranquilles...
Pour donner un indice sur le crédit que l’on peut accorder au Conseil Constitutionnel : il est écrit « Le parquet fait partie de l’autorité judiciaire ». C’est con, mais en 2009 la Cour Européenne des Droits de l’Homme a dit exactement le contraire. Est-il besoin de rappeler comment sont désignés les membres dudit conseil ? Dans le mélange des genres et le non-respect de la séparation des pouvoirs, la France reste un parangon de démocratie bidon. On vous demande régulièrement de voter gentiment : mais jamais on ne demandera votre avis sur la constitution de 58 (seules les personnes nées avant 1937 ont pu un jour -lors du référendum du 28 septembre 1958- s’exprimer sur la Constitution ; ce qui fait bien peu de monde aujourd’hui). Dans la DDHC de 1793, l’article 28 disait que « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures »...
On pourrait poursuivre sur la notion d’ordre avec la Convention européenne des Droits de l’Homme (2) : la « protection de l’ordre » vient justifier les restrictions au « droit au respect à la vie privée et familiale » (art. 8.2), à la « liberté de pensée, de conscience, de religion » (art. 9.2), à la « liberté d’expression » (art. 10.2), à la « liberté de réunion et d’association » (art. 11.2). On trouve la même formule : « prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique ». Ben voyons !
Entre parenthèses, l’article 2.2 fait plutôt froid dans le dos : « La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Vous conviendrez que nous sommes loin de la DDHC de 1793 et son droit à l’insurrection (art. 35 : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs).
Il est temps de passer à la phase deux, la notion commode de menace à l’ordre public.
Dans la circulaire du 16 octobre 2017 du Ministère de l’Intérieur, intitulée « Éloignement des personnes représentant une menace pour l’ordre public et des sortants de prison »(3), il est écrit :
« La lutte contre l’immigration irrégulière est une politique publique qui doit être mise en œuvre avec la plus grande fermeté en utilisant l’ensemble des outils et des dispositifs autorisés par les textes. En particulier, les étrangers représentant une menace pour l’ordre public et les étrangers incarcérés doivent être l’objet de toute votre attention. Après examen individuel de leur situation, je vous demande de mettre résolument en œuvre les mesures d’éloignement les concernant »[...].
La notion de « menace pour l’ordre public » ne se fonde pas exclusivement sur les troubles à l’ordre public déjà constatés, comme le ferait une sanction, mais constitue une mesure préventive, fondée sur la menace pour l’ordre public, c’est-à-dire sur une évaluation de la dangerosité de l’intéressé dans l’avenir. Cette appréciation prend naturellement en considération des faits déjà commis par le passé mais demeure, en droit, indépendante des condamnations pénales prises à l’encontre de l’intéressé. »
D’une mesure préventive à l’autre, par un lent mouvement, on en arrive tout naturellement à la justification des guerres préventives : des guerres du Bien contre l’axe du Mal... Ainsi le petit pays de la Déclaration des Droits de l’Homme, qui a aboli la peine capitale sur son sol, s’autorise des « assassinats ciblés », accompagnés de leurs « dégâts collatéraux ». Mais chut !... secret de polichinelle, pardon, secret d’État, secret défense et tutti quanti, c’est au nom du Bien. Tout cela constitue assurément « des mesures nécessaires, dans une société démocratique », selon la formule consacrée.
Comme la pelote se dévide encore, je finis par lire la douce prose de Daladier (président du conseil et ministre de la défense ; il fut aussi ministre des colonies). Elle accompagne le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers :
« Monsieur le Président,
Le nombre sans cesse croissant d’étrangers résidant en France impose au Gouvernement, investi du pouvoir législatif dans un domaine nettement défini, d’édicter certaines mesures que commande impérieusement le souci de la sécurité nationale, de l’économie générale du pays et de la protection de l’ordre public.
Il convient d’indiquer, dès l’abord - et pour marquer le caractère du texte qui est soumis à votre haute approbation - que le présent projet de décret-loi ne modifie en rien les conditions régulières d’accès sur notre sol, qu’il ne porte aucune atteinte aux règles traditionnelles de l’hospitalité française, à l’esprit de libéralisme et d’humanité qui est l’un des plus nobles aspects de notre génie national.
La France reste toujours aussi largement ouverte à qui vient, chez elle, recueillir les enseignements de ses richesses intellectuelles et morales, visiter ses sites incomparables, apporter fraternellement sa contribution au travail de la nation. Elle reste toujours aussi largement ouverte à la pensée, à l’idéal persécutés, qui lui demandent asile, à la condition toutefois qu’il ne soit pas fait du titre respectable de réfugié politique un usage illégitime qui serait un abus de confiance, et qu’une conduite exempte de tout reproche, une attitude absolument correcte vis-à-vis de la République et de ses institutions, soient l’inflexible règle pour tous ceux qui bénéficient de l’accueil français.
Cet esprit de générosité envers celui que nous nommerons l’étranger de bonne foi trouve sa contre-partie légitime dans une volonté formelle de frapper désormais de peines sévères tout étranger qui se serait montré indigne de notre hospitalité.
Et tout d’abord, la France ne veut plus chez elle d’étrangers "clandestins", d’hôtes irréguliers : ceux-ci devront, dans le délai d’un mois fixé par le présent texte, s’être mis en règle avec la loi ou, s’ils le préfèrent, avoir quitté notre sol. C’est ainsi que, dans une pensée d’ordre et de sécurité qui domine les dispositions ci-dessous, nous avons cru devoir faire disparaître ce que nous appellerons le "non-délit impossible". Il peut, en effet, se produire - le cas est plus fréquent qu’on ne le croit généralement - qu’un étranger frappé par un arrêté d’expulsion se trouve hors d’état d’obtenir le visa étranger qui lui permettrait de quitter notre pays et d’aller ailleurs ; contre sa volonté, il se trouve en état de délit permanent, ce qui constitue évidemment une situation inadmissible. Il y a là un état de fait qu’il faut aborder en face et qu’il faut régler ; c’est pourquoi un article spécial dispose que, dans un tel cas, le ministre de l’intérieur pourra assigner à l’intéressé une résidence déterminée qui rendra sa surveillance possible. Si l’étranger indésirable ne se soumet pas, il sera frappé des mêmes peines que l’expulsé rentré irrégulièrement en France, peines que le texte rend justement sévères. » (4)
Ensuite ce fut le décret-loi du 12 novembre 1938 relatif à la situation et à la police des étrangers :
« Article 22 [modifie l’article 10 de la loi du 10 août 1927] : l’étranger devenu Français sur sa demande ou celle de ses représentants légaux, ou par application de l’article 4, peut être déchu de cette nationalité à la demande du ministre de l’intérieur, par décret rendu sur la proposition du garde des sceaux, ministre de la justice, et sur avis conforme du conseil d’État. L’intéressé dûment appelé a la faculté de produire des pièces et des mémoires.
Cette déchéance sera encourue :
1° Pour avoir accompli des actes contraires à l’ordre public, à la sûreté intérieure ou extérieure de l’État ou au fonctionnement de ses institutions ; [...]
4° Pour avoir, en France ou à l’étranger, commis un crime ou un délit ayant entraîné une condamnation à une peine d’au moins une année d’emprisonnement. » (5)
Par petites touches délicates, successives, on sait où tout cela a mené : à la loi du 3 octobre 1940 sur le statut des Juifs...
C’est dangereux ce glissement progressif, n’est-ce pas ?
Que penser de la déchéance de nationalité qui a refait surface ces dernières années ?
C’est troublant ce mouvement cyclique, n’est-ce pas ? En astronomie, cela s’appelle une révolution, avec une minuscule...
Les « indésirables » d’hier, nommés « étrangers en situation irrégulière » aujourd’hui, nous devrions les nommer les Réfugiés.
Pourquoi prennent-ils autant de risques ?
Que fuient-ils ainsi ?
Quelle est notre part de responsabilité ? Quel est notre niveau d’irresponsabilité ?
N’oublions pas que ce sont les pays pauvres qui accueillent le plus de réfugiés : ils sont trop forts les pauvres... à moins que ce paradoxe trouve son explication dans le fait que nous avons perdu notre humanité à force de nous vautrer dans le « consomptionnisme », dans « les eaux glacées du calcul égoïste ».
Quand ils ont expulsé les Réfugiés,
Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait,
Je n’étais pas réfugié.
Quand ils ont inventé le « délit de solidarité »,
Quand ils ont poursuivi les syndicalistes,
Quand ils ont emmerdé les zadistes,
Quand ils ont fait taire les lanceurs d’alerte,
Quand ils ont détricoté les conquis sociaux,
Quand ils ont concentré les médias,
Quand ils ont instauré l’état d’urgence permanent, ...
« Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor », lui.
PERSONNE