De quoi Charlie est devenu le nom ?
Le choc, ces attentats survenant dans un pays comme la France, jusqu’ici largement à l’écart des turbulences violentes et de ce type d’événements, en a été d’autant plus fort.
Ainsi, frappée à son tour par le terrorisme de guerre, la France, par son Président interposé, a tenté de rassembler les chefs d’Etat du monde entier pour, en solidarité avec elle, marquer le fait que "frapper la France n’est pas une chose ordinaire" . C’est en tout cas en ce sens que, tout au long des cérémonies qui ont marqué ces jours, l’exécutif a tenu à s’exprimer, François Hollande et Manuel Valls à l’unisson.
Le fait est que nombre de chancelleries de par le monde ont immédiatement exprimé leur soutien à la France, à la liberté d’expression, à la lutte contre le terrorisme... (1)
Le fait est aussi que si, répondant à l’invitation du président français nombre de dirigeants en exercice et de représentants éminents des pays dits "du Nord" ont défilé côte à côte à Paris, ils n’étaient pas les seuls. En effet, parmi d’autres marcheurs issus, eux aussi, des pays en développement, de nombreux présidents africains ont répondu à l’appel du président français, pendant que d’autres, restés sur le continent, arborant des "Je suis Charlie", décrétaient des deuils nationaux. (2)
Ainsi rassemblés, et engagés, ces représentants africains, aux côtés des "grands de ce monde" présentaient, unis contre le terrorisme, une sorte de Front Mondial des Nations, des plus pauvres aux plus riches.
On peut se demander par quel tour de passe-passe un président, au plus bas de sa popularité, a-t-il pu ainsi réunir des millions de personnes en France et des dizaines de représentants de gouvernements autour du seul titre d’un journal quasiment sans lecteurs ?
En effet, s’agissant du journal Charlie Hebdo proprement dit, son directeur Charb était depuis de longs mois à la recherche de fonds pour tenter d’en assurer la survie. Hebdomadaire bénéficiant d’une certaine notoriété dans les années 70/90, porte-parole de la survivance d’un certain "esprit" de 1968, le journal était devenu, au fil des années, décalé jusque dans le cercle de ses "fidèles" du début. A un point tel que, à la veille de l’assassinat survenu à la rédaction, l’hebdomadaire diffusait difficilement 60 000 exemplaires, un chiffre bien au dessous du seuil de rentabilité.
Par ailleurs, et ceci n’est certainement pas sans conséquences quant à la baisse de son lectorat, le journal avait lui-même changé "d’état d’esprit", autrement dit, changé de ligne éditoriale. De journal initialement engagé contre toutes les guerres, on l’avait vu, ces dernières années vaciller sur ses principes, au point de constater, par exemple, son soutien affiché à la guerre de destruction menée par Sarkozy contre la Libye. Au plan économique, autre exemple, loin là encore de ses premiers engagements "libertaires", l’orientation générale était devenue plus proche d’un accommodement à l’économie de marché que du grand chambardement anticapitaliste des débuts.
Pour autant, et c’est légitime, l’accord avec le contenu de l’hebdomadaire n’était pas une condition pour les millions de français marchant ensemble. Leur préoccupation était ailleurs. Ils étaient Charlie parce que la liberté d’expression est, en France et partout ailleurs, une des conditions sine qua non de l’exercice de la démocratie et que leur émotion était grande de la voir ainsi bafouée.
En se sens, après le désastre Libyen " pour le rejet de la barbarie, l’attachement à la laïcité et à la démocratie, leur émotion n’en n’a pas moins été l’objet d’une tentative de récupération partiellement réussie. En effet, la mobilisation exclusive, jamais atteinte auparavant, de tous les médias, publics et privés, de tous les partis politiques, de toutes les personnalités "people", du showbiz jusqu’au monde du sport, le lancement quasiment marketing du slogan unique...a permis à l’exécutif français, au plus mal, de transformer toute cette véritable inquiétude en un "soutien populaire" à son initiative.
Autrement dit, la légitime émotion populaire s’est vu transformée, au corps défendant des participants, en légitimation du grand "rassemblement anti-terroriste" au plan international et, au plan franco-français, à l’idée tant attendue de l’ "Union sacrée".
Après cette journée, le président français analysant avoir fait de "Paris la capitale du Monde" pour un jour, se jugeant légitimé, s’est empressé de demander aux Français de "faire durer l’esprit du 11 janvier" tout comme le relayait son Premier ministre en appelant tous les partis à se considérer forcés à "l’Union sacrée". (3)
Se disant "Forts du soutien international", alors que chacun comprend que ces attentats ne sont pour la France, que l’importation des guerres qu’elle conduit de l’Irak au Mali, de la Centrafrique à la région Sahélienne... les va-t-en guerre reprennent du service et nous font entendre de nouveaux bruits de bottes du côté de la Syrie, si "chère" à Fabius, et de la Libye où il conviendrait, selon eux, "d’aller terminer le boulot".
Marcher avec "les Grands" ?
Quel sens donner, dès lors, au comportement de ces chefs d’Etat venus d’Afrique "marcher" avec ces gens ? De quelle disposition spéciale voulaient-ils donc faire montre en effectuant ce déplacement et en prenant place dans la réprobation exprimée par ce "concert des nations" ? Qu’attendaient-ils d’une telle posture ? De premiers éléments de réponse semblent leur avoir été apportés par leurs propres opinions publiques.
En effet, par delà les manifestations limitées aux seules protestations anti Charlie, somme toute ultra minoritaires (4), les citoyens des pays concernés, par leurs réactions ont, en revanche, bien mis en lumière le fossé qui existe aujourd’hui en Afrique entre le point de vue des "élites" et celui des peuples. L’ensemble des titres de la presse écrite, comme ceux s’exprimant sur le web, a unanimement rappelé combien, par delà la réprobation légitime des actes terroristes à Paris, il revenait aux dirigeants africains, de s’engager dans cette affaire avec toute la retenue qui convient à des chefs d’état issus d’un continent si maltraité.
Lorsque les Nigériens manifestent dans le pays, par exemple, s’ils expriment des sentiments anti-Français, ils les expriment, non à l’encontre des journalistes de Charlie Hebdo ou des Français en général, mais à l’encontre des dirigeants d’Aréva qui rackettent le Niger depuis des lustres et de ceux de la France qui les soutiennent. Un racket agrémenté de corruption tellement flagrant que cette fois la justice semble aller dans le sens des intérêts du peuple nigérien. (5)
Comment ces dirigeants ont pu, un seul instant, imaginer aller, sans mot dire, au grand raout international parisien patronné par les pays les plus riches, sans que les populations en ressentent tristesse et humiliation. Dans leurs palais présidentiels, ces gens écoutent-ils encore les radios africaines, entendent-ils leurs opinions publiques, ou sont-ils post-colonisés au point de les ignorer totalement ? Même à l’écoute de le très française RFI (Radio France Internationale !), il était impossible de ne pas connaitre des crimes atroces perpétrés par Boko Haram contre la population Nigériane et Nord camerounaise. (6)
De fait, il parait impossible de rester coi devant tant de souffrance accumulée sur une seule région. C’est pourtant, par leur absence et leur silence, ce que ces dirigeants africains, filant promptement, au sifflet, vers les tarmacs français, ont infligé à leurs populations. Des silences et des positionnements qui en disent long sur l’enlisement de ces "chefs" dans la Françafrique et le post colonialisme.
Marcher pour Charlie, marcher pour la paix ?
Quel sens donner, ensuite, à cette manifestation, eu égard au regroupement des représentants de des Etats et des institutions directement impliqués dans la désorganisation généralisée du monde ?
Autrement dit, est-il "banal" par exemple, pour un dirigeant africain de marcher côte à côte avec le président français alors même que l’armée de ce dernier occupe militairement toute la sous-région s’étendant aujourd’hui de la Libye à l’Afrique de l’Ouest et particulièrement son propre pays, y imposant régulièrement ses vues et surtout la guerre ? (7)
Ce président pensait-il faire admettre aux maliens que, marchant aux côtés de la puissance occupante, en compagnie du secrétaire général de l’OTAN, du représentant officiel des États-Unis, des représentants de l’Union Européenne, de Benyamin Netanyahou, du roi de Jordanie, du président Ukrainien....il marchait pour la paix dans le monde ?
Oubliée la mise à sac de la Libye par l’OTAN ? Oublié l’assassinat du président en titre de l’Union Africaine par des sbires à la solde des Français ? Oubliée l’opération Licorne et l’ingérence armée en Côte D’Ivoire ? Oubliée l’occupation militaire française du Mali ? Celle de la Centrafrique ? Oublié le soutien de Valls et Le Drian à la dictature Tchadienne ? Oubliée l’opération Berkane ? Oubliée l’Africom ? Oublié le soutien "jusqu’au bout" apporté à Blaise ? Etc...Etc...
La guerre contre le terrorisme est un terme qui n’existe que dans la tête de ceux qui, par leurs course folle aux matières premières, ont contribué à armer ces groupes, voire, pour des desseins encore plus cyniques, les ont directement créés et entrainés. (8)
N’en doutons pas, une nouvelle étape est en voie d’être entamée dans cette guerre de désintégration des pays et des nations et l’Afrique, "à cause" de ses richesses est au coeur de l’ouragan qui s’annonce. Alors que, comme Africom pour les États-Unis, Berkane pour les français, les dispositifs militaires se multiplient, les dispositifs économiques aussi se précisent, tels le maintien du Franc CFA pour les pays d’Afrique de l’Ouest, les APE (Accords de Partenariat économique), pendant que le garrot de la Dette continue toujours de se resserrer.
Les prémices sont claires, eu égard à la profusion de ses matières premières, le continent africain ne doit pas échapper aux compagnies occidentales, ses ressources n’iront à personne d’autre et surtout pas aux africains eux-mêmes. Ces compagnies, leurs pays et leurs armées sont prêts à tout pour garder la main, y compris à généraliser la destruction et la désagrégation, tant par les guerres, le "terrorisme" et la guerre économique et financière.
Alors non, malheureusement, il n’était pas possible aux africains de marcher pour la paix avec ceux qui font la guerre en Afrique. Et de surcroit, puisque, par une magistrale manipulation, cette marche détournée au bénéfice des fauteurs de guerre avait été baptisée "je suis Charlie", il n’était pas possible aux Africains, même le temps de cette journée, "d’être Charlie".
François Charles et Romuald Boko