Ce mercredi 26 mars, plusieurs dizaines de milliers d’enseignants britanniques ont arrêté le travail, plusieurs milliers d’écoles primaires et d’établissements secondaires ont fermé leurs portes, paralysant la majorité des écoles du pays.
Ainsi, à titre d’exemple à Leeds 140 écoles ont fermé leurs portes soit la quasi-totalité des établissements de la ville, 70 à Liverpool, 70 également à Brighton, 96 à Oxford, 73 à Bolton, 51 à Hackney dans l’est de Londres. Au Pays de Galles, la moitié des écoles sont restées closes.
« Il faut faire tomber le Mur de Berlin entre écoles privées et publiques »
(le Ministre de l’Education Gove)
Cette grève convoquée par le premier syndicat enseignant, le NUT (National education of teachers) qui représente 350 000 enseignants, est une réponse à la « réforme » proposée par le ministre de l’Education conservateur Michael Gove.
Comme le souligne la secrétaire du NUT, Christine Blower : « Il fallait partir en grève. Nous sommes inquiets pour nos salaires, nos conditions de travail et surtout par le fait que nos écoles deviennent des usines à examen. », questionnant la privatisation des écoles britanniques.
Les slogans se sont concentrés sur la personne du ministre de l’Education, fervent défenseur des écoles privées : « Gove out » (Gove, dégage !), « Let teachers teach, let children learn, make gove listen » (Laissons les enseignants enseigner, les élèves apprendre, faisons nous entendre de Gove).
En effet, le Ministre Gove a précisé le 3 février dernier dans une école autonome, la « London Academy of Excellence » son projet, « faire tomber le Mur de Berlin entre écoles privées et écoles publiques », soit rapprocher les écoles publiques du mode de gestion des écoles privées.
Cela fait deux ans que Gove multiplie les déclarations de soutien aux « écoles privées », dénigre les piètres résultats de l’ école publique prenant appui sur les fameux tests PISA.
L’an dernier, un mémo secret de M.Gove révélait son intention de libéraliser totalement le secteur des « académies », « écoles libres », jusqu’ici autonomes, semi-privées pour en faire des entités totalement privées, pouvant générer des profits.
Son projet signifie plus d’autonomie pour les écoles (y compris financière) avec son cortège de sélection, frais d’inscription et ségrégation ; et pour les enseignants allonger le temps de travail et ajuster le salaire à la « performance ». Travailler plus pour gagner moins.
Une attaque sans précédent contre le statut des professeurs :
travailler (10 %) plus pour gagner (10 %) moins !
Il ne fait pas bon être professeur en Grande-Bretagne en ces temps de crise. Les budgets d’austérité « axe and tax » (des coupes et des impôts) du ministre de l’économie Osborne n’ont pas épargné les enseignants, en dépit des déclarations publiques.
Entre 2011 et 2014, les enseignants ont été soumis au gel des salaires. Une baisse de salaire réel quand l’inflation se situe officiellement à 3 % en moyenne annuelle depuis 2011. La perte officielle de pouvoir d’achat, sur les trois ans, pour les enseignants dépasse les 10 %.
Payés moins, les enseignants britanniques travaillent de plus en plus, leur « charge de travail » atteint des proportions insoutenables si on y insère la préparation de cours, les tâches para-scolaires.
Les enseignants de primaire travaillent, en 2013, 59 h par semaine, les enseignants du secondaire 55 h en moyenne, hors vacances scolaires (entre 48 et 50 h annualisés).
En 2010, les chiffres étaient en primaire et en secondaire étaient de 50 h par semaine, soit une hausse de 10 à 20 % du temps du travail ... pour un salaire diminué de 10 %.
En moyenne, certes, les enseignants passent un peu plus de 20 h en classe, mais 19 h pour préparer et corriger les copies, 7h pour gérer les contacts avec les enfants/parents, 4 h de gestion de groupe, 4 h de questions administratives, 3 h de formation professionnelle et d’étude.
Sans surprise, ces conditions inhumaines conduisent à ce que 40 % des enseignants anglais abandonnent le métier dans les cinq premières années, nombre de vieux enseignants l’abandonnent ultérieurement. La Grande-Bretagne présente le corps enseignant le plus jeune et le plus troublé psychologiquement (les fameux « burnouts ») de toute l’Union européenne.
Et le projet du gouvernement, c’est d’aller plus loin, plus loin dans la casse de la profession au nom de sa « flexibilisation », le ministre Gove appelant à s’aligner sur les écoles privées qui font travailler leurs élèves et enseignants de 8 à 10 h par jour.
Concrètement, le ministre a appelé à supprimer les mesures comprises dans le « statut » protégeant les enseignants :
temps de travail limité à 195 jours de travail par an, 1 265 h en classe, 10 % du temps de travail réservé au PPA (« Planification, préparation des cours, évaluation), pas de remplacement de collèges absents sans raison impérieuse, pas de tâches administratives routinières, pause du midi.
Ainsi, pour le Ministre, il faut supprimer toutes ces barrières car elles empêchent les « enseignants de montrer leur professionnalisme », sont « trop restrictives » et que leur interprétation « est source de préoccupation » (sic).
En effet, le gouvernement va simplifier les choses.
Un : il faudra travailler plus. L’âge de départ à la retraite, déjà reculé de 60 à 65 ans, sera maintenant repoussé jusqu’à 68 ans.
Etre enseignant en Angleterre à 68 ans, avec 60 h par semaine, c’est possible ? Le but est bien sûr de réduire les pensions, décourager les enseignants d’aller au bout de leur carrière couteuse pour l’Etat.
Deux : on sera payé moins, ou plutôt avec une « rémunération variable » : c’est la « rémunération à la performance » (PRP), déjà testé depuis la rentrée, qui permet aux chefs d’établissement de faire miroiter des hausses de salaire ou des primes conditionnés aux résultats.
Ce système permet de légitimer le gel des salaires et de l’avancement pour tous si ce n’est les baisses de salaire, la hausse du temps de travail (y compris para-scolaire) et même les licenciements des professeurs supposés incompétents. Actuellement, 75 % des enseignants s’opposent à ce système.
Trois : la remise en cause de la qualification des enseignants. En effet, le gouvernement cherche à imposer le remplacement des professeurs absents par d’autres professeurs de la même discipline ou non, au nom de la « polyvalence ».
Le recrutement par les chefs d’établissement de professeurs sans les qualifications adéquates se généralise pour les postes de remplacement. Il est désormais autorisé pour les personnels titulaires depuis l’an dernier dans les « Academies », ces écoles autonomes semi-publiques.
Le gouvernement a fait une vaste campagne dite « Enseigne d’abord » (Teach first), recrutant en CDD 1 500 jeunes diplômés, souvent boursiers, de haut niveau pour enseigner dans des zones difficiles.
Une expérience charitable mais qui légitime la précarisation des personnels, l’absence de formation et de qualification (puisque ces diplômés ne voient l’école que comme une parenthèse dans leur carrière dans le privé).
Dans le même temps, l’an dernier, 47 500 professeurs ont quitté l’enseignement, et un tiers des places au « School direct », le programme de formation pour les jeunes enseignants, n’ont pas été remplies, preuve de la désaffection pour le métier.
Quatre : plus d’autonomie pour les établissements, les chefs d’établissement devenant des « managers » décidant des temps de travail, du montant des salaires et primes, de l’organisation des tâches confiées au personnel enseignant.
Après l’autonomie, achever la privatisation des écoles
Car c’est là le cœur du projet du gouvernement conservateur : en finir avec l’éducation publique, aligner les conditions de travail sur celles du secteur privé en plein essor depuis les années 2000.
En effet, la Grande-Bretagne connaît le développement des « free schools » et « academies », ces établissements largement financés par l’État mais pouvant lever des fonds privés, à la gestion autonome, du personnel aux finances en passant par les conceptions pédagogiques.
Ces établissements sont nés en 2000 sous le nom d’ « academies » créés par le gouvernement travailliste de Tony Blair, sous couvert de « préoccupations de gauche ».
Il s’agissait d’écoles autonomes, aux pratiques pédagogiques innovantes, aux moyens renforcés par des « sponsors » privés, pour lutter contre l’échec scolaire dans les quartiers en difficulté sociale.
A l’origine, elles devaient être 50 ou 60 écoles pilotes. Elles étaient déjà 200 en 2010.
L’« Academies Act » de 2010, prévu par le gouvernement conservateur – avec la création de « free schools » et la possibilité pour les écoles publiques d’intégrer ce schéma – a permis leur explosion.
Ces « free schools » sont caractérisés par une plus grande liberté laissée à l’initiative privée, tant dans le financement par les sponsors que par la décision même d’en créer une, hors de tout contrôle des collectivités locales.
De 2010 à 2014 : de 200 écoles autonomes semi-privées à ... 3 750 !
Aujourd’hui, en 2014, on compte 3 450 « academies » (15 fois plus qu’en 2010 !) et 300 « free schools » recevant de généreuses subventions de l’Etat.
Cela fait tout de même près de 15 % des établissements scolaires en Grande-Bretagne, pour un phénomène encore inexistant il y a 10 ans.
A l’origine, elles devaient permettre aux enseignants, parents, associations de prendre le pouvoir dans leurs écoles, de décider de leur gestion, reprenant le thème de l’« auto-gestion » gauchiste, ou de l’ « empowerment » propre aux mouvements alternatifs anglo-saxons ?
Dans les faits, c’est le « sponsor » privé qui décide dans la grande majorité des cas des cursus, programmes, recrutement d’élèves et de profs, contrôlant le CA (le « Trust board of directors ») et nommant le principal (« senior management team »).
Money talks.
Dans l’immense majorité des établissements, on retrouve soit la prédominance d’un sponsor « religieux » ou « communautaire » qui impose souvent une sélection discriminante, des programmes rétrogrades, soit celle d’un sponsor « entrepreneurial », motivé par la recherche du profit, puisque le sponsor peut légalement exiger un retour sur investissement de 10 %.
A l’origine, ces « academies » devaient limiter les coûts de l’éducation pour l’Etat.
Or, l’Etat a dû verser cette année 2 milliards d’€ pour financer le développement de ces écoles, contre 700 millions de € prévus initialement. Le coût de création d’une « free school » a doublé par rapport aux estimations premières.
Dans le même temps, l’argent consacré aux écoles a chuté de 20 %, par la réduction des subventions aux collectivités locales qui assurent une partie importante du financement des écoles.
Alors que le ministre de l’Education loue les « free schools », les « academies » pour leur excellence académique, le résultat est beaucoup plus mitigé.
Pratiquant la sélection (sociale et académique) pour les meilleures d’entre elles, donc logiquement porté vers l’excellence indépendamment de la qualité des structures, la plupart d’entre elles sont plus des machines à faire du profit, à gaspiller l’argent public, avec une qualité d’enseignement médiocre.
Par ailleurs, la « liberté de choix » de l’établissement par les parents a abouti de fait à un choix des élèves et des parents par les chefs d’établissement.
Ainsi, la première étude sérieuse réalisée par le professeur Stephen Gorard, de l’université de Durham, révèle que ce système des « Académies » renforce la ségrégation entre riches et pauvres :
« La ségrégation par la pauvreté est la plus forte dans les régions où il y a le moins d’écoles classiques, et la plus faible dans les régions où il y a peu d’écoles autonomes, sélectives, de fondations, de collèges technologiques autonomes ou d’académies ».
« Si vous voulez moins de ségrégation, alors n’ayez pas différents types d’écoles » conclut-il.
Ainsi, en 2006, les « académies pilote » de l’autonomie se révélaient, pour moitié d’entre elles, parmi les pires établissements d’Angleterre pour les résultats au GCSE, l’équivalent du brevet des collèges.
Désormais, le ministre de l’Éducation, tout en continuant à financer le développement des « écoles autonomes », cherche à élargir ce modèle à toutes les écoles publiques, encouragées à adopter ce statut de « free school », « academy » ou « foundation school ».
Dans le même temps, il amplifie la privatisation des services dans les « academies », « free schools » financés majoritairement par l’Etat : un plan de privatisation de tous les services non-enseignants dans 80 établissements a récemment été dévoilé, un contrat d’un montant de 550 millions d’euros. Un marché plus que juteux.
Le modèle de privatisation des écoles anglaises peut nous être instructif, d’abord (1) créer (grâce aux socialistes !) des « poissons pilotes » de l’autonomie avec quelques établissements innovants, auto-gérés.
Puis (2) créer un vaste secteur privé – mais financé par l’Etat – d’ « écoles autonomes » qui font concurrence au secteur public en sélectionnant les meilleurs élèves, en collectant des fonds privés substantiels, en bénéficiant de fonds publics abondants.
Enfin (3), déclarer le secteur public en faillite, et justifier son passage au régime privé : sélection à l’entrée, flexibilisation du temps de travail et des rémunérations, déqualification du personnel, course aux résultats et baisse de la qualité de la formation.
Que ce soit avec le dispositif « Eclair » lancé par la droite, aujourd’hui avec les « REP » proposés par Peillon, l’idée d’instaurer des « établissements pilote » de l’autonomie est toujours dans les cartons : restons vigilants, apprenons des expériences étrangères.
Publié par Solidarité internationale PCF