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Frantz Fanon marxiste ?

Les études postcoloniales (Homi Bhabha et Edward Saiid) privilégient généralement chez Frantz Fanon les questions de construction de la personnalité et de l’identité noires. Elles font par là même de Frantz Fanon un théoricien du racisme plus apte à rapprocher race et sexe que race et classe. Le récent dossier de la revue ActuelMarx rejette ce ¨raccourci grossier et inexact¨ du psychiatre de formation. En examinant son rapport au marxisme, ce dossier montre la pertinence des problématiques de la domination de classe et du matérialisme dans sa philosophie. Les références constantes à Karl Marx dans ses ouvrages classiques, Peaux noires masques blancs, Damnés de la terre et Pour la révolution, sont aussi soulignées dans ce dossier qui s’est donné pour objectif de ¨relire Fanon comme le marxiste qu’il fut, et exhumer l’actualisation originale du marxisme qu’il a proposé¨. Considérant ces éléments, peut-on parler d’un marxisme de Frantz Fanon ?

La revue réunit plusieurs figures, telles que Judith Butler et Mathieu Renault, qui nous livrent dès le début des réflexions autour de la reconnaissance et la violence chez Frantz Fanon. Toute de suite viennent des analyses autour de la négritude et du marxisme. Par contre, Fanon rejette leur dimension orthodoxe. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre ses critiques envers Léopold Sédar Senghor qui propose une négritude préconisant ¨ une refondation éthique de l’humanisme à partir d’une Civilisation négro-africaine¨. L’humanisme répertorié chez le jeune Marx, celui d’avant 1845, fortement préoccupé par la catégorie d’aliénation. Face à cette réification coloniale, Senghor propose une pensée de libération s’axant sur une ¨conscience noire¨ dérivée d’un sujet de race. Cette négritude marxiste est pour Sengor la voie de désaliénation possible, ce qui sera sévèrement critiqué par Frantz Fanon, qui lui reproche d’être trop culturaliste, porteuse de désengagements politiques et de modalités religieuses. Ces critiques posent déjà les grandes lignes du marxisme fanonien.

Peter Worsley, une autre figure du dossier, attaque la question du marxisme de Frantz Fanon. Selon lui, il revisite la pensée de Karl Marx en fonction de la réalité du Tiers Monde au XXème siècle. Frantz Fanon érige le lumpenproletariat, relégué au second plan par Karl Marx, en potentiel sujet révolutionnaire. Le prolétariat n’a plus, avec lui, le primat de la révolution. Peter écrit à ce propos : ¨Frantz Fanon considérait la théorie attribuant au prolétariat le rôle dirigeant dans le processus révolutionnaire comme un résidu du colonialisme ; une idée politique importée de l’Europe urbanisée et industrialisée, où le prolétariat n’avait d’ailleurs produit aucune révolution¨.

La paysannerie occupe aussi une grande place dans la pensée politique de Frantz Fanon. Selon Peter Worsley, la paysannerie et le lumpenprolétariat sont les principales classes qui apportent leur soutien à la révolution. Il y a même chez Frantz Fanon, affirme-t-il, une alliance entre ces deux classes. On est en présence de ce que Hourya Bentouhami appelle un ¨marxisme décentré¨ dont Gramsci fut le père.

Le plus grand mérite de la pensée de Fanon est d’avoir réussi à imbriquer les rapports sociaux de classe, de sexe et de race. Son attention particulière pour la domination de race est à comprendre comme étant un effort à l’élever au même niveau théorique que celui de la domination de classe. Dans une telle dynamique, Frantz Fanon complète la démarche marxienne qui s’intéresse plus aux rapports de classe. Notre monde contemporain est marqué par un entrelacement de ces trois rapports sociaux et nous devons les prendre en compte sans considération supérieure pour l’un au détriment des deux autres. Un véritable projet de transformation sociale doit affronter ce défit relatif aux différentes formes de domination crées dans le capitalisme mondialisé. Il faut dire que Frantz Fanon n’était pas loin d’une telle lignée politique.

Ce dossier de la revue Actuel Marx ouvre une brèche qui mérite d’être creusée, le rapport ambigu de Frantz Fanon au marxisme. Fanon a regardé le Tiers Monde avec des lunettes marxistes mais avec l’ajout du colonialisme et des subalternes. Ce dont on est sûr, il n’a jamais rejeté le marxisme. Il en a plutôt fait un autre usage, peut-être non marxiste. A quel niveau peut-on utiliser le marxisme pour comprendre et transformer la domination colonialiste ?

Frantz Fanon, Actuel Marx, PUF, premier semestre 2014, no 55.

Jean-Jacques Cadet
Doctorant en philosophie

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