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En Colombie, l’extrême droite remporte le premier tour d’une bataille de chiffonniers

Illustration : Porfirio Lobo, Juan José Rendon et Alvaro Uribe (D.R.)

Arrivés en tête du premier tour de l’élection présidentielle, ce 25 mai, Oscar Iván Zuluaga, homme lige de l’ex-président d’extrême droite et aujourd’hui sénateur Álvaro Uribe (29,26 % des voix), et l’actuel chef de l’Etat Juan Manuel Santos, soutenu par la bourgeoisie « modernisante » et Washington (25,68 %), devront se départager lors d’un second tour, le 15 juin prochain. De la victoire de l’un ou de l’autre dépendra la poursuite des pourparlers de paix qui se déroulent à La Havane, depuis le 19 novembre 2012, entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le pouvoir en place. A en croire les négociateurs, celles-ci avancent, malgré les difficultés induites par des positions de départ idéologiquement très opposées. Trois des cinq points en discussion ont déjà donné lieu à un accord : « la politique agraire » (à l’origine du conflit), « la participation politique » des insurgés et, dernier en date, annoncé le 16 mai, « la politique de lutte contre la drogue. »

Le président Santos entend poursuivre le processus en cours et mettre un terme à ce conflit vieux de plus d’un demi-siècle pendant sa seconde période à la tête de l’Etat ; Zuluaga menace, lui, de suspendre le dialogue et de relancer une « guerre totale » contre les « terroristes » – lire la guérilla.

Curieusement, et malgré l’importance de l’enjeu, la campagne électorale n’a que très peu déclenché l’intérêt des médias internationaux, beaucoup plus passionnés par la supposée répression violente de « sympathiques étudiants protestataires » au Venezuela que par l’indécente et révélatrice bataille de chiffonniers qui vient d’avoir pour théâtre Bogotá. Il est vrai que la première « victime » de ce cloaque nauséabond a précisément été un Vénézuélien considéré par beaucoup comme une « star » de la politique pour son opposition à la gauche latino-américaine en général et au « chavisme », dont il a fait son ennemi principal, en particulier.

Jusqu’au 5 mai, le Vénézuélien en question, Juan José Rendón – dit JJ Rendón ou encore JJR – occupait la fonction de principal conseiller de Santos dans sa quête à la réélection. En permanence vêtu de noir – car ayant décidé de porter le deuil « tant que la démocratie ne sera pas de retour » dans son pays –, J.J. Rendón vit dans un luxueux « penthouse » de Brickell Bay, à Miami. Au Venezuela même, il s’est fait remarquer dès 2004 lorsque, après la large et incontestable victoire d’Hugo Chávez au référendum révocatoire, il a dirigé la virulente campagne d’opinion tendant à persuader la communauté internationale qu’une fraude massive avait entaché le scrutin.

Depuis, se vantant publiquement d’élaborer des « campagnes de guerre sale » au profit de ceux qui le rétribuent, il a conseillé les candidats présidentiels de droite Alvaro Uribe (Colombie, 2006), Enrique Peña Nieto (Mexique, 2012), Henrique Capriles Radonski (Venezuela, 2012), Porfirio Lobo et Juan Orlando Hernández (Honduras, 2009 et 2013), Juan Manuel Santos, une première fois (2010) et Norman Quijano (Salvador, 2014), pour ne citer que ses principaux clients.

Le 4 mai dernier, un article de Daniel Coronell, dans l’hebdomadaire Semana, a mis un sérieux coup d’arrêt à cette « success story ». On y apprend que, d’après le « capo » colombien Javier Antonio Calle, emprisonné et en cours de jugement aux Etats-Unis, JJ Rendón a touché, il y a trois ans, 12 millions de dollars de trois narco-paramilitaires – Daniel « el Loco » Barrera, Diego Pérez Henao (alias « Diego Rastrojo ») et Luis Enrique Calle Serna (alias« Comba ») – pour négocier en leur nom, avec le président Santos, un accord de reddition comportant une promesse de non extradition aux Etats-Unis [1].

Ces révélations explosives ont entraîné la démission immédiate du « stratège en chef » de la campagne de Santos. Ce dernier a confirmé depuis une partie des faits : la requête des « narcos » lui a bien été transmise par JJR, mais il n’y a pas donné suite, remettant le dossier aux services concernés du ministère de la justice (qui ne l’ont pas davantage pris en considération). Reste l’accusation de perception des 12 millions de dollars, que nie JJR, mais sur laquelle enquête la justice colombienne ainsi que celle des Etats-Unis.

Cette Affaire avec un grand A a jeté le président-candidat au cœur d’un cyclone dont ont joui sans retenue tant Zuluaga que son mentor Uribe. Ce dernier n’accuse-t-il pas son ex-ministre de la défense de vouloir « livrer le pays aux FARC » ou même, le ridicule ne tuant pas, au « castro-chavisme » du Venezuela voisin ? Néanmoins, la félicité des deux compères a peu duré. Car à scandale, scandale et demi. L’arrestation d’un hacker, Andrés Sepúlveda, le 5 mai, a remis la balle dans leur camp.

Depuis des locaux situés dans le nord de la capitale Bogotá, cet expert en informatique interceptait les communications électroniques des négociateurs du gouvernement et de la guérilla, à La Havane, avec pour objectif avoué de vendre les informations recueillies avant qu’elles ne soient rendues publiques et de saboter le processus de paix. Dans les neufs ordinateurs et cinq disques durs saisis ont également été découverts des courriels personnels du président de la République ainsi que des documents secrets des services de renseignements de l’armée et de la section des enquêtes criminelles (Sijín) de la Police métropolitaine de Bogotá.

En février 2014, une première affaire d’écoutes illégales des délégations du gouvernement et des FARC (ainsi que des journalistes couvrant la négociation et de dirigeants politiques d’opposition, tels l’ex-sénatrice Piedad Córdoba et le député Iván Cepeda) avait déjà défrayé la chronique. Sous le nom de code « Andromède », elle était menée clandestinement par des militaires. Elle valut son poste au chef des services de renseignements de l’armée, le général Mauricio Zúñiga, le président Santos réclamant alors une enquête pour découvrir quelles « forces obscures » tentaient de saboter le processus de paix.

Dans le cas présent, il n’a pas fallu attendre des lustres pour découvrir que Sepúlveda faisait partie de l’équipe du candidat uribiste Zuluaga. Bien que son « directeur spirituel » (!) de campagne, Luis Alfonso Hoyos, ait immédiatement démissionné pour ses liens avérés avec le hacker, Zuluaga nia toute relation personnelle avec le pirate informatique. Las, le 18 mai, la revue Semana a dévoilé une vidéo présentant un enregistrement réalisé à l’aide d’un téléphone portable, fin avril, dans lequel on peut voir et entendre Sepúlveda lui rendre compte de ses activités d’espionnage.

Tout étant dans tout et vice-versa, Sepúlveda a reconnu qu’il a travaillé pour JJ Rendón et l’ex-président Uribe en 2006 et pour... JJR et Santos en 2010 [2].

Dans ce petit monde qui s’entredéchire, Uribe a contre-attaqué en accusant Santos d’avoir personnellement reçu deux millions de dollars de Rendón – sous-entendu l’argent des « narcos » – lors de sa campagne de 2010. Rendón lui a demandé « qu’il arrête ses clowneries et présente des preuves [3] », obligeant l’ex-chef de l’Etat à avouer... qu’il n’en avait pas.

On pourrait être tenté de sourire de ces rebondissements dignes d’une « télénovela ». Mais, pour l’ancien magistrat à la Cour constitutionnelle Carlos Gaviria, candidat de centre gauche à la présidence en 2006, cette série de scandales révèle avant tout « le niveau de dégradation auquel est arrivée la politique colombienne [4] ». Qui pourrait le contredire ? En monopolisant l’opinion publique, ce déballage de linge sale hors de contrôle a totalement éclipsé les propositions politiques des trois autres protagonistes de l’élection, condamnés par l’appareil médiatique à ne s’exprimer « que » sur les turpitudes de ceux dont les sondages avaient fait leurs deux favoris.

Il est vrai que, si l’on excepte la poursuite du dialogue avec les FARC, les programmes en compétition ne respiraient pas un « pluralisme » échevelé, trois des cinq candidats en question ayant été ministres d’Uribe (2002-2010) : Santos (Parti social de l’unité nationale, dit Parti de la U), à la défense, de juillet 2006 à mai 2009 ; Marta Lucía Ramírez (Parti conservateur), également à la défense, en 2002 et 2003 ; Zuluaga (Centre démocratique), à l’économie, de 2007 à 2010. Du modèle de développement aux politiques néolibérales en passant par les traités de libre commerce (TLC) et les politiques sociales inféodées aux exigences du marché, ces amis et ex-amis, alliés et ex-alliés sont, à quelques nuances près, d’accord sur tout.

Ni de droite ni de gauche, technocrate plus qu’écologiste, coutumier des alliances les plus improbables, l’ancien maire de Bogotá Enrique Peñalosa (Alliance verte) marquait, lui, une tendance clairement « belliciste » s’agissant de son approche de l’opposition armée. Seule à se démarquer de la consanguinité ambiante en se réclamant de « la paix avec justice sociale », Clara López (Pôle démocratique alternatif/Union patriotique ; coalition de gauche) n’a guère pu, pour les raisons exposées précédemment, développer ses vues sur l’éducation, la santé, l’environnement, l’emploi, les politiques publiques, etc. Les Colombiens se sont donc rendus aux urnes après une absence totale de véritable débat – si l’on excepte deux rencontres télévisées organisés in extremis à quelques jours du scrutin.

Au-delà du score des cinq candidats, le véritable vainqueur, comme lors des scrutins précédents, a pour nom « abstention ». Vingt millions des trente-trois millions de citoyens appelés aux urnes ne se sont pas déplacés – un sommet historique de quasiment 60 %. Il paraît difficile, comme on l’a souvent fait, d’attribuer ce désintérêt à la présence ou aux actions de l’opposition armée car, fait sans précédent, les FARC et l’Armée de libération nationale (ELN ; deuxième guérilla du pays), marquant clairement leur pari pour une dynamique susceptible de mener à la paix, après avoir annoncé un cessez-le-feu unilatéral, du 20 au 28 mai, l’ont respecté [5]. Ce qui est mis en cause, une nouvelle fois, c’est un système qui de démocratique n’a que le vernis.

Le résultat officiel de ce premier tour s’affiche donc ainsi :
• Óscar Iván Zuluaga (Centre démocratique), 29,26 % ;
• Juan Manuel Santos (Parti de la U), 25,68 % ;
• Marta Lucía Ramírez (Parti conservateur), 15,53 % ;
• Clara López (Pôle démocratique alternatif/Union patriotique), 15,23% ;
• Enrique Peñalosa (Alliance verte), 8,28 % ;
• Votes blancs, 5,99 %.

Santos étant arrivé au pouvoir en 2010 avec les voix de l’ « uribisme », dont on le considérait l’héritier, il n’est guère surprenant, dans un pays très divisé, et compte tenu du virage opéré en négociant avec les FARC, qu’il soit passé de (environ) 7 millions de voix au premier tour à 3,3 millions cette année.

Le débat sur les négociations de La Havane va donc, dans cette dernière ligne droite, éclipser les autres préoccupations. Sur qui les deux camps peuvent-ils compter pour faire basculer le sort à leur avantage ?

D’une manière générale, on a tort de parler de « la » Colombie. Dans les faits, il y en a deux. La Colombie urbaine qui, insérée dans l’économie mondiale et profitant – ne serait-ce que des miettes pour beaucoup – des fruits d’une croissance continue (4,3 % en 2013), voit dans le conflit une question marginale, sans impact sur sa vie. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui se montrent sensibles au discours d’Uribe (quand bien même celui-ci représente tout autant les secteurs les plus décomposés et mafieux des grands propriétaires terriens).

D’un autre côté, la Colombie rurale, oubliée, marginalisée, celle où est né le conflit, celle qui en a payé le prix. Revendiquant leurs droits, contestant les TLC, douze millions de paysans y tiennent le pays en haleine depuis en 2013 en multipliant les grèves et manifestations pour faire entendre leurs voix. Là se trouvent les bataillons d’un mouvement social qui rêve d’une assemblée constituante et n’attend rien ni de cette démocratie à scandales ni des élections.

Avec ses 15 %, l’alliance du Pôle démocratique alternatif (centre gauche) et de l’Union patriotique (gauche affirmée, décimée par les paramilitaires dans les années 1980) a créé un petit événement en faisant beaucoup mieux que ce que lui prédisaient les sondages. Il ne fait aucun doute qu’elle se montrera sensible au discours prononcé par Santos, après le dévoilement des résultats : « Les Colombiens vont avoir deux options. Ils vont pouvoir choisir entre nous, qui voulons la fin de la guerre, et ceux qui préfèrent une guerre sans fin. » Il n’est pas impossible non plus qu’une partie du mouvement populaire et paysan se rallie à ce « vote utile », malgré son aversion pour Santos, compte tenu de l’enjeu (et d’autant que les FARC, dont certains constituent la base sociale, ne feront rien pour les dissuader).

C’est donc de la capacité de Santos et de Zuluaga de se rallier les conservateurs de Marta Lucía Ramírez et les verts d’Enrique Peñalosa que dépend le résultat du 25 mai. Sachant, qui plus est, que les deux partis, sur cette question cruciale, peuvent se diviser.

Empoignades publiques, théâtre d’ombres, séduction tous azimuts, promesses à satiété, les prochains jours vont être particulièrement animés.

Maurice Lemoine

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