Dans les différentes prisons du monde où l’on parle les différentes langues des cruels despotes qui exercent impitoyablement leur pouvoir, à l’aube, les prisonniers politiques sont appelés à sortir de l’isolement de leurs cellules et se tenir debout dans le couloir pour que leurs geôliers puissent s’assurer qu’ils ne se sont pas échappés magiquement pendant la nuit. Ces prisonniers ont préféré leurs principes à la liberté.
Chaque collectif, dont les membres n’ont souvent de visage que pour les autres membres du groupe, est devenu un flambeau en luttant pour sa dignité personnelle en même temps que pour la justice pour tous ; Ils sont les symboles d’une quête de liberté ancestrale à travers la résistance et le sacrifice.
De Bobby Sands aux grévistes palestiniens en passant par Nelson Mandela, la marche est régulière et continuelle. Elle tire sa force d’une résistance aussi immémoriale que la tyrannie elle-même.
Qui se souvient aujourd’hui d’Emmelie et de Christel Pankhurst ? Dans l’Angleterre du début du XXe siècle, ces suffragettes pionnières et leurs nombreuses sœurs ont été emprisonnées à maintes reprises pour un motif aussi léger que le rejet du patriarcat. Une fois en prison, beaucoup ont dit non à la nourriture pendant que leurs geôliers disaient oui à la torture. La suffragette Mary Leigh a raconté son expérience des effets de l’alimentation forcée dans un compte rendu éloquent :
« Plusieurs personnes sont arrivées et m’ont forcée à m’asseoir sur une chaise inclinée vers l’arrière. Il y avait environ dix personnes autour de moi. Le docteur m’a ensuite forcée à ouvrir la bouche en forme de poche et m’a tenue pendant qu’une gardienne me versait un liquide dans la bouche ; c’était du lait et de l’eau-de-vie.
Après m’en avoir donné une quantité suffisante à ses yeux, il m’a aspergée d’eau de Cologne et les gardiennes m’ont ensuite emmenée dans une autre cellule au premier étage.
Les gardiennes m’ont obligée à me coucher sur un lit (dans la cellule) et deux médecins sont arrivés. Pendant qu’on me tenait, ils m’ont inséré un tube dans le nez. Il avait deux mètres de long et il y avait un entonnoir au bout ; Il y avait quelques centimètres de tube en verre au milieu pour voir si le liquide passait.
Le tube a été enfoncé dans ma narine gauche et droite alternativement. J’ai eu très mal pendant tout le processus, une douleur à la fois physique et mentale.
Un médecin insérait le tube tout au fond de ma narine pendant que les gardiennes me tenaient ; ils ont dû voir que je souffrais, car l’autre médecin est intervenu (la gardienne en chef et deux autres gardiennes étaient en larmes) et ils se sont arrêtés et ont recommencé à me nourrir à la cuillère. Puis ils m’ont à nouveau aspergée d’eau de Cologne. »
Les grèves de la faim en Afrique du Sud
Robben Island, près de Cape Town en Afrique du Sud, est la prison du pays où le niveau de sécurité est le plus élevé, et elle est utilisée depuis la fin du XVIIe siècle pour isoler les prisonniers politiques. Au milieu des années 1740, Sayed Abdurahman Moturu (l’un des premiers imams du Cap) a été exilé là-bas après avoir mené la résistance initiale contre la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Il est mort là, dix ans plus tard, et sa pierre tombale est devenue un sanctuaire auquel les prisonniers politiques musulmans vont rendre hommage avant de quitter l’île.
Robben Island a accueilli un véritable Who’s Who de la résistance politique pendant la révolution qui a finalement renversé l’apartheid sud-africain. Mandela y a passé 18 de ses 27 ans de prison.
Un mois après la libération de Mandela le 11 février 1990, les centaines de prisonniers politiques qui y étaient encore, y compris des membres du Congrès national africain (ANC), son rival, le Congrès panafricaniste, et le Mouvement de la conscience noire ont entamé la grève de la faim en exigeant la libération sous amnistie générale des personnes officiellement qualifiées de prisonniers politiques.
L’amnistie avait été refusée aux grévistes de la faim en raison de la tactique qu’ils avaient adoptée contre l’apartheid. La grève de la faim était leur façon de s’opposer à ce que le gouvernement considérait comme une résistance « acceptable ».
Dans un énoncé de principe politique qui circulait secrètement dans l’île, les grévistes de la faim ont défini ainsi les prisonniers politiques : « Tous les hommes incarcérés qui se sont engagés de diverses façons dans la lutte contre le système de l’apartheid. » Peu de temps après, la plupart de ces grévistes de la faim ont été libérés.
« Ils étaient incroyablement déterminés »
Les grèves de la faim ne se terminent pas souvent par la fête mais plutôt par la mort. Nulle part, ce sacrifice ultime n’a été plus spectaculaire que dans l’histoire assez récente de la résistance républicaine à la tyrannie britannique.
À partir de 1972, puis en 1980, et à nouveau en 1981, les républicains irlandais ont refusé la nourriture par douzaines en risquant leur vie pour obtenir, entre autres, le statut de prisonnier de guerre, le droit de porter leurs propres vêtements et la liberté d’association. Quand la dernière grève de la faim a pris fin, sept membres de l’IRA provisoire et trois de l’Armée de libération nationale de l’Irlande étaient morts dans la prison de Long Kesh ou dans celle de Maze.
Bien que le nom de Bobby Sands, qui est mort moins d’un mois après avoir été élu membre du Parlement, soit devenu synonyme de grève de la faim, dix autres prisonniers politiques ont sacrifié leur vie dans la prison de Maze et 61 personnes supplémentaires ont perdu la vie pendant les émeutes qui ont eu lieu à l’extérieur de la prison pendant les grèves de la faim.
Voici le témoignage d’un gardien de prison obligé de reconnaître la détermination et l’esprit de sacrifice des grévistes : « Au début, on les considérait comme des animaux. Leurs cellules puaient horriblement. Nos estomacs se retournaient quand on en approchait et on n’arrivait pas à comprendre comment ils pouvaient vivre dans une telle saleté. Mais petit à petit on s’est mis à ressentir du respect pour ceux qui faisaient la grève de la faim. »
Les prisonniers palestiniens : le fer de lance de la lutte nationale
Pour beaucoup, la résistance est plus qu’un simple choix, c’est un attachement impérieux à des principes qui n’ont pas de prix. L’illustration la plus puissante en est donnée par les prisonniers politiques palestiniens qui, par milliers, ont mené, et beaucoup en sont morts, des campagnes de grèves de la faim illimitées pour obtenir justice derrière le « masque » des murs des prisons.
Les prisonniers politiques palestiniens sont depuis longtemps le fer de lance de la lutte nationale pour affronter et déchirer le linceul de l’apartheid israélien.
Hier, la dernière grève de la faim palestinienne a pris fin après des négociations. Les grévistes ont exigé le respect de toute une série de droits humains et politiques fondamentaux, y compris la fin de la détention administrative, la fin de l’isolement carcéral, la fin de la détention à l’extérieur des territoires occupés, davantage de visites familiales et la possibilité de poursuivre des études supérieures.
Dans les jours qui ont précédé la fin de la grève de la faim, plus de 1 800 prisonniers politiques en Israël, y compris des centaines de détenus sans charges, ont enduré 40 jours de jeûne.
Selon le quotidien israélien Ha’aretz, 60 prisonniers ont été emmenés à l’hôpital parce que leur état de santé s’était détérioré, et 592 dans les infirmeries des prisons pour être mis sous observation.
Durant la grève, la Palestine a explosé car les familles et les amis des grévistes de la faim ainsi que ceux qui partagent leur lutte nationale sont sortis dans les rues. Beaucoup ont été blessés, et quelques-uns ont été abattus par des tirs israéliens.
Des manifestations de soutien aux grévistes de la faim ont été organisées dans des dizaines de pays à travers le monde par des militants, des étudiants, des syndicalistes, des leaders religieux et des parlementaires.
Plus d’une douzaine de dirigeants politiques et de personnalités publiques sud-africaines ont entrepris un jeûne de solidarité de 24 heures, y compris la vice-ministre Nomaindia Mfeketo – qui a été elle-même détenue à plusieurs reprises dans les années 1980 pour activisme anti-gouvernemental.
Les grèves de la faim font partie du paysage politique palestinien
Au fil des ans, elles ont joué un rôle central dans la lutte contre un état despotique alimenté et soutenu par la détention arbitraire souvent illimitée, et des conditions inhumaines ponctuées d’authentiques tortures qui ont causé la mort d’au moins 72 prisonniers politiques depuis 1967.
Allant d’acte de défiance de court terme dans les prisons isolées, aux grèves de la faim de milliers de prisonniers qui se répandaient à toute vitesse à travers le Goulag israélien, ces actes de courage et de résistance politiques se multiplient depuis environ 50 ans.
Les grèves de la faim qui ont commencé en 1969 par une grève de la faim spontanée de courte durée dans deux prisons, ont atteint leur paroxysme en 1992, lorsque quelque 7 000 prisonniers ont cessé de manger pendant plus de deux semaines.
Les prisonniers politiques palestiniens ont mené plusieurs grèves de la faim de masse : 3 000 prisonniers ont fait la grève de la faim pendant 20 jours en 1987, 4 000 pendant 18 jours en 2004 et 2 000 pendant un mois en 2012. En 2014, lors de la plus longue grève de la faim à ce jour, plusieurs centaines de prisonniers ont refusé de manger pendant environ 63 jours. Au cours de cette grève, 70 ont été hospitalisés et sont ensuite retournés en prison.
En 1970, le gréviste de la faim Abdul Qader Abu al-Fahm n’a pas eu autant de chance. Ni Rasem Halawah et Ali Jafari en 1980. Ces trois grévistes de la faim sont morts suite à des procédures d’alimentation forcée.
Bien que les grévistes de la faim aient aussi contesté un large éventail d’abus dans leurs conditions d’emprisonnement au cours des années – y compris les traitements arbitraires, l’isolement carcéral, des conditions de détention insalubres, les interdictions de visites familiales, la mauvaise qualité des soins médicaux et le refus de répondre aux besoins sanitaires des femmes prisonnières – l’objectif principal et constant de ces grèves de la faim a toujours été d’obtenir la fin du système de détention administrative.
Dans le cadre de cette pratique, des centaines de milliers de prisonniers palestiniens sont détenus, souvent pendant des années, sans aucune charge et sans pouvoir bénéficier des procédures judiciaires civiles, en violation flagrante du droit international humanitaire en vigueur.
En 2011, le professeur et auteur renommé Ahmad Qatamesh qui a été à nouveau arrêté il y a quelques jours et qui a passé plus de huit ans en prison suite au renouvellement sans fin de sa détention administrative, a exprimé, lors d’une comparution devant un tribunal militaire, ce que des générations de détenus palestiniens ont ressenti : « Vous détruisez ma vie et je veux savoir pourquoi. Je suis un être humain intelligent et instruit, et qui sait ce qu’il veut, et je veux savoir pourquoi je suis en prison. La justice militaire parle de son professionnalisme mais je n’ai aucun droit ? »
La détention administrative est une détention sans les garanties légales de charges formelles ou de procès. Lorsqu’elle est indéfiniment prolongée ou renouvelée, elle constitue un traitement ou plutôt un châtiment cruel et dégradant. C’est le sceau du système de « sécurité » draconien, mis en place en 1967 pour étouffer la résistance politique dans les territoires occupés.
On a estimé qu’habituellement, trois à quatre mille « prisonniers de sécurité » étaient détenus arbitrairement, ou exécutaient, dans les prisons israéliennes, des peines dans des conditions beaucoup plus dures que celles imposées aux « prisonniers criminels ».
De même, à tout moment donné, des centaines de ces « prisonniers de sécurité » sont détenus en vertu de décrets purement administratifs, sans qu’Israël ait la moindre intention de jamais les amener devant la justice pour une infraction pénale, ce qui représente une violation de leur droit fondamental à un procès équitable.
Le droit à la liberté est un des principes fondamentaux des droits de l’homme et une détention arbitraire prolongée constitue une violation fondamentale du droit international. L’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule que :
1. Chacun a droit à la liberté et à la sécurité individuelle. Personne ne sera soumis à une arrestation ou à une détention arbitraire. Personne ne doit être privé de sa liberté, sauf pour les motifs légaux et conformément aux procédures établies par la loi.
2. Quiconque est arrêté doit être informé, au moment de l’arrestation, des motifs de son arrestation et doit être informé rapidement de toute accusation portée contre lui.
4. Quiconque est privé de sa liberté par une arrestation ou une détention a le droit d’engager une procédure devant un tribunal afin que cette juridiction puisse décider sans délai de la légalité de sa détention et ordonner sa libération si la détention n’est pas légale.
Les dispositions du Pacte ne sont pas absolues et offrent une certaine souplesse dans des circonstances limitées et bien définies, ce qui permet aux États de suspendre temporairement leurs engagements. Cependant, cette mesure d’exception n’a pas été mise en place pour servir de prétexte à un état pour échapper à ses obligations en se déclarant en état d’urgence perpétuel. Pourtant, c’est précisément ce qu’Israël fait depuis sa création.
Pour comprendre la détermination des grévistes palestiniens de la faim, il faut faire un retour historique sur ceux qui ont été envahis par un état brutal qui ne voit aucune limite à son pouvoir ou à ses abus.
Israël voit tous ceux qui résistent à son pouvoir comme des combattants ennemis, que ce soit des enfants de 10 ans qui refusent de s’arrêter lorsqu’on le leur ordonne ou des vieillards de 80 ans qui portent le corps de leurs petits-enfants assassinés aux cimetières des martyrs qui parsèment désormais toute la Palestine occupée.
La marche inébranlable des Palestiniens
En Israël, les détenus palestiniens peuvent être interrogés pendant 75 jours d’affilée et on peut leur refuser l’accès à un avocat pendant 60 jours. Le pays est connu pour avoir fait, tout au long de son histoire, un usage brutal de toutes les méthodes possibles et imaginables d’interrogatoires des prisonniers politiques, en dehors de la présence d’un avocat.
Avant que ce ne soit interdit, en 1999, par la Haute Cour de justice, les agents israéliens utilisaient systématiquement des méthodes d’interrogatoire qui s’apparentaient véritablement à de la torture. Par exemple, les détenus étaient privés de sommeil, ou maintenus attachés dans des positions douloureuses ; on portait le son de la musique à un niveau insupportable ou on leur couvrait la tête d’un sac sale et on les exposait à une chaleur ou à un froid extrêmes.
Ils étaient souvent attachés à une chaise basse inclinée vers l’avant, les mains étroitement menottées. D’autres fois, on les forçait à se tenir debout, les mains attachées et levées en l’air, ou à se coucher sur le dos sur un haut tabouret avec le corps qui retombait en arrière, ou à rester accroupis avec les mains attachées derrière le dos.
Si le tribunal a interdit certaines de ces pratiques, il a toutefois permis aux agents de continuer à utiliser les « pressions physiques » sur les détenus selon le principe du scénario de la « bombe à retardement », c’est-à-dire en fonction des « nécessités ».
On nous a dit, en mai 2007, que les agents avaient continué à s’appuyer sur cet imprimatur judiciaire pour administrer des tortures légales dans seulement un « petit » pourcentage de cas. Cependant, selon les prisonniers politiques palestiniens les conditions d’isolement et d’interrogatoire se sont maintenues, à peu de choses près, comme si elles n’avaient pas été déclarées illégales, il y a près de 20 ans.
Par exemple, beaucoup de prisonniers affirment qu’ils sont maintenus à l’isolement dans de minuscules cellules sans fenêtre, complètement isolés de leur environnement. D’autres ont expliqué qu’on les avait soumis à des températures extrêmes et privés de sommeil. Les conditions d’hygiène sont abominables, entre autre parce que les autorités pénitentiaires ne laissent pas souvent les détenus se doucher, changer de vêtements ou même utiliser du papier hygiénique. La nourriture est insuffisante et de mauvaise qualité, et les détenus maigrissent pendant leur détention.
Dans la salle d’interrogatoire, les prisonniers sont forcés de rester assis sur une chaise sans bouger pendant des heures d’affilée et même des jours. Les interrogateurs leur crient dessus et les persécutent, menaçant souvent de faire du mal à leurs proches. Ils subissent même encore parfois des violences physiques.
En avril 2017, il y avait 6 300 prisonniers politiques palestiniens, dont 300 enfants, 61 femmes et 13 membres du Conseil législatif palestinien, enfermés dans les geôles israéliennes. En outre, 500 détenus sans charges et sans jugement languissent à leur côté, sans avoir la moindre idée de la raison pour laquelle on les a privés de liberté. Presque tous ces détenus sont emprisonnés à l’intérieur des frontières d’Israël, ce qui est une violation du droit international qui interdit le transfert de détenus palestiniens en dehors du territoire occupé.
Ces prisonniers politiques continuent leur marche sans faiblir depuis 50 ans. En décembre 2012, le bureau du Premier ministre Salam Fayyad a signalé que, depuis 1967, 800 000 Palestiniens – environ 20% de la population totale et 40% de la population masculine – avaient été emprisonnés par Israël à moment donné.
Selon les estimations palestiniennes, 70% des familles palestiniennes ont eu un ou plusieurs membres de la famille condamnés à des peines de prison dans les prisons israéliennes du fait de leur lutte contre l’occupation.
Bien que la dernière grève de la faim palestinienne ait pris fin, les conditions qui l’ont déclenchée restent inchangées, ce qui permet de dire qu’il y aura d’autres grèves de la faim pour dénoncer le système de justice israélien qui considère la détention illimitée et la torture comme les piliers de sa pratique brutale d’apartheid et d’occupation.
La marche vers la liberté sera sans doute longue et difficile. Elle est pleine de dangers et exige du peuple occupé une grande créativité et une forte détermination dans sa résistance, aussi bien dans la rue que dans les prisons. Les Palestiniens savent qu’ils n’ont pas d’autre choix.
Stanley Cohen
Stanley Cohen est un avocat et militant des droits de l’homme, spécialisé sur le Moyen-Orient et l’Afrique
source : http://www.aljazeera.com/indepth/features/2017/05/israel-brutal-brand-apartheid-occupation-170529063628470.html
Traduction : Dominique Muselet
[1] Scénario de la bombe à retardement