« La force se trouve dans l’unité et que l’unité se construit en respectant les différences »
Venezuelanalysis, 22 septembre 2005
Ignacio Cirio : A quel moment considérez-vous que se trouve la Révolution Bolivarienne ?
Marta Harnecker * : Dans une phase d’intensification, dans une phase d’effort pour rendre l’appareil d’Etat plus efficace, pour combattre la corruption, pour purifier la police et les forces de sécurité de l’Etat, pour généraliser la démocratie participative, et pour préparer l’organisation d’une logique économique différente, une logique humaniste et coopérativiste.
Ignacio Cirio : Quels ont été les mouvements les plus importants pour le Processus depuis que Chávez a signalé la voie socialiste pour la Révolution Bolivarienne ?
Marta Harnecker : Cela vous surprendra peut-être si je vous dis qu’il n’y a eu aucun mouvement important depuis que le président Chávez a donné cette consigne. Ce qui s’est produit c’est qu’en pratique les leaders du Processus ont constaté que la logique humaniste et coopérativiste qu’ils avaient commencée à mettre en oeuvre à tous les niveaux se heurtait à tout moment avec la logique capitaliste du profit.
Par exemple, il n’était pas possible de créer des coopératives agricoles ou industrielles si l’Etat ne garantissait pas le marché et la distribution des produits. Il n’était pas possible de contrôler les effets de l’excédent de liquidités, résultat des énormes prêts concédés par le gouvernement à tous les Vénézuéliens qui étudient dans les différentes Missions, sans un mécanisme de contrôle des prix pour les produits alimentaires de base des secteurs modestes. Comment de tels problèmes peuvent-ils être réglés dans le cadre de la logique capitaliste, où le moteur du système est le profit et non la satisfaction des besoins humains ? Une mesure qui avait été adoptée en urgence pour garantir la sécurité alimentaire de la population lors de la grève patronale à la fin de l’année 2002, quand l’opposition avait essayé d’interrompre le Processus révolutionnaire en affamant le peuple vénézuélien -l’achat massif d’aliments à l’extérieur afin de fournir des marchés improvisés- a éclairé la voie à suivre. Aujourd’hui des centaines de marchés populaires, répartis sur tout le territoire, couvrent 40% de la consommation. Ils offrent les produits à des prix beaucoup plus bas que dans les supermarchés privés. Ces prix sont soutenus par des subsides publics depuis le début. De plus ces marchés stimulent les agriculteurs pour qu’ils produisent ce qui était jusque lors importé. L’Etat garantit la vente des produits et élimine les intermédiaires.
Comme vous voyez, le « socialisme » n’a pas commencé au Venezuela lorsque Chávez l’a déclaré -au début de l’année 2005-, mais beaucoup plus tôt. Et je parle de « socialisme » entre guillemets, parce qu’en réalité se qui se produit au Venezuela ce n’est pas le socialisme, mais une voie qui peut conduire vers une société régie par une logique humaniste et coopérativiste, où tous les êtres humains pourraient parvenir à leur plein développement.
Chávez ne nie pas qu’au départ il considérait possible de régler les graves problèmes économiques et sociaux du Venezuela par une troisième voie ; il pensait qu’il était possible d’humaniser le capitalisme, mais l’expérience lui a montré que cela est impossible.
Ignacio Cirio : Cette insistance à présenter le socialisme comme la seule voie possible apparaît paradoxalement au moment où des efforts sont faits pour incorporer le secteur privé dans les plans économiques du gouvernement. N’est-ce pas contradictoire ?
Marta Harnecker : C’est un peu contradictoire dans une vision du socialisme comme une société où tous les moyens de production doivent être aux mains de l’Etat, et la propriété privée éliminée. Cette perception classique met l’accent sur la propriété et non sur le contrôle des moyens de production. Lorsque Chávez parle du socialisme qu’il souhaite pour le Venezuela il précise toujours qu’il pense au « socialisme du XXIème siècle » et non à une copie de modèles socialistes antérieurs. L’objectif aujourd’hui au Venezuela c’est de sortir de la pauvreté. Il y a peu j’entendais un gauchiste critiquer le vice-président de la République [José Vicente Rangel], le qualifiant de réformiste, parce qu’il avait dit que la pauvreté était l’ennemi principal qui devait être éliminé, au lieu de dire que c’est la bourgeoisie qui doit être éliminée. Quel aveuglement ! Quel dogmatisme ! Quel est l’intérêt d’attaquer les entreprises privées actuellement ? Ce n’est que de la rhétorique radicale qui n’a guère à voir avec une analyse de la situation réelle. Comment ce jeune ne peut-il pas comprendre que pour sortir de la pauvreté, parmi d’autres choses, des emplois productifs doivent être créés et que la réactivation du secteur privé a été la principale source d’emplois dans le pays ces derniers mois ? Pourquoi ne se demande-t-il pas pourquoi la bourgeoisie vénézuélienne, qui a dans le passé a essayé de détruire Chávez, est maintenant prête à collaborer avec lui ?
Lénine lui-même n’a jamais pensé qu’il était nécessaire d’éliminer la propriété privée pour commencer à construire le socialisme. Peu de gens ont lu l’un des premiers décrets du gouvernement soviétique : ce décret indique que les capitalistes prêts à collaborer avec le gouvernement devraient être autorisés à faire des annonces. Ce ne sont pas les socialistes qui ont marginalisé les capitalistes russes, ce sont les capitalistes qui se sont marginalisés eux-mêmes en refusant de collaborer avec le gouvernement soviétique et en faisant le choix de la guerre civile.
A tout cela s’ajoute la question du rapport de force. Lorsque la bourgeoisie se sent forte et considère qu’elle dispose des moyens de prendre le contrôle de la situation, par les urnes ou par les armes, on peut comprendre qu’elle ne soit pas encline à collaborer avec un projet révolutionnaire qui s’oppose à la logique du capital. Mais que peut faire la bourgeoisie vénézuélienne après avoir été vaincue à trois reprises : un coup d’Etat manqué en avril 2002 ; une grève patronale ratée à la fin de la même année ; et un échec lors du referendum d’août 2004 ? Ils n’ont pas d’autre alternative, quitter le pays ou collaborer avec le gouvernement qui offre des facilités de crédit et garantit un marché.
Ignacio Cirio : Mais la coexistence avec la bourgeoisie ne représente-t-elle pas un danger ?
Marta Harnecker : Assurément, cela représente un danger. La logique du capital tentera toujours de s’imposer. Il y aura une bagarre constante pour que l’un ou l’autre l’emporte. Nous sommes au début d’un long processus. Le contrôle du pouvoir politique, le contrôle des changes, une modification de la politique en matière de crédit, les capitalistes recevant des prêts sous certaines conditions posées par les gouvernement -produire pour le marché national, créer des emplois, payer les impôts, collaborer avec les communautés locales, etc.-, telles sont les formules utilisées par les gouvernement bolivarien pour les petites et moyennes entreprises qui contribuent au projet gouvernemental d’élimination de la pauvreté.
Mais il ne faut pas oublier qu’ils proviennent d’une société où prédomine la logique du capital, avec une culture qui encourage les propriétaires des entreprises, ainsi que les ouvriers qu’ils emploient, à poursuivre des objectifs individualistes. C’est pour cette raison que le socialisme vaincra le capitalisme, non pas seulement par des transformations économiques, mais aussi avec une transformation culturelle du peuple. Lorsque le peuple commencera à percevoir les effets positifs du nouveau modèle économique, humaniste et coopérativiste, lorsque le peuple commencera à vaincre l’individualisme, le consumérisme, et les tendances pour le profit immédiat, il en arrivera à la même conclusion que Chávez : la seule alternative aux terribles conséquences du capitalisme néolibéral c’est le socialisme. Il est symptomatique que dernièrement les sondages indiquent qu’aujourd’hui 40% de la population considère le socialisme de façon positive. C’est un grand pas en avant si on prend en compte le grand bombardement idéologique que les gens ont dû subir. Les résultats pratiques des mesures humanistes et coopérativistes du gouvernement sont des armes beaucoup plus puissantes que tous les missiles médiatiques lancés par l’opposition.
Conscients qu’il s’agit de deux modèles économiques antagoniques, il est fondamental qu’une part importante des ressources de l’Etat soient destinées au financement du secteur de l’économie d’Etat. Le contrôle des industries stratégiques est le meilleur moyen de garantir le triomphe de la nouvelle logique humaniste et coopérativiste et d’accomplir le plan de développement national visant à l’élimination de la pauvreté.
La collaboration avec le capital privé ne devrait être recherchée que dans la mesure où elle permet d’avancer vers les objectifs de la Révolution.
Ignacio Cirio : Cette définition implique un changement conceptuel. Que signifie « inventer le socialisme » dans l’Amérique latine du XXIème siècle, dans le cadre de la forte hégémonie nord-américaine ? Quelles sont les innovations théoriques qui vous semblent les plus urgentes ?
Marta Harnecker : Plus que des innovations théoriques, je pense que beaucoup d’éléments existent déjà dans les oeuvres classiques des penseurs socialistes, mais qui sont méconnus ou qui ont été oubliés. Le socialisme du XXIème siècle devra les ressusciter et dans le même temps il devra inventer de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes apportés par les changements globaux plus récents. Un concept important : le socialisme comme la société la plus démocratique. Lénine avait dit « le capitalisme c’est la démocratie pour l’élite, le socialisme c’est la démocratie pour la grande majorité du peuple ». Un autre concept important : le contrôle ouvrier. La production peut être issue d’une propriété d’Etat, mais sans contrôle ouvrier il ne s’agit pas d’une propriété socialiste ; par contre la propriété privée avec contrôle ouvrier est peut-être plus proche du socialisme. De plus, tout pays doit avoir sa propre transition vers le socialisme. Ce qui peut et ne peut pas être réalisé pour aller vers le socialisme dépendra dans une bonne mesure du rapport de force dans ce pays et dans le monde.
Si nous voulons vraiment être radicaux, et pas seulement des radicaux par la parole, nous devons nous immerger dans le travail quotidien de la construction d’une force sociale et politique que nous permette de mener les changements que nous voulons. Comme il serait plus fructueux de voir protester ceux qui sont impliqués dans la vie militante quotidienne et non pas ceux qui militent à partir d’un bureau.
Ignacio Cirio : Après tant d’années à vivre et à travailler à Cuba, pourquoi êtes-vous venue vivre au Venezuela ?
Marta Harnecker : Pour accompagner de près ce laboratoire représenté par la Révolution Bolivarienne et pour l’éclairer au monde, pour apporter mon soutien dans la mesure de mes possibilités -particulièrement en ce qui concerne la participation, le protagonisme, du peuple, ce qui est ma passion.
Ignacio Cirio : Bien que Chávez soit de plus en plus présent en Amérique latine, certaines forces de gauche regardent encore son leadership avec prudence. Pensez-vous que la gauche latino-américaine évalue correctement le Processus vénézuélien ?
Marta Harnecker : Je pense qu’ils l’évaluent de mieux en mieux. Les faits ne peuvent pas être niés. Mais il y a encore ceux, pas très nombreux, autant à l’extérieur que dans le pays, qui ne comprennent pas l’importance de pouvoir disposer d’un gouvernement populaire pour faire avancer les luttes des peuples.
Ignacio Cirio : Quelles sont les implications du fait qu’aujourd’hui en Amérique latine, 15 ans après la chute de l’Union soviétique, le thème de la construction d’une alternative au capitalisme ait été rénové avec tant d’enthousiasme ?
Marta Harnecker : Nous sommes au début d’un nouveau cycle d’avancées révolutionnaires et nous devons accélérer la construction des facteurs subjectifs qui nous préservent de nouvelles frustrations historiques. Malheureusement il n’y a pas beaucoup de pays où les forces sociales et politiques de gauche travaillent dans l’harmonie en se renforçant mutuellement. L’égoïsme et l’ambition politique s’impose généralement parmi les leaders. Ils n’ont pas suffisamment bien compris que la force se trouve dans l’unité et que l’unité se construit en respectant les différences. Ils n’ont pas suffisamment compris que l’art de la politique c’est de construire une force sociale et politique capable de rendre possible dans un futur proche, ce qui aujourd’hui semble impossible ; et que pour construire une force politique il faut construire une force sociale.
– Source : Venezuelanalysis
www.venezuelanalysis.com/articles.php ?artno=1562
– Source originale : Siete sobre Siete
– Traduction M Poggi Numancia
* Marta Harnecker est originaire du Chili. Journaliste, chercheuse et militante très connue en Amérique latine, aprés avoir habité Cuba depuis le coup d’État de Pinochet, en 1973.
Beaucoup de gens, surtout ceux qui accompagnent les transformations en Amérique latine, connaissent le nom de la scientifique politique Marta Harnecker. Il y a quelques années, ses analyses ont été indispensables pour comprendre ce qui se passe sur le continent. Cette penseuse en phase avec le mouvement ouvrier, a parcouru d’innombrables pays, dont le Brésil, pour connaître de près la réalité du mouvement social et populaire. Actuellement, elle se penche sur la révolution bolivarienne menée par le président Hugo Chávez Frias. Marta Harnecker était récemment à Rio de Janeiro, pour accompagner la délégation du gouvernement du Venezuela, venue participer au Sommet de Rio de Janeiro. Elle vit maintenant à Caracas.
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Discours d’ Hugo Chavez à Porto Alegre le 30 janvier 2005.
Interview avec Philip Agee, ancien agent de la CIA : La nature de l’intervention de la CIA au Venezuela.
– Une interview de Marta Harneckesur sur RISAL :
Une Amérique latine en transformation, interview de Marta Harnecker par Mário Augusto Jakobskind
http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1229
– Photo : Radio Nacional de Venezuela
www.rnv.gov.ve