RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
Le devoir d’ingérence, c’est le mariage réussi des glandes lacrymales et des frappes chirurgicales

Pourquoi l’ingérence est réactionnaire

Notre époque est fertile en tours de passe-passe idéologiques. L’un des pires – hélas – est d’avoir fait passer l’ingérence pour une idée progressiste. Les interventions occidentales se réclament des “droits de l’homme” pour liquider – ou déstabiliser – des gouvernements qui déplaisent aux pays de l’OTAN. Elles invoquent volontiers la “démocratie” pour bafouer la souveraineté des autres Etats. On voit même des capitalistes fournir des armes à de prétendus “révolutionnaires” arabes sous les applaudissements d’organisations de gauche occidentales ravies d’apporter une caution progressiste aux opérations de la CIA.

Cette supercherie n’est possible qu’au prix d’une refoulement considérable, celui du sens véritable de la “démocratie”. Il y a 2 500 ans, Aristote disait que “la délibération entre citoyens ne peut concerner que les affaires qui sont les nôtres, et non celles des Scythes”. Ce robuste bon sens ayant été mis au placard, la modernité post-communiste a accouché d’un étrange “devoir d’ingérence” autorisant les représentants du Bien à terrasser les suppôts du Mal en s’affranchissant des frontières. Caution morale apportée à l’intervention chez les autres, le devoir d’ingérence désigne en réalité le droit à l’écrasement du voisin lorsqu’il vous déplaît.

Formulé au début des années 1990, ce prétendu “devoir” entendait dénoncer “la théorie archaïque de la souveraineté des Etats, sacralisée en protection des massacres” (Kouchner). Archaïque, la “souveraineté des Etats” ? Pas exactement. En réalité, il s’agit de la souveraineté de certains Etats, dont le seul tort est de s’opposer à l’hégémonie occidentale. En épousant les intérêts de l’Etat profond US, la doctrine du devoir d’ingérence sert surtout à faire tourner les rotatives du mensonge pour justifier de nouveaux massacres. Le devoir d’ingérence, c’est le mariage réussi des glandes lacrymales et des frappes chirurgicales. il réalise une sorte de miracle, où les indignations humanitaires coïncident comme par enchantement avec les plans impérialistes.

Peu importe le droit des peuples à régler leurs propres affaires, puisqu’au nom de la “démocratie” et du “progrès” la souveraineté nationale passe à la trappe. “Archaïque”, on vous dit ! Pour les partisans de l’ingérence, la “volonté générale” fait partie de ces vieilleries abandonnées à la critique rongeuse des souris. Un peuple n’est libre que s’il choisit les lois auxquelles il se soumet, et personne ne peut prendre sa place sinon par la force. Mais la puissance tutélaire sait mieux que cette masse inculte ce qui est bon pour elle. L’ordre politique doit dépendre du consentement des citoyens, et non de l’intervention étrangère ? Confiants dans les vertus pédagogiques des B52, les bienfaiteurs de l’humanité n’en ont cure.

C’est simple : en bafouant la souveraineté nationale, l’ingérence impérialiste nie la souveraineté populaire. Elle efface le droit des peuples à l’autodétermination pour lui substituer l’obligation d’adresser des remerciements à ceux qui décident à leur place. Elle remplace la démocratie d’en-bas (la seule possible) par une “démocratie” d’en-haut imposée “manu militari” par des puissances étrangères. A supposer que l’intention soit bonne (ce qui n’est pas le cas), l’ingérence consiste à traiter les peuples qu’elle prétend secourir en mineurs irresponsables.

Certains répondront que tout le monde pratique l’ingérence, et qu’il n’y a pas lieu d’incriminer les uns plus que les autres. Mais c’est faux. Les EU ayant pratiqué 50 interventions dans des pays étrangers depuis 1945, on peut difficilement professer un tel relativisme. On incrimine la Russie, mais ce pays a 5 bases militaires à l’étranger quand les EU en ont 725, et son budget militaire pèse 8% du budget du Pentagone. Enfin Moscou, à la différence de Washington, ne finance aucune organisation terroriste, ne dénonce aucun traité de désarmement, n’inflige aucun embargo à des populations, ne fait assassiner aucun chef d’Etat et ne menace personne du feu nucléaire.

Au passé comme au présent, l’ingérence est toujours l’arme dont usent des élites cramponnées à leurs privilèges. En 1790, alors que les Jacobins sont encore une force embryonnaire, la presse royaliste presse les têtes couronnées d’intervenir pour mettre fin à la Révolution. L’homme politique et philosophe irlandais Edmund Burke prêche une croisade dont les protagonistes seront “les vengeurs des injures et des outrages infligés à la race humaine”. Les monarchies européennes ont l’obligation morale, dit-il, de “mettre une fois pour toutes hors d’état de nuire une nation agitée et maléfique”. La menace du Duc de Brunswick de “détruire Paris” et l’invasion du territoire de la République par les troupes de la coalition répondront à cet appel.

Assiégée tous azimuts par quatorze puissances étrangères, la jeune République des soviets subira le même sort de 1917 à 1921. Comme la République française en 1793, elle sortira victorieuse d’une guerre impitoyable contre l’ennemi intérieur et extérieur. Écrasée par la machine de guerre fasciste, la République espagnole du “Frente popular” n’aura pas cette chance. A leur tour, les Vietnamiens et les Cubains devront se battre durement pour repousser un impérialisme qui liquida de nombreux gouvernements progressistes, de Mossadegh et Lumumba à Soekarno, Goulart et Allende. Arme privilégiée des classes dominantes, l’ingérence n’a jamais servi les peuples.

C’est pourquoi les progressistes ont de bonnes raisons de la condamner. Ils devraient écouter Robespierre, qui fulminait contre “la manie de rendre une nation libre et heureuse malgré elle”, rappelait que “Paris n’est pas la capitale du monde” et que “personne n’aime les missionnaires armés”. C’est lui, représentant l’aile gauche de la bourgeoisie révolutionnaire, qui affirme que l’Europe ne sera pas soumise par “les exploits guerriers”, mais par “la sagesse de nos lois”. Lui, l’anti-esclavagiste, le partisan du suffrage universel et des lois contre l’indigence, et non ces Girondins affairistes – chers à Michel Onfray – qui rêvaient de s’en mettre plein les poches en soumettant les pays voisins.

Parce qu’elle consiste à s’assoir sur la volonté des peuples, l’ingérence est réactionnaire. Aucune philosophie des circonstances atténuantes, aucune religion des droits de l’homme ne la fera paraître plus reluisante en l’aspergeant d’eau bénite. On ne peut se prévaloir de l’universalisme que pour se l’appliquer à soi-même, et non pour donner des leçons aux autres. Il n’y a rien à attendre de la droite, car elle finit toujours par obéir aux puissances d’argent. Mais ce qui reste de la “gauche” occidentale gagnerait à méditer les enseignements de l’histoire. “Le prolétariat victorieux, disait Engels, ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans miner sa propre victoire”, et Lénine affirmait contre ses camarades marxistes “le droit des nations à disposer d’elles-mêmes” en toutes circonstances.

Dont acte.

Bruno GUIGUE

URL de cet article 32383
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Même Thème
Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?
Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment appelés à défendre les (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"Acheter un journaliste coute moins cher qu’une bonne call-girl, à peine deux cents dollars par mois"

un agent de la CIA en discussion avec Philip Graham, du Washington Post, au sujet de la possibilité et du prix à payer pour trouver des journalistes disposés à travailler pour la CIA. dans "Katherine The Great," par Deborah Davis (New York : Sheridan Square Press, 1991)

Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
Lorsque les psychopathes prennent le contrôle de la société
NdT - Quelques extraits (en vrac) traitant des psychopathes et de leur emprise sur les sociétés modernes où ils s’épanouissent à merveille jusqu’au point de devenir une minorité dirigeante. Des passages paraîtront étrangement familiers et feront probablement penser à des situations et/ou des personnages existants ou ayant existé. Tu me dis "psychopathe" et soudain je pense à pas mal d’hommes et de femmes politiques. (attention : ce texte comporte une traduction non professionnelle d’un jargon (...)
46 
Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.