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Sainte mère Teresa et le petit David

J’ai regardé au journal télévisé de France 2 de 20 h, un sujet qui traitait de la canonisation de la mère Teresa de Calcutta. Ce sujet était présenté en onzième position (donc de façon relativement secondaire), à 22 mn 46 s sur 36 mn 38 s de journal, après les événements au Gabon, la famille Bongo, les rapports franco-gabonais, la hausse des impôts locaux, la baisse des aides aux familles défavorisées, Emmanuel Macron, la disparition du secrétariat d’État à l’égalité réelle, la jungle de Calais, l’échec de la formation du gouvernement en Espagne et l’explosion de la fusée d’Elon Musk.

Il lui était tout de même "consacré" (c’est le cas de le dire...) 1 mn 43 s, ce qui est important pour un sujet. Voici comment ce sujet était présenté :

David Pujadas : "A l’étranger encore, une goutte de délivrance dans un océan de souffrance, mais une goutte indispensable à la mer. Voilà comment qualifier cette jeune femme souriante. Son action lorsqu’elle s’installa en Inde dans les années 40 pour secourir les plus misérables. Eh bien cette jeune femme, déjà béatifiée par l’Église, va devenir sainte. Dans quelques jours, elle sera canonisée. Pourquoi mère Teresa, vous l’aurez reconnue, reste-t-elle un modèle, près de vingt ans après sa mort ? Lorraine Gublin" :

Voix off de la journaliste : "Une frêle silhouette drapée d’un sari blanc et bleu, au chevet des pauvres dans les rues de Calcutta. C’est l’image d’une femme devenue une icône : mère Teresa. Celle qui a mis sa vie au service des orphelins, des lépreux, tous ceux que la société voulait ignorer. Dans ce mouroir de Calcutta, pendant quatre décennies, elle a accueilli, accompagné des dizaines de milliers de mourants, catholiques, hindous, musulmans.

[Ici traduction d’un propos de mère Teresa : "Elle serait morte dans la rue, c’est mieux de mourir dans un foyer, où on lui donne de l’amour.].

Reprise de la voix de la journaliste : "Qui était celle que l’on appelait parfois la sainte des bidonvilles ? Très loin de l’Inde, mère Teresa est née Agnès Gonxhe Bojaxhiu, petite dernière d’une famille albanaise catholique. A 18 ans, elle décide d’entrer dans les ordres. Elle est envoyée en Inde pour suivre sa formation religieuse. Pendant près de vingt ans, elle enseigne la géographie à des jeunes filles aisées, mais à 36 ans, frappée par la misère des rues de Calcutta, elle fonde sa propre congrégation, les missionnaires de la charité. Une vie de dévotion et de dévouement, qui lui valent l’admiration des chefs d’État du monde entier et les plus hautes distinctions. A 69 ans, elle reçoit le prix Nobel de la paix. Admirée, mère Teresa avait aussi ses détracteurs. Certains lui reprochent d’être peu regardante sur l’origine des dons qu’elle reçoit, ou encore ses positions anti-avortement. Dimanche, mère Teresa sera canonisée à Rome."

Remarque 1. Ce sujet intervient après 20 minutes de sujets sombres (si l’on excepte Macron...), pessimistes, où l’humanité est présentée sous ses pires aspects. Il arrive notamment après deux sujets où, dans ses rapports avec le Sud (compromissions françaises au Gabon et traitement de la "jungle" de Calais), le Nord ne se montre ni particulièrement avisé, ni particulièrement bienveillant. Le sujet sur la mère Teresa joue ainsi le rôle de contrepoids, de compensation, comme pour dire : voici ce que le catholicisme (qui, sous-entendu, est un phénomène européen) est capable de faire...

Remarque 2. Ce sujet, contrairement aux précédents, qui traitaient d’événements présents, dramatiques, traite d’un événement à la fois passé (mère Teresa est décédée depuis près de 20 ans) et /futur/ (sa canonisation aura lieu dimanche). Il n’y a donc pas d’enjeu important pour les contemporains. C’est sans doute la raison pour laquelle, contrairement aux sujets précédents, il est accompagné, en fond sonore, par un passage de violon classique, pour donner davantage de solennité à la présentation, à l’instar, d’ailleurs, de ce qui se fait à l’attention, voire au respect.

Remarque 3. Comme pour l’abbé Pierre, dont Roland Barthes avait, dans ses Mythologies, dressé l’iconographie (le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, plus la canadienne du prêtre ouvrier et la canne du pèlerin), la mère Teresa ne nous apparaît plus qu’avec son iconographie : hormis la coupe franciscaine (injustifiée, vu la différence de l’ordre, et, en tout état de cause, invisible en raison du voile), hormis la barbe missionnaire (incongrue chez les personnes de son sexe), hormis la canadienne (inconfortable vu le climat), la mère Teresa arbore – comme le disait Barthes de l’abbé Pierre – tous les signes de la sainteté.

 On devrait d’ailleurs plutôt dire, à son sujet, le signe, en l’occurrence le vêtement, compromis entre l’habit des religieuses occidentales (carmélites, bénédictines, trappistines...) et le sari des Indiennes, à la manière dont, dans les films d’Heroic Fantasy, du genre Le Seigneur des Anneaux, les scénaristes reconstituent des accoutrements de Moyen âge revisité en mêlant les époques, des Gaulois aux Romains, et des Wisigoths à Jeanne d’Arc et des Francs de Clovis aux lansquenets de Charles Quint. Ce vêtement est blanc liseré de trois bandes bleues sur le voile et à l’extrémité des manches, à la façon dont les militaires arborent les insignes de leur grade sur leur képi et sur leurs manches : trois bandes, capitaine, trois bandes plus une, commandant, etc.

La tenue des religieuses de la mère Teresa est blanche liserée de bleu. C’est-à-dire, comme le précise Michel Pastoureau dans ses ouvrages, notamment son Petit livre des couleurs, le blanc (je le précise bien, dans les mentalités, dans les schémas de pensée, la culture des Français) évoque la virginité, la lumière divine, le blanc de l’innocence de l’enfance, mais aussi le blanc de la vieillesse. Et le bleu, qui, à partir du XIIe siècle, devient une couleur religieuse, une couleur mariale, mais aussi, et depuis quelques années la couleur du drapeau de l’ONU, de l’Europe, de l’UNESCO et, également (relation de cause à effet ?), la couleur conservatrice par excellence. En effet, alors qu’à l’époque de la Révolution, les Bleus étaient les révolutionnaires, aujourd’hui, le bleu est la couleur la plus utilisée parmi les partis de droite : sur les affiches, les calicots, les emblèmes, les tracts électoraux. Le blanc et le bleu conservent donc, ensemble – l’un par tradition, l’autre par mutation de sens – une forte connotation positive dans l’opinion conservatrice. Vêtue ainsi, une femme ne peut être que sur la voie de la sainteté : en l’occurrence, c’est le cas de le dire, l’habit fait le moine. Et la moniale...

Remarque 4. Ce signe de la sainteté est manifeste dans l’emploi du terme icône, que le reportage, après quelques photos de l’enfance et de la jeunesse, illustre par une dernière et belle photo en noir et blanc, prise en contre-plongée, comme certaines photos de Che Guevara (ce qui ennoblit doublement le sujet), où la mère Teresa apparaît de trois quarts, avec des ombres marquées, qui soulignent les plis de son visage et l’enfoncement de ses orbites, le regard mi-rêveur, mi-autoritaire fixé sur la ligne bleue (ou verte) du golfe du Bengale. Comme la barbe de l’abbé Pierre, ces plis, ce visage sculpté - par le photographe autant que par la vie - suggèrent la sainteté par ce qu’ils indiquent d’épreuves marquantes : pas plus que sa peau, sa vie n’a été lisse, et donc (conclusion implicite), la mère Teresa, en plus du Nobel, a bien mérité d’être honorée sur les autels...

Remarque 5. Dans notre société déchristianisée, où il n’y a guère plus de 4 % (et même 2 % me disait un prêtre paroissial) de Français qui fréquentent les sacrements, et où presque plus personne n’a de claires notions théologiques (j’entends non pas d’un point de vue cultuel, mais juste culturel), une grande part de notre civilisation (édifices religieux, calendrier, vocabulaire, expressions, et même, pour une part, mentalité) étant religieuse et même catholique, la seule perception positive du catholicisme ne l’est plus – comme on s’en aperçoit, avec les exemples de l’abbé Pierre et de la mère Teresa –qu’à travers le biais tout profane de l’humanitaire (appel de 1954 de l’abbé Pierre, Emmaüs, fondation de Calcutta, ATD Quart monde du R.P. Wrezinski...

Remarque 6. Dans cette perspective, l’annonce de la canonisation n’apparaît que comme une distinction de plus, mais une distinction d’ordre laïc, une espèce de Grand Croix de la légion d’honneur ou de Nobel à titre posthume. Il est douteux, en effet, que la majorité de nos contemporains sache que, comme pour le corps des officiers (officiers subalternes, officiers supérieurs, officiers généraux), il existe trois degrés dans la sainteté (vénérable, bienheureux, saint) et qu’un sujet accédant à la canonisation est comme un vénérable qui a obtenu ses étoiles.

Remarque 7. Comme il n’est pas possible de cacher certains aspects désagréables de la future sainte, le reportage les expédie rapidement à la fin (la mère Teresa n’était pas regardante sur l’origine de certains dons et elle était résolument contre l’avortement). L’auteur de ce reportage ad usum delphini ne s’étend donc pas plus sur ces "détails" que Le Monde Diplomatique avait évoqués, sous la plume de Christopher Hitchens, dans le numéro de novembre 1996 : ses complaisances à l’égard des dictateurs Jean-Claude Duvalier et Enver Hodja, de l’escroc étasunien Charles Keating, son opposition non seulement à l’avortement mais aussi à la contraception, et sa réticence aux analgésiques, etc.

Remarque 8. Il est pour le moins piquant que les médias, fort friands du terme laïcité lorsqu’il s’agit de parler d’Islam, oublient tout à coup ce terme pour parler du catholicisme – et, surtout, pour l’évoquer de façon positive (et réitérer aujourd’hui au journal de France 2 de 13 h, et, sans nul doute, aux deux journaux de dimanche de 13 h et de 20 h), comme si le catholicisme revêtait le même caractère public qu’il avait jadis, lorsque les processions de la Fête-Dieu se tenaient dans les rues. David Pujadas s’adresse aux téléspectateurs français comme s’ils appartenaient tous aux 4 % de leurs compatriotes catholiques pratiquants.

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