Que s’est-il passé durant l’attaque massive de Gaza par les forces israéliennes l’été dernier ? Le médecin et militant norvégien Mads Gilbert était sur place pour apporter son aide au personnel médical de l’hôpital al-Shifa. Dans cette interview de 10 min par le journaliste et réalisateur Truls Lie du Monde Diplomatique (Édition scandinave), le Dr Gilbert évoque ces attaques dont il a été témoin, détaille ce que signifie être traité de "terroriste", parle des gens formidables qu’il a rencontrés à l’hôpital al-Shifa, et explique en quoi la paix pour tous doit nécessairement commencer par la fin de l’occupation israélienne et de l’oppression du peuple palestinien, et par la levée du siège de Gaza. A noter que le Dr Mads Gilbert s’est vu récemment interdire à vie par Israël l’entrée en Palestine.
(Attention : ce film contient certaines images violentes)
Transcription de la vidéo
Mads Gilbert : L’occupation de la Palestine, l’oppression du peuple palestinien, est la mère de toutes les guerres. Cette attaque fut l’une des plus malveillantes que j’ai jamais vues, à cause du bombardement systématique des quartiers résidentiels. 12 à 13 000 Palestiniens ont été tués ou blessés en 50 jours. Pour chaque soldat palestinien abattu, ils ont tué 3 fois autant d’enfants et de femmes. Des bombes sur les maisons, pendant qu’ils dorment, sur les hôpitaux, les écoles, les mosquées, sans aucune conséquence. Cette véritable impunité est l’un des plus grands défis moraux de notre temps. Nous écrivons notre histoire, et la plume est trempée dans le sang palestinien.
Vous ne pouvez pas dire que vous vous défendez quand vous attaquez une population occupée. C’est un énorme mensonge. La doctrine israélienne est de punir les gens aussi durement pour que cela leur enlève toute envie de résister à l’occupant.
En tant que docteur, je dis 1) Arrêtez les bombardements, 2) Levez le siège [de Gaza], 3) Incluez le peuple palestinien dans la communauté humaine, et seulement ensuite, envoyez des pansements, des seringues, des médicaments.
Question : Et la sécurité d’Israël ?
Je suis totalement favorable à la sécurité du peuple israélien. Mais tant que leur gouvernement continuera à occuper la Palestine et à tuer les Palestiniens, ils n’auront pas la sécurité ni la paix, car en tant que peuple occupé, les Palestiniens ont le droit de résister, même avec des armes. C’est écrit dans le droit international.
Question : Ce concept de "terroriste" a été utilisé tellement de fois, les Israéliens, Poutine, et Assad en Syrie.
Aujourd’hui, si vous traitez quelqu’un de terroriste, vous pouvez l’exécuter sans jugement. Regardez Abou Ghraib ou Guantanamo, c’est comme une condamnation à mort cette désignation de la résistance palestinienne comme une sorte d’action terroriste. C’est totalement faux, et cela sert le projet israélien de colonisation, cette façon d’étiqueter toute résistance légitime palestinienne comme du "terrorisme". Quel a été le dernier peuple à être étiqueté, et grâce à cela, exécuté et pratiquement exterminé ? Le peuple juif.
Les nazis appelaient les juifs : "Untermenschen" (sous-hommes ). Et comment les Allemands appelaient-ils en 40-45 l’héroïque mouvement de résistance norvégien ? Des "terroristes". Et que leur ont-ils fait ? Ils les ont punis en les tuant, mais pas seulement, ils ont aussi brûlé des villages entiers. Une punition collective. C’est la même chose aujourd’hui. On les déshumanise, de façon à pouvoir leur faire des choses que l’on ne ferait pas même à son voisin ou à ceux qui sont en désaccord avec vous. C’est extrêmement dangereux.
Ce n’est pas le Hamas contre Israël, c’est le peuple palestinien contre l’oppresseur, et l’occupant Israël.
Question : Que pensez-vous des combattants du Hamas accusés d’utiliser des enfants comme boucliers humains ?
Quelqu’un a dit : "La première victime de la guerre, c’est la vérité." Je n’ai vu aucun document montrant que les combattants palestiniens utilisaient des boucliers humains. Montrez-moi les preuves et nous en discuterons. Si vous connaissez l’éthique palestinienne, le code de la famille, le code social, personne n’accepterait que quelqu’un pousse votre famille en première ligne pour en tirer un avantage militaire. Aucun Palestinien n’accepterait cela. C’est un peuple moral, je dirais.
Je ne dis pas qu’il y a 100% de soutien au Hamas. Ce n’est pas la question. Je ne les soutiens pas, ni aucune autre faction. Je soutiens le peuple palestinien et son droit à résister à l’occupation, et aussi son droit à choisir ses leaders comme il l’entend, et à organiser des élections aussi stupides que celles que nous organisons de temps en temps.
J’ai entendu des gens se plaindre du Hamas, et de leur gouvernement à Gaza. La différence de culture fait qu’il est difficile de juger lorsqu’il s’agit du droit démocratique, ou du droit des femmes, etc. Le peuple palestinien n’est pas différent, il exerce juste son droit à résister, et à dire "Nous voulons être des humains."
Question : En Israël et en Palestine, il y a tant de haine, vous devenez un terroriste quand vous tuez... [il est interrompu – NdT]
Non, je ne suis absolument pas d’accord. Je ne vois pas toute cette haine parmi les Palestiniens. Lorsque je parle avec des parents, des frères, des soeurs, qui ont perdu des êtres chers, ils disent "Nous ne voulons pas tuer, nous ne voulons pas la mort, nous voulons qu’on nous laisse tranquilles, et vivre en paix. Levez ce siège, laissez-nous tranquilles, c’est tout. Nous ne cherchons pas la vengeance." Tous ceux à qui j’ai parlé m’ont dit la même chose.
Comment puis-je traiter l’amputation d’une enfant de sept ans, sans comprendre que ce n’est pas un hasard, que c’est voulu, délibéré, cela fait partie du régime d’occupation que je dois tenter de stopper.
Questions : Pourquoi vous ?
Pourquoi moi ? J’ai d’abord décidé d’être docteur, car je voulais essayer de changer les choses. Je voulais être aux côtés des opprimés. Je ne suis pas un héros. Les héros, ce sont les médecins palestiniens. J’ai bien plus appris d’eux que ce que je pourrai jamais leur enseigner. Ils n’ont pas été payés depuis 4 mois, pour des raisons politiques, parce qu’Israël et les États-Unis ont dit non. Deux Qatariens ont offert de payer les salaires des 44 000 fonctionnaires de Gaza... Non, ne secouez pas la tête ainsi, c’est extrêmement important. On épuise ces gens de toutes les façons possibles et imaginables.
Je ne peux pas me laisser aveugler par mes larmes lorsque je travaille. Je ressens beaucoup de colère car tout cela pouvait être évité. Ceci n’est pas le résultat d’un Tsunami, ni un tremblement de terre. Tout ceci est finement planifié par le gouvernement israélien.
Les Palestiniens sont traités comme des animaux. Enfermés, bombardés, affamés, privés des droits humains. Les gens ne veulent pas vivre ainsi, personne ne veut vivre ainsi. C’est un véritable système d’apartheid. Si vous voyez la nature de l’oppression israélienne sur le peuple palestinien, vous ne l’oubliez pas. C’est si systématique, si brutal, sans aucune pitié. Les faits parlent d’eux-mêmes.
Je pense que Gaza est une sorte d’éprouvette, pour tester deux choses : de nouvelles armes testées par l’armée étasunienne et l’armée israélienne (**), et un laboratoire pour voir comment mener une guerre contre une population très résistante. Je considère qu’Israël pratique le terrorisme d’État.
C’est à Gaza que je me sens le plus en sécurité. C’est dû à leur hospitalité, et leur affection qui sont sans fin. En fait, quand vous êtes là-bas, sous le déluge des bombes israéliennes, au milieu des horribles blessures qui frappent les enfants et les vieilles femmes, avec tous ces médecins palestiniens, ces infirmières, ces boyscouts qui aident à décharger les ambulances, on ressent alors un profond sentiment d’humanité.
Gaza est un endroit fantastique, magnifique. La côte est superbe. Vous savez, la mer méditerranée, du Canal de Suez en remontant jusqu’à Beyrouth est sans doute l’un des plus beaux endroits au monde. Et mon rêve est un jour de la parcourir à pied, à vélo, ou en courant, du Canal de Suez jusqu’à Beyrouth, et de ne rencontrer que des visages souriants, des gens vivant en paix tous ensemble, Egyptiens, Palestiniens, Israéliens, Libanais.
Faut-il arrêter de rêver ? Non.
Traduction ilfattoquotidiano.fr
Interview réalisée par Truls Lie – Le Monde Diplomatique (2014)