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Pierre Lemaitre. Rosy & John.

Où l’on retrouve l’ami Pierre Lemaitre.

Un jour, le futur auteur d’Au revoir là-haut, qui décrit si formidablement la vie et la mort des Poilus dans les tranchées, passe devant un énorme trou creusé dans la rue d’une ville. Il imagine comment des malveillants pourraient terroriser tout un pays avec ce trou où ils auraient enterré quelques bidules fabriqués grâce à des modes d’emploi trouvés sur internet. Et c’est parti pour un récit haletant, original, jamais téléphoné, construit de main de maître (à l’origine, ce roman était un feuilleton et Lemaitre s’est dit « libéré » par les contraintes du genre), et qui nous permet de retrouver – pour la dernière fois peut-être – le commandant de police Camille Verhoeven et ses 145 centimètres.

Lemaitre a écrit ce bref ouvrage alors qu’il travaillait à Au revoir là-haut, et il est clair que les deux textes entretiennent des thématiques de contiguïté, à commencer par la fragilité des démocraties occidentales, le pouvoir destructeur, de nuisance d’individus qui projettent leur mal être, leur névrose sur des société hypertechniciennes mais démunies. Souvenons-nous, par exemple, de la cinquantaine de morts et des 700 blessés des attentats dans les gares de Londres le 7 juillet 2005 (après les 200 victimes de Madrid en 2004) commis par quatre islamistes britanniques dans un pays où pullulent les caméras de vidéo-surveillance, ou encore des deux frères tchétchènes et leur sac à dos terrorisant Boston en mondiovision lors d’un marathon où, pourtant, des centaines de policiers et des dizaines de chiens de détection devaient sécuriser l’événement. Et l’on se rappelle l’autorisation de tirer à vue sans sommation donnée à la police londonienne qui déboucha sur la mort d’un jeune brésilien totalement innocent, abattu de sept balles dans la tête.

Lemaitre a décidé de ne pas en rajouter, donc que sa fiction ne dépasserait pas la réalité. John Garnier, son terroriste dont le patronyme connote la res militaris, a décidé, malgré sept explosions planifiées, de ne tuer personne. Ce John veut faire sortir de prison sa mère, meurtrière de sa petite amie. Après avoir récupéré des obus de la Première Guerre mondiale, il en fait exploser un qui blesse, détruit mais ne tue pas, et il exerce un chantage ignoble : un prochain obus explosera dans une école maternelle si sa mère n’est pas libérée et si les autorités ne laissent pas le couple infernal s’enfuir vers l’Australie avec cinq millions d’euros. En quelques heures, les pouvoirs publics dans leur ensemble sont mobilisés pour contrer un personnage qui n’est obtus qu’en apparence : comme souvent, Lemaitre crée à front renversé des situations et des personnages à priori déroutants.

Je ne dirai rien de la suite d’une intrigue aux multiples rebondissements qui n’empêchent surtout pas des traits d’humour corrosifs. Je préfère évoquer ici la vision du monde de Lemaitre, clairement exposée malgré la brièveté de ce texte et la modestie de son argumentaire.

Comme toujours chez Lemaitre, les incipit sont du « travail soigné ». Souvenons-nous de l’apparente absurdité de celui d’Au revoir là-haut  : « Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps ». Ou de l’apophtegme de celui de Sacrifices : « Un événement est considéré comme décisif lorsqu’il désaxe totalement votre vie. » Nous sommes – tant au niveau du fond que de la forme – dans le monde fermé, enroulé sur lui-même de Lemaitre, un monde binaire. Avec le début de Rosy & John, on n’échappe pas à l’irréversibilité du destin, à l’implacabilité de forces qui se jouent de nous et qui jouent avec nous : « Les choses définitives ne mettent pas un dixième de seconde à se produire. » Que va-t-il se passer pour ce petit garçon de huit ans dont une tireuse de cartes a prédit à sa mère qu’elle serait veuve dans l’année ? Le spectacle de son père soufflé par un obus terroriste.

Mais pas soufflé n’importe comment. Et c’est là que nous touchons à l’art, à la Weltanschauung de Lemaitre et, il faut bien le dire, à ses obsessions. Le corps du père du petit garçon « s’envole », comme mu par une main géante. Il y a dans la puissance cognitive de Lemaitre une fluide mobilité qui va de l’objet à la société, une empathie qui lui permet de prévoir (de pré-voir) la valse folle d’un monde démantibulé, même sous le soleil de la douceur estivale d’un 20 mai ordinaire. Par anthropomorphisme, un échafaudage est « saisi d’un soubresaut » et « s’assoit comme à la télévision » des tables sont « saisies de convulsion », un cintre « porte une veste à parements bleus », tandis que Dieu fonctionne mentalement « au second degré », qu’une ville est « tuée net » et que les cerveaux humains sont « stupéfaits […] soufflés comme des bougies ». Dans nos sociétés complexes, où pas un millimètre carré n’est laissé au hasard, une allumette craquée au bon moment et c’est l’état d’anomie.

Au fait, pourquoi John Garnier a-t-il trouvé aussi facilement des obus de la Grande Guerre ? Parce que la nature, martyrisée par les hommes entre 1914 et 1918, se venge depuis tout ce temps, et parce qu’après avoir suffoqué elle respire et nous rend, comme par des renvois, ce métal de mort que nous lui avons infligé. Ces obus, qui remontent à la surface comme des « poissons morts », sont doués d’une énergie cinétique inouïe, in secula seculorum. À la disposition du premier « type seul » qui pourra mettre en échec tout un pays. En effet, la menace d’une seule bombe dans une école maternelle, c’est deux millions d’enfants à protéger et trois millions d’adultes à gérer. Le retour d’un immense refoulé.

Paris : Livre de Poche, 2014.

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