Un acte politique nouveau, premiers repères.
Nuit Debout ! est-il un évènement politique des plus conséquents en France en ce début de XXIe siècle ? Je réponds : oui ! Sans réserve. Sa portée a la possibilité de signifier et d’augurer un temps de transformation sociale radicale, quelle que soit l’issue momentanée ou séquentielle du mouvement lui-même. Je persiste, en sachant que lorsque j’écris ces premières lignes le 1er juillet, le quotidien Le Figaro titre : « Nuit Debout s’est recouché » [1]
La question du commencement et de l’acte
Nuit Debout ! s’est recouché ? Si l’occupation nocturne de la Place de la République a cessé et avec elle les commissions-débats et autres activités politiques, il me paraît important de placer cet événement tout d’abord du côté de l’acte et faire référence sur ce point précis à Jacques Lacan qui indique dans son séminaire « L’acte psychanalytique », le 10 janvier 1968 [2] : « Un acte, c’est lié à la détermination du commencement, et tout à fait spécialement là où il y a besoin d’en faire un, parce que, précisément, il n’y en a pas ». Lacan insiste sur la question du commencement : « Qu’il y ait pour tout dire, un acte, qui soit créateur et que ce soit là le commencement. »
Il indique précisément que là est l’horizon de tout fonctionnement de l’acte et ne fait nulle opposition entre la formule chrétienne johannique « Au commencement était le Verbe » et la formule de Goethe « Au commencement était l’action ». Il insiste sur la proposition qu’il met en avant à cette époque de son cheminement théorique : « […] il n’y a point d’action qui ne se présente avec une pointe signifiante d’abord et avant tout, que c’est ce qui caractérise l’acte, sa pointe signifiante, et que son efficience d’acte n’a rien à faire avec l’efficacité d’un faire. »
La question de l’acte révolutionnaire qui suscite un nouveau désir
Évoquant le franchissement lié à l’acte, Lacan évoque le Rubicon, la Nuit du 4 août, le Jeu de Paume, les Journées d’Octobre…
Sur ce dernier fait historique majeur pour l’histoire de l’humanité, il indique encore : « L’acte est-il au moment où Lénine donne tel ordre, ou au moment où des signifiants ont été lâchés sur le monde, qui donnent à tel succès précis dans la stratégie son sens de commencement déjà tracé ? Quelque chose où la conséquence d’une certaine stratégie pourra venir prendre place, et y prendre sa valeur de signe. Après tout, la question vaut bien d’être posée ici, à un certain départ, car il y a dans la façon dont je vais m’avancer sur le terrain de l’acte, aussi un certain franchissement d’évoquer cette dimension de l’acte révolutionnaire et de l’épingler de ceci de différent de toute efficacité de guerre et qui s’appelle susciter un nouveau désir. »
Sans souscrire à l’idée que l’efficience d’acte n’a rien à faire avec l’efficacité d’un faire, je pense intéressant d’évoquer dans les circonstances actuelles, la dimension d’un acte révolutionnaire dans sa perspective de susciter un nouveau désir. Susciter un nouveau désir caractérise l’événement Nuit Debout ! Qui niera que dès son point de départ, cette heureuse surprise de faire trou dans l’apathie libérale avancée [3] a suscité un nouveau désir.
La question du primat de la pratique sociale
Si Nuit Debout ! fait acte politique dans notre histoire, il conviendra d’interroger la pratique sociale qui lui est liée. Cette histoire en effet, quel que soit son régime de jouissance économique, est toujours orientée par la pratique de la vie sociale. La pratique de la vie prime.
En l’occurrence pour Nuit Debout !, la pratique sociale est surtout une pratique qui concerne le discours, discours sur les questions sociales et politiques, et cela est d’une grande importance si nous suivons Marx qui indique que la réponse est dans la formulation de la question.
Cependant outre la pratique du discours, des discours, il y a eu affirmation d’un refus dans une pratique sociale : celui de se coucher. Si la journaliste du Figaro joue sur les mots debout/couché, le but est bien de marquer un rapport de domination, et dans le mode de production capitaliste la nuit a plutôt pour fonction de réparer les forces afin de les soumettre aux différents mécanisme d’exploitation.
Nuit debout ! défie un certain État jusque dans l’étymologie du mot État qui signifie « se tenir debout ». Tenir Nuit Debout est en opposition avec Tenir le mode de production capitaliste debout.
La question d’un refus, le refus du « Faux Sphère »
Autre fait important me semble-t-il est que cet appel d’un nouveau désir a pour base un refus. Ce que je développe dans cette première partie sous le terme de « Refus du Faux Sphère ».
C’est dans ce cadre de la vie sociale, dans ce qui se transfère socialement que je souhaite amorcer un débat et tenter de cerner certains enjeux. Je développerai l’outil psychanalytique du transfert social dans la seconde partie, afin de déployer des perspectives issues de l’événement Nuit Debout ! dans la troisième.
Nuit Debout ! peut donc être qualifié d’acte, car il y a un avant et un après, et cette valeur d’acte peut avoir des effets et des conséquences dans différents registres.
Les auteurs de l’acte ont voulu le signifier comme tel, utilisant un nouveau calendrier pour se repérer dans le temps, à partir de cette date du 31 mars 2016. Cela n’est pas sans rappeler le nouveau calendrier mis en place après la Révolution française. Mais ici il ne s’agit pas de remplacer un calendrier en reprenant les mêmes espaces du temps et en les nommant autrement. L’espace-temps qui fait repère, le mois, a été brisé et le 31 mars tente de prendre une autre place en rapport au temps et cela a valeur de signe lorsque l’on sait que le temps dans notre système de vie économique est converti en valeur argent depuis maintenant trop longtemps.
Nous vivons dans l’ère des bulles financières qui nous dictent le « Faux sphère ». Faux sphère a l’ordre d’un système, faux sphère à la menace sociale permanente, faux sphère au terrorisme, faux sphère à l’état d’urgence, faux sphère au 49.3, faux sphère à la soi-disant pulsion de mort….
J’utilise ce signifiant « Faux sphère » comme concept bien précis. Je l’ai défini dans le cadre d’un Séminaire-Atelier : « Le trajet du concept de valeur dans l’enseignement de Lacan » [4].
Pour reprendre les éléments essentiels de cette réflexion qui est venue de mon rapport à la pratique transférentielle avec le socius, j’indiquerai tout d’abord que ce « Faux sphère » est un état clinique fréquent dans la vie quotidienne du XXIe siècle. Il noue ainsi par le premier signifiant « Faux », un impératif social « Il faut », à la question de la vérité (faux/vrai). Et cela produit un ordre qui peut être T’erreur. En effet, cette vérité est le lieu d’une ambiguïté : Nietzsche définit la vérité comme valeur, et Lacan comme petite sœur de la jouissance.
Nous vivons dans un monde où la question de la jouissance humaine prime dans les rapports sociaux et met en question la circulation des valeurs produites par le mode de production capitaliste. Lacan l’avait anticipé dès 1967 dans son Séminaire « La logique du fantasme » où, s’éloignant de tout romantisme lié au mot fantasme, il introduit la valeur de jouissance comme création conceptuelle, en position homologue à la valeur d’échange telle qu’elle a été définie par Marx dans Le Capital. Cela est fondamental pour saisir ce qui se passe dans le monde aujourd’hui.
Cette jouissance est bien celle du propriétaire, de la propriété réelle ou fantasmée.
Cette ambiguïté de la vérité, lourde de significations de valeurs personnelles ou collectives liées au mode de production capitaliste, a des effets pulsionnels contradictoires, poussées bien réelles vers un coté, poussées bien réelles vers le côté contraire, que cela soit pour les individus ou pour les groupes. Lors d’une situation de crise menaçante, la poussée gagne vers la vénération religieuse de la vérité comme entité et comme absolu. Un autre nom de cette poussée est la poussée vers la sécurité. Et ainsi viennent les fascismes personnels, de groupe, de masse.
Le faux renvoie au défaut et à la faute, le péché, ce sur quoi Lacan insiste dans la fabrication de son concept de Sinthome à la place de celui de symptôme : ce sinthome commence par sin, le péché en langue anglaise. Et cette dimension de la faute vient serrer le nœud, le nouage qui fait le terrible et le cruel de certaines jouissances humaines. Ce nouage qui n’a rien à voir avec la mystification religieuse du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, est nouage des mots avec l’image et les corps. Le sinthome social donc, et non lacanien stricto-sensu, pris dans un transfert social renvoie à la question du défaut de civilisation et au traitement crucial de la faute dans la dynamique de ce transfert social. Et dans un nouage supplémentaire à une certaine folie scientifique de l’humain envers l’humain, viennent les nazismes et leurs barbaries.
Ce Faux ainsi défini se noue à la Sphère : « Faux Sphère ».
La forme sphérique contrairement à ce que pense le philosophe Peter Sloterdijk n’est pas ce qui permet à l’homme de se produire lui-même. La pensée philosophique de Platon à Aristote a certes fait de la sphère, la forme la plus pure, la plus parfaite. Lacan critique cette position philosophique commune. Dans son Séminaire sur le transfert, il parle d’une forme de la sphère dont l’adhésion tient au rejet de la castration et donc au leurre de l’image de la totalité et de l’harmonie ou encore de la réciprocité. Il fera déviation à partir de la sphère, et parlera de l’a-sphère pour ouvrir vers une autre topologie. Cependant, c’est le lien au Séminaire sur « l’une-bévue » en 1976-77 qui sera décisif pour mettre en œuvre cette nouvelle topologie de la surface et du tore. Cela me permettra également de construire le concept de Faux-Sphère, notamment à partir du jeu de mot produit par Lacan entre « sphère » et « se faire » à propos d’une idée.
Pour revenir sur l’acte politique créé par Nuit Debout !, il me semble fort du signe qui suscite un nouveau désir dans le transfert social. Il est fort de l’affirmation d’un refus émanant d’un collectif : celui de faire avec un système, de se faire à un système.
Nuit Debout ! fait un trou dans cet impératif de la propagande dans le quel nous vivons au quotidien : Faut se faire au système !
Ce refus implique l’invention, la fabrique d’un « nouveau faire avec », faire dans la vie sociale, la pratique sociale, la fabrique de nouveaux rapports sociaux de production.
Nuit Debout ! peut être cette mise à l’épreuve d’une nouvelle pratique du mettre en commun dans un refus majeur de continuer avec un système dit capitaliste qui va vers sa crevaison, pour reprendre une expression de Lacan. Ce dernier indique aussi à l’occasion que la psychanalyse peut faire trou dans ce système.
Il s’agirait donc, à prendre ce dit de Lacan au sérieux, de l’inscrire dans une pratique sociale de faire trou, hiatus. L’orientation de Nuit Debout ! va dans ce sens et l’articulation avec la mobilisation contre la Loi Travail conforte ce point malgré l’apparence de l’impasse politique. Tout cela se fait de façon plurielle avec des contradictions, des oscillations. Ainsi est faite d’ailleurs toute vie humaine qui n’est jamais individuelle mais toujours collective, sociée.
Le premier repère du point de vue de la psychanalyse sociale est donc le refus du Faux Sphère au système, refus du Faux Sphère du système. Le Faux Sphère est acteur et agent du système, produit du système également. Le Faux Sphère vient de loin dans le temps et est tenace, individuellement et collectivement.
Lacan dans le Séminaire donne une indication claire — toujours dans le Séminaire « L’une bévue » : « Le système du monde » indique-t-il, jusqu’ici a toujours été sphéroïdal. Bah ! On pourrait peut-être changer ! » [5]
Nuit Debout ! peut augurer des potentiels réellement révolutionnaires.
Cet événement peut aider, si la volonté politique qui accompagne ce mouvement l’oriente ainsi, à se diriger vers ce qu’indique François Châtelet à propos de ce qu’apporte la lecture du Capital : « […] briser les cercles vicieux dont le présent s’empêtre, dans lesquels il se complait et dont, aussi, il se masque » [6].
Il s’agit bien de briser un ordre de fonctionnement social et politique, sous peine de crevaison. Il est un point crucial au niveau politique qui est tout à fait révélateur du Faux Sphère, à savoir le concept post-féodal binaire « Droite-Gauche » L’apparence de l’impasse liée au triomphe de la social-démocratie en France depuis 1983, triomphe pour le mode de production capitaliste bien entendu et les rapports sociaux qui lui sont liés, fait trou dans ce système sphéroïdal « Gauche-Droite », le Faux Sphère « Gauche » se troue réellement et sa valeur signifiante, sa pointe signifiante pour reprendre le mot de Lacan, ne fonctionne plus. Ce système binaire est post-féodal, et dans ce cadre reste dépendant de la philosophie transcendantale et représentative de la théologie républicaine. Né à un moment historique particulier dans les conditions de développement du capitalisme, ce binaire ainsi défini conforte le mode de production capitaliste : que la direction d’un parti communiste en France milite pour le principe du pouvoir d’achat ou s’indigne du sort réservé à la Grèce en défendant l’idée que la Grèce est copropriétaire de l’Europe, cela dit long sur la capacité de duperie du Faux Sphère capitaliste… Il est également significatif que la journaliste du Figaro qui s’empresse de titrer « Nuit debout couchée » laisse entendre qu’il est probable que ce mouvement va rentrer dans le rang politique, dans l’ordre politique du parlementarisme monarchique républicain en votant pour Monsieur Mélenchon ou un candidat écologiste. Faux Sphère au système… Une majorité de citoyens, y compris de « Gauche », pensent certainement la même chose quant à la fausse nécessité de ce système binaire. Mais une brèche est ouverte : « À long terme, personne ne peut prédire ce qu’il donnera » indique la journaliste en parlant du mouvement.
Il faut souligner le courage et la perspicacité d’analyse d’Alain Badiou pour défendre le signifiant Communisme [7]. dans ce contexte où le Faux Sphère se fascise sous nos yeux. Il introduit également la question cruciale de l’État : « L’État et la Révolution, tel est le titre d’un des plus fameux textes de Lénine. Et c’est bien de l’État et de l’Événement qu’il s’agit. Cependant Lénine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que l’État dont il sera question après la Révolution devra être l’État du dépérissement de l’État, l’État comme organisateur de la transition au non-État » [8].
La question posée par Nuit Debout ! est directement celle de la question de l’État. Ainsi que je l’indiquais au début de cette première partie, Nuit Debout ! fait une bévue linguistique possible par rapport à l’État au regard de l’étymologie, mais surtout met en question de par son existence sociale, le principe concret de la production capitaliste et donc des rapports sociaux.
La forme État est posée, la forme d’organisation collective est à l’épreuve.
Question cruciale et décisive à l’heure où ce que François Châtelet formulait comme hypothèse est en train de se produire : « l’État fasciste est l’État libéral réduit à sa seule essence : une association de propriétaires qui soit directement, soit indirectement, ne se donne plus la peine de se cacher, ou ne peut plus masquer en raison des circonstances ses pratiques foncièrement autoritaires » [9].
(À suivre)
Hervé Hubert