Les présidents de la Commission et du Conseil européens n’en étaient pas moins ravis : une telle consécration n’avait pas eu lieu depuis la visite à Bruxelles de George Bush en 2005. Dans ces instants chichement comptés, l’on évoqua l’énergie et le projet de libre-échange, l’on évita la NSA, et l’on se concentra publiquement sur l’essentiel : l’émouvante co-célébration de l’ensemble euro-atlantique comme phare mondial des valeurs – on eût dit jadis : du monde libre.
Avec, en toile de fond, la confirmation des sanctions contre la Russie, coupable de bafouer « le droit des nations souveraines à prendre leurs propres décisions » ou de « malmener les petits pays en fonction de ses propres intérêts ». Une tentation qui, comme on le sait, n’a jamais effleuré ni Bruxelles ni Washington.
Le président américain a pris le temps de rappeler à ses hôtes l’urgence de mettre la main au portefeuille pour mieux financer l’OTAN. L’exigence avait déjà été formulée par le secrétaire général de l’Alliance. Le contexte géopolitique semble en effet propice aux coups de clairon. Ainsi, quelques jours plus tôt, le président estonien déplorait que ses collègues européens fussent « restés assis à regarder » la Russie « annexer la Crimée ». Dans le même état d’esprit, Le Monde titrait tristement son éditorial, le 26 mars : « La défense de l’Europe et le renoncement des Vingt-Huit ». Possible prochain président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker a joué les boutefeux : « à moyen terme, nous pourrions avoir besoin d’une armée européenne, qui assumerait la responsabilité de l’Europe dans le monde ».
Pour l’heure, l’UE s’est assuré la mainmise sur l’Ukraine, hors Crimée. La fidélité du nouveau premier ministre est acquise aux Occidentaux, même si sa légitimité reste à prouver : en 2010, Arseni Iatseniouk n’avait pas atteint 7% des suffrages. Qu’à cela ne tienne : Bruxelles et Kiev ont précipité la signature de la partie politique de l’accord dit d’association. Dans la capitale ukrainienne, on s’en félicite : ainsi, le débat sur cette quasi-annexion sera exclu de la campagne en vue des élections prévues le 25 mai... Accélération analogue en Moldavie, avec qui un traité de même nature est prêt : à Bruxelles, on presse pour avancer sa signature avant le scrutin de cet automne (où le PC moldave, opposé à l’accord, fait la course en tête). Pour sa part, l’actuel premier ministre moldave avait adressé ce conseil aux voisins ukrainiens : « si on se comporte comme il faut, l’Union européenne nous traite bien ». « Merci not’ bon maître » a sans doute ajouté in petto Iouri Leanca.
Cette servilité face aux seigneurs occidentaux ne semble cependant pas avoir le vent en poupe dans le monde. Après avoir bouté la Russie hors du G8, les dirigeants de ce cénacle espéraient sans doute faire de même au G20, comme l’a proposé l’Australie. Cette suggestion a provoqué un communiqué commun courroucé de la Chine, de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud, qui se sont solidarisés avec Moscou. Pour les dirigeants américains et européens, qui pensaient être parvenus à « isoler » Moscou, c’est réussi !
Au-delà des affrontements diplomatiques, reste la question des peuples. En Ukraine, le réveil va être brutal (une augmentation de 50% du prix de l’énergie vient d’être annoncée). Côté dirigeants européens, on ne s’est pas appesanti sur les milliards qui doivent filer vers Kiev, et dont une partie est issue du budget communautaire. Autrement dit du porte-monnaie des contribuables.
Voilà qui devrait faire plaisir aux citoyens français, déjà abreuvés de bonnes nouvelles (chômage, retraites, prochaines coupes dans les dépenses publiques, prochains allègements fiscaux pour le capital...). Les responsables de cette politique en ont récolté les fruits aux municipales. Ils vont certainement adorer plus encore les européennes.
Et peut-être, un jour, regretter d’avoir fait l’éloge des pavés de Maïdan.
PIERRE LEVY
Éditorial paru dans l’édition du 31/03/14/14 du mensuel Bastille-République-Nations
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Pierre Lévy est par ailleurs l’auteur d’un roman politique d’anticipation dont une deuxième édition est parue avec une préface de Jacques Sapir : L’Insurrection