RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Howard Zinn ou la violence de la lutte des classes aux Etats-Unis.

Comme Domenico Losurdo a écrit une Contre-histoire du libéralisme, Howard Zinn avait publié en 1980 une contre-histoire des Etats-Unis (Une histoire populaire des Etats-Unis), en remplaçant l’histoire officielle des élites (les "chasseurs") et leurs triomphes, par celle du peuple (les "lapins") et ses luttes. Comme Balbastre et Kergoat pour Les Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi, Olivier Azam et Daniel Mermet ont transposé ce livre au cinéma.

On est surpris (et cela montre à quel point l’histoire officielle des Etats-Unis a réussi à éliminer tout élément politiquement incorrect, remplaçant aujourd’hui les luttes sociales par la lutte des sexes, ou plutôt des "genres") par la brutalité de la répression et le caractère radical et exemplaire des combats des ouvriers ; et il est bon de rappeler que la journée de revendication du Ier mai est d’origine étasunienne : elle remonte au massacre de Haymarket Square, à Chicago, le Ier mai 1886, qui aboutit à l’exécution par pendaison de quatre des organisateurs de cette manifestation pacifique.

Il était pourtant logique que la lutte des classes fût particulièrement dure aux Etats-Unis, qui accueillirent entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe des millions d’émigrants misérables, qui devaient garantir une rentabilité égale sinon supérieure à celle des anciens esclaves du Sud ; ils arrivaient pleins d’espoir et se trouvaient confrontés à la violence d’une exploitation sans limites légales. En outre, certains, les Italiens notamment, apportaient avec eux des traditions de lutte anarcho-syndicales.

Le film s’attache ainsi à démolir le mythe d’un pays unanime dans la croyance à l’égalité des chances, à l’individualisme et à l’american way of life, et il commence sa démonstration par la révolte des colons étasuniens contre la métropole anglaise en 1773 (dont Tocqueville déjà savait qu’elle n’avait rien eu d’une révolution !) : les promoteurs de la journée du Tea Party à Boston, où, pour protester contre la lourdeur des taxes anglaises, on jeta par-dessus bord des ballots de thé, fut l’œuvre de quelques dizaines de bourgeois, et l’élite économique eut du mal à entraîner le peuple dans l’insurrection puis la guerre – ses réticences étaient justifiées, puisqu’au retour de la guerre, beaucoup de petits paysans perdirent leurs terres.

Mais l’aspect le plus émouvant du film, c’est l’histoire des grandes luttes ouvrières, aujourd’hui bien oubliées. On retient surtout deux grandes batailles, vraiment épiques, celle de Lawrence, en 1912, et celle de Ludlow, en 1914 (ces dates suggèrent que l’une des raisons de l’entrée en guerre des Etats-Unis, comme des pays européens, fut la volonté de détruire un mouvement ouvrier beaucoup trop dynamique).

Dans les deux cas, le patronat réagit en déclarant une véritable guerre aux grévistes, appuyé sur la police et l’armée.

A Lawrence, dans le Massachussets, les conditions de travail et de vie étaient effrayantes : la moitié des ouvrières étaient des jeunes filles de 14 à 18 ans, mais des enfants de moins de 10 ans étaient aussi soumis à des cadences infernales par des machines perfectionnées ; le taux de mortalité infantile avant 6 ans était de 50%. 20 000 ouvriers, très majoritairement des femmes, et des immigrées, se mirent en grève contre la "short pay" : une loi ayant ramené la semaine de travail de 56 à 54 heures, le patronat avait décidé de baisser les salaires.

La Ville décida de lancer contre les ouvriers la milice et la police d’Etat. Mais le mouvement déclencha une solidarité nationale : le syndicat IWW (International Workers of the World) fit des collectes pour fournir des subsides aux grévistes, des médecins volontaires offrirent leurs services, des centaines d’enfants menacés de disette furent accueillis par des familles sympathisantes de New York. Les violences policières provoquèrent une enquête, et les témoignages de quelques jeunes filles soulevèrent une telle émotion dans le pays que le patronat dut céder. Mais dans l’histoire ouvrière des Etats-Unis, il n’y a pas de happy ending  : les ouvriers perdirent peu à peu tous les avantages conquis et les meneurs syndicaux furent licenciés. C’est ce mouvement qui est resté célèbre comme "la grève du pain et des roses" (Bread and Roses strike), chanson reprise par les ouvrières, et qui est le jingle, un peu sirupeux, du film (Ken Loach en a tiré aussi le titre d’un film, sur la lutte des employées de nettoyage des grands buildings de Los Angeles dans les années 90).

Ludlow, dans le Colorado, fut le cadre d’une véritable guerre civile de 14 mois, dans laquelle l’armée tira à la mitraillette sur les ouvriers. La répression s’appuyait aussi sur la fameuse agence de détectives Pinkerton, pour laquelle travailla Dashiell Hammett à partir de 1915 : il ne faut pas imaginer ses employés sur le modèle romantique du redresseur de torts Sam Spade ; en fait, 10 000 d’entre eux furent engagés comme hommes de main du patronat, chargés de travaux d’espionnage et de répression.

Les mineurs dépendaient complètement de la compagnie (propriété de Rockefeller) qui leur allouait un logement et les obligeait à s’approvisionner à des prix excessivement élevés dans ses magasins.

Dès le début de la grève, les mineurs et leurs familles furent chassés de leurs logements ; ils durent monter des campements, régulièrement mitraillés, et durent même, pour se protéger, creuser des tranchées ; c’est dans l’une d’elles, qui servait d’infirmerie, que, le lendemain du massacre de Ludlow, le 10 avril 1914, on retrouva les corps calcinés de 11 enfants et 2 femmes. Ce carnage interpella l’opinion, et il y eut aussi des débats publics qui suscitèrent un changement de l’opinion à l’égard des entreprises toutes-puissantes.

Toutefois, le propos perd en densité lorsqu’on aborde les guerres mondiales, suivant alors l’histoire des Etats-Unis en général. En effet ce film, Du Pain et des roses, n’est que la première partie d’une trilogie, la suite nous donnera une idée plus claire des lignes de force de l’entreprise. Cependant, Howard Zinn, Une histoire populaire... est moins percutant que les Nouveaux chiens de garde (la voix off, trop didactique, tarde à trouver un ton convaincant) et moins inventif : on peut seulement évoquer l’animation des photos des "barons-voleurs", et notamment de John D. Rockefeller, qui nous expose de ses propres lèvres ses principes : il faut avant tout éviter que les ouvriers croient qu’on peut obtenir quoi que ce soit par la lutte.

Il est vrai que l’ironie convenait moins à un film qui veut rendre hommage à Howard Zinn (disparu il y a quelques années) et substituer aux héros de l’histoire officielle, les Lincoln, Washington, Wilson, les martyrs et porte-parole des ouvriers, comme Mother Jones (Mary Harris Jones, 1837-1930), une Pasionaria irlando-américaine qui, à 80 ans, allait encore soutenir les ouvriers en lutte, sans craindre arrestations ni extraditions.

URL de cet article 28596
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Même Thème
Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?
Monique Pinçon-Charlot - Michel Pinçon - Étienne Lécroart
Un ouvrage documentaire jeunesse engagé de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, illustré par Étienne Lécroart Parce qu’il n’est jamais trop tôt pour questionner la société et ses inégalités, les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, passés maîtres dans l’art de décortiquer les mécanismes de la domination sociale, s’adressent pour la première fois aux enfants à partir de 10 ans. Avec clarté et pédagogie, ils leur expliquent les mécanismes et les enjeux du monde social dans lequel ils vont grandir et (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Si le Président se présente devant le Peuple drapé dans la bannière étoilée, il gagnera... surtout si l’opposition donne l’impression de brandir le drapeau blanc de la défaite. Le peuple américain ne savait même pas où se trouvait l’île de la Grenade - ce n’avait aucune importance. La raison que nous avons avancée pour l’invasion - protéger les citoyens américains se trouvant sur l’île - était complètement bidon. Mais la réaction du peuple Américain a été comme prévue. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui se passait, mais ils ont suivi aveuglement le Président et le Drapeau. Ils le font toujours ! ».

Irving Kristol, conseiller présidentiel, en 1986 devant l’American Enterprise Institute

Le 25 octobre 1983, alors que les États-Unis sont encore sous le choc de l’attentat de Beyrouth, Ronald Reagan ordonne l’invasion de la Grenade dans les Caraïbes où le gouvernement de Maurice Bishop a noué des liens avec Cuba. Les États-Unis, qui sont parvenus à faire croire à la communauté internationale que l’île est devenue une base soviétique abritant plus de 200 avions de combat, débarquent sans rencontrer de résistance militaire et installent un protectorat. La manoeuvre permet de redorer le blason de la Maison-Blanche.

Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
"Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux" (Republik)
Une allégation de viol inventée et des preuves fabriquées en Suède, la pression du Royaume-Uni pour ne pas abandonner l’affaire, un juge partial, la détention dans une prison de sécurité maximale, la torture psychologique - et bientôt l’extradition vers les États-Unis, où il pourrait être condamné à 175 ans de prison pour avoir dénoncé des crimes de guerre. Pour la première fois, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, parle en détail des conclusions explosives de son enquête sur (...)
11 
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.