La générosité, ça paie.
La mesquinerie, ça se paie.
C’est vrai pour les Roms. Et pour la petite Julie. La preuve par les harkis : eux avaient combattu pour la France, parlaient français pour beaucoup, saluaient le drapeau, bref, étaient prêts à « s’intégrer », pleinement « assimilables ».
Et pourtant, vingt ans après, on a abouti à un désastre dans la seconde génération : chômage record, délinquance, voitures brûlées. Et pourquoi ?
Parce qu’ils étaient « inassimilables » ? Non, à cause de notre pingrerie. Pour n’avoir pas mis le paquet, amplement, généreusement, largement, dès leur arrivée.
Va-t-on, éternellement, répéter cette histoire ?
* * *
Faut que je prévienne d’abord. Les drames des Roms, à la radio, pardonnez-moi mais franchement, j’écoute ça d’une oreille distraite. Y a du monde pour s’indigner à ma place. C’est bon, je passe mon tour. Mais un chiffre a retenu mon attention : 17 000.
Quoi ?
17 000.
J’ai vérifié sur Internet : « Alors que la population Rom vivant en France est évaluée à 20 000 personnes, l’étude du ministère du Logement porte sur les campements illicites et le nombre de ceux qui y vivent. Elle dénombre 394 bidonvilles abritant 16 949 personnes dont plus de 4 300 enfants » (Ouest-France, 29/09/13). On nous gonfle l’air avec ça ? On est un grand pays, bordel, 65 millions d’habitants, cinquième puissance économique de la planète, un siège au conseil de sécurité de l’ONU, deux millénaires d’histoire, deux siècles de République, on a eu des guerres de ouf et des révolutions pas bidons, et maintenant on se sentirait « menacés » par 17 000 gugusses qui jouent les sourds et muets à la Gare du nord, qui poussent leur caddies de marrons chauds, qui lavent les pare-brise aux feux rouges, et qu’on déclare « inassimilables ».
Punaise, mais bien sûr, si on les tient en lisière de nos villes et de nos vies, en marge de l’école et des mairies, des piscines et des bibliothèques, et qu’en plus on envoie les flics pour raser leurs bidonvilles tous les quatre matins, c’est sûr que, « l’intégration », il va vraiment falloir brûler des cierges à Sainte-Rita, la patronne des causes perdues, pour qu’elle se fasse, « l’intégration ». Avec pareil régime, que la marmaille tourne mauvaise graine, « délinquants » et « bande organisée » plutôt que pilote d’avion à Air France, professeur agrégé de littérature médiévale ou ministre des Finances, ça risque d’assez peu surprendre les sociologues dans un quart de siècle. Alors que, bon sang, pour 17 000 bonshommes, Marianne, notre copine, avec son sein généreux, elle peut te les nourrir, loger, éduquer dix fois. D’autant que, d’après la Cour des comptes, le coût d’une expulsion s’élèverait à 20 970 €…
Mais c’est une sale habitude faut croire, la pingrerie. C’est toujours la même histoire : on lâche nos sous comme des radins, au minimum, on fout le problème sous le tapis. Et le merdier nous retombe sur le bec, puissance dix, des années plus tard. Tandis qu’on aurait misé franco au départ, sans chipoter, on se serait épargnés bien des soucis. Parfois costauds, les soucis.
Je voudrais maintenant vous raconter une histoire de ma ville, évoquée dans mon livre Quartier Nord.
Il est deux heures du matin, le 6 juillet 1962. En pleine nuit, un train entre en gare d’Amiens, un train rempli de harkis. Braqués sur la voie, les projecteurs de l’armée éclairent des femmes, des bébés pleins la poitrine, les pieds qui trébuchent sur les marches, des hommes soutiennent un vieillard, on se passe, à bout de bras, non, pas des valises, juste des paquets, des paquets ficelés, et les familles échouent là, groupées, apeurées, ballottées sur les flots de l’Histoire, de leur bled à Alger, la France, les camps, le Nord aujourd’hui, où demain ?, des paysans en costume, avec des toques, fatigués de ce voyage en troisième classe, dans des wagons de bois, troisième classe toujours, une destinée de troisième classe, déchets d’une guerre rejetés ici, ici ou ailleurs, sur la grève picarde, juste un refuge, à l’abri des fusils, et la Croix-Rouge les réconforte d’un Viandox, chariot poussé par des jeunes filles, pitance de troisième classe. Dans cette foule, ils sont 1 063 en tout, un millier de perdus, mon ami monsieur Abdi, sa mère, ses frères, ses soeurs, poussés, tous, dans des camions militaires. Le moteur s’arrête. Dans l’obscurité, une torche à la main, un uniforme ouvre la voie, jusqu’à une grange, pousse la porte de sa hanche. On dépose de la paille, à terre, elles dormiront là, les fatmah, même enceintes, et leurs bambins. On défait des ballots. On commence à s’allonger, mais trois harkis, des commandants, se plaignent, ils gueulent, on est des hommes, on n’est pas des animaux, alors en pleine nuit, ou au petit matin, tout le monde repart, direction Doullens et sa citadelle. Ils résideront là, dans cette ancienne prison pour nobles, puis pour femmes, abandonnée en 1959 pour cause d’humidité, manque de salubrité. À chaque famille sa cellule. C’est petit, d’accord, que voulez-vous ? Ils sont nombreux. Et puis, ça ne traînera pas, promis. Le bâtiment est réquisitionné « pour une durée de trois mois ». Il sera rendu au ministère de la Justice « si possible avant même l’expiration du délai prévu ». De trois mois, ce provisoire va durer trois années, jusqu’en mai 1965.
En janvier 1964, un médecin passe en inspection. Lui appartient à la direction départementale de la santé, et dresse un tableau de ce gîte rural très rustique : « Dans ces locaux initialement prévus pour des détenues vivent entassées 520 personnes : hommes, femmes et enfants… les trois quarts des fenêtres sont sans carreaux… les locaux sont délabrés et non entretenus… ces personnes vivent dans des conditions de confort rudimentaires pour ne pas dire inexistantes… certaines pièces occupées par des familles sont insalubres, mal éclairées et non protégées du froid… les poêles à mazout et à fuel sont vétustes et archaïques, avec un risque d’intoxication au CO2… les installations électriques, lorsqu’elles existent, sont insuffisantes, inutilisables et dangereuses… » Dans cet hôtel trois étoiles, faute de poubelles, « des ordures et débris divers sont jetés un peu partout. » Du coup, les rats pullulent. D’autant que, indolente, la mairie de Doullens n’effectue le ramassage qu’avec irrégularité. Autres détails : ni douche ni salle de bain, dans ce complexe touristique. Quant aux « points d’eau », ils « sont rares et d’un abord difficile. » Dès lors, les épidémies se succèdent. De coqueluche, avec deux décès. Des cas d’oreillons, ensuite. Et les enfants sont attaquées par des poux, des lésions jusqu’au sang. Ce docteur, ce fonctionnaire, gloire à lui, tape du poing dans son rapport : « Psychologiquement et socialement, ce camp est un non-sens. » Visionnaire, il tente de déciller des paupières : « Cette collectivité vivant entassée, sans confort, sans contacts extérieurs aura du mal à s’assimiler et à s’intégrer ». Résultat de cette alarme : on remplace quelques vitres. C’est assez bon pour eux.
L’investissement social
« La preuve a été faite, l’investissement social est un investissement économique formidable ! », s’enthousiasmait Maurice Kriegel-Valrimont. Une expérimentation, pour moi, en témoigne : « L’expérience connue sous le nom de Perry School Project est à la fois l’une des plus anciennes et des plus concluantes sur ce point. Au milieu des années 1960, un échantillon d’environ 130 enfants entre 4 et 5 ans issus de familles pauvres noires américaines est divisé en deux groupes de taille à peu près identique, un groupe expérimental (qui bénéficiera du projet) et un groupe de contrôle (qui n’en bénéficiera pas). Le groupe expérimental se voit proposer pendant deux ans un programme d’éveil et de préparation assez intense, avec deux heures et demi de classe par jour (quatre maîtres pour des classes d’environ vingt élèves) ainsi qu’une visite hebdomadaire dans la famille pour informer et former les parents. L’effort pédagogique se réclame assez ouvertement de Piaget : autant que possible, les maîtres laissent l’initiative aux enfants et en font le support de leur action pédagogique. Les quatre maîtres sollicités sont expérimentés et qualifiés. Les deux groupes ont ensuite été suivis tout au long de leur vie. Les comparaisons disponibles quant à leur destin scolaire et social sont éloquentes. À 27 ans, plus du tiers des enfants du groupe de contrôle sont devenus des délinquants multirécidivistes (plus de cinq arrestations) contre une proportion résiduelle des enfants du groupe ayant bénéficié des deux ans de soutien. La moitié des enfants du groupe de contrôle n’ont pas fini leurs études secondaires contre moins du tiers des enfants ayant bénéficié du soutien. Devenus jeunes adultes dans les années 1990, très rares sont les enfants du groupe de contrôle à gagner plus de 2 000 dollars par mois alors que c’est le cas de la majorité des bénéficiaires du soutien préscolaire. L’expérience démontre ainsi un impact de long terme considérable. Les moyens mis en œuvre par enfant dans le cadre de ce projet sont très importants (à peu près 15 000 dollars par an et par enfant), mais les évaluations aujourd’hui disponibles révèlent que les bénéfices sociaux (ne serait-ce qu’en termes d’aides sociales économisées et d’incarcérations évitées) sont près de huit fois plus importantes. »
Éric Maurin, Le ghetto français (Paris, Seuil, 2004.)
Après trois années de ce régime, où les loge-t-on, finalement ? À Doullens, « nous avons déménagé au chemin de Milly, se souvient Zoubir. Un bâtiment HLM, qu’ils avaient construit en pleine campagne, loin de tout, entouré des champs. Des années après, quand la ville s’est rapprochée, quand les résidences ont poussé, ils ont élevé un mur et des barbelés, je te le jure, allez, tiens, sur mes enfants je te le jure, ils ont élevé des grillages pour qu’on ne se mélange pas avec les Français. Comme en Afrique du Sud. Nous avons donc grandi là, hors du monde ou presque. » Et le même plan sort de terre, à peu près, à Amiens. Dans un carton des archives municipales, je suis tombé sur ce document, intitulé « Projet Harkis » : l’ « étude d’une cité préfabriquée » daté de 1963, où apparaît au centre, colorée en mauve, « LA BRIQUETERIE ». Autour, sur ce croquis, seuls trois bâtiments sont signalés : au nord, « éQUARRISSAGE », au sud-est, « PRISON » et à côté « CIMETIÈRE ST PIERRE ». L’avenir s’annonçait sous de charmants auspices… Notre génie civil a œuvré : on a construit un village exprès pour les harkis, où ne vivaient que des harkis, assez loin des non-harkis. Loin de tout, d’ailleurs, au milieu des champs : « On était les seuls habitants et il n’y avait rien. Rien. » Djouneid se roule une cigarette, et on devine que ce « rien » l’enchante : « Un espèce de no man’s land, dont je devenais l’explorateur. On a débarqué comme des martiens. Des extra-terrestres, venus d’une autre planète. C’était assez désarçonnant, il n’existait aucune communication avec le monde extérieur. Et j’aimais cet espace interstellaire. » Du bout de la langue, il mouille sa feuille : « Comment ça pouvait marcher ? Une partie d’Algérie que tu déchires, comme un papier, et tu la colles en France. Tu ne peux pas prendre une partie de la Vendée et la transplanter en Calédonie ! » Les rapatriés sont cantonnés dans l’entre-soi, un espace fermé, à l’écart de la ville. Et après pareille relégation, bientôt, l’on exigera leur « intégration »…
Cette relégation spatiale se double d’une seconde, scolaire. « Tu sais, l’école m’avait jugé une première fois, témoigne Zoubir. Je semais la pagaille dans les cours, à cause d’un instituteur. Il m’avait traité de “bougnoule”, il ne m’aimait pas, alors je me suis rebellé : “Je vais l’emmerder, je ne foutrai plus rien.” En fait, ce n’était pas malin, je me suis piégé
— Tout était programmé, soupire Yacine, aujourd’hui enseignant. Tout est prévu pour l’échec. » Ceci énoncé sans colère, de l’amertume plutôt. « Les enfants de harkis, les étrangers, ils les envoyaient tous en Segpa [Section d’enseignement général et professionnel adapté], en SES [Section d’éducation spécialisée] avant. C’était un choix de l’éducation nationale. À Doullens, d’ailleurs, une institutrice a protesté : “Ce n’est pas normal. Vous les expédiez là-dedans comme dans une poubelle…” Pour remplir leurs sections, c’est nous qui bouchions les trous. »
C’est possible, je réfléchis. Il est possible qu’aux mécanismes « naturels » (héritage culturel, reproduction, etc.) se soit ajoutée une habitude, gamins dont on décide à la légère du destin, les parents ne pesant pour rien, avec une visée fonctionnaliste (« ils n’embêteront personne », « ils complèteront une classe », etc.) Des causes, on pourrait discuter longtemps. Mais les preuves sont là, indéniables : Yacine fut orienté en SES. Zoubir, pourtant pas stupide, aussi. Djouneïd, amateur de Spinoza et de neutrinos, à son tour. Tout comme Miloud, futur infirmier, détenteur d’une maîtrise de socio. Sans oublier la sœur de Rodrigue, désormais neurochirurgienne… Ces « Sections d’enseignement spécialisé » devaient accueillir, précise un ouvrage de préparation au Capes, « les Déficients intellectuels légers (DIL) ». L’injustice sociale était figée, dès l’extrême jeunesse, dans un classement, validée scientifiquement, par les détenteurs du savoir et au nom de l’intelligence…
« Comment sortir de cette spirale ? » Yacine rumine.
« Au départ, il y a le manque d’amour des gens. On les écarte entre étrangers, entre pauvres, comme ici. Nous, nos familles, on les a parquées chemin de Milly, loin de Doullens, avec méfiance, et quelle attention on leur a accordé, à nos parents ? Aucune. On ne leur appris ni à lire, ni à écrire, on a expédié mon père chez Saint-Frères, d’office, pour un boulot de chien. « Même les vacances, on ignorait ça. L’été, on le passait dans les champs, courbés, à désherber les betteraves. Ou alors, on partait dans le Sud, on campait chez l’agriculteur, dans une tente, sans hygiène, pour un salaire de misère. Le matin, à sept heures, on grimpait dans une charrette, que des fils d’immigrés, on retirait les grains de maïs, avec la rosée qui nous trempait, sous 35 °C à midi, des brûlures sur la peau, et la bouffe restait à notre charge. On repartait avec le billet retour et quatre cents francs de bénéfices. « Un cultivateur des Landes, un ami maintenant, il me prête son gîte, il était surpris à la gare : “Vous venez du Nord pour ça ?” Il a aménagé une douche, pour nous, un frigo, un terrain de camping sans bosse. Il a vu qu’on mangeait des haricots verts, sans cesse, avec de la baguette, alors il nous a conduits chez lui, humainement. Sa femme nous lavait nos affaires. Mais c’était une exception, les autres, ils te grugeaient plutôt sur ta paie.
« On revivait l’histoire de nos parents, en fait.
— Mais toi, comment tu t’en es sorti ?
— Par la révolte. Avec mes parents illettrés, sans cours du soir, avec l’ambiance des bâtiments, les bagarres, c’était l’échec assuré. En sixième, en cinquième, en
quatrième, je foutais le bordel, déjà deux années de retard déjà et en troisième, le déclic. La haine, en fait. Je regardais mon père, mes frères aînés, mes camarades :
“Ils ont tout calculé pour notre échec”, j’ai pensé. Tout, le logement, l’école, l’emploi, tout était organisé pour notre échec. Nous n’avions qu’une seule issue :
l’échec. C’est terrible de ressentir ça, cette oppression, à quatorze ans, l’échec comme une évidence, comme une fatalité, l’échec comme avenir et rien d’autre. Ton
libre-arbitre s’éveille à peine, encore gamin, et déjà tu as gâché tes chances, déjà tu es engagé, profondément, trop pour rebrousser chemin, sur la voie de l’échec.
Alors, c’est l’injustice qui m’a poussé, qu’on choisisse pour moi, que la société décide : “tu vas échouer”. Là, je me suis cabré contre ce sort, avec toutes mes lacunes à rattraper. J’ai donné, j’ai donné, j’ai donné, tellement qu’en seconde, je suis tombé dans une dépression, vingt kilos de fondus en un an. J’ai dû arrêter le lycée.
« J’ai repris les cours avec la haine, avec l’espérance, aussi : j’avais déjà rencontré des bacheliers, mais aucun dans ma famille, même chez les cousins, même lointains. Alors, je me disais, s’il n’y en pas un pour l’exemple, l’échec restera la norme, mais il suffirait d’un, un qui mène le combat, et c’est la vérité : j’ai ouvert la brèche, les trois autres se sont engouffrés dedans. Pareil pour mes neveux, mes nièces, ils suivent.
« J’ai décroché mon BTS, ensuite, avec cinq ans de retard. C’est marche ou crève, tu sais, y a personne pour t’aider. Pour me financer le transport, pas un service social n’a levé le petit doigt, ni la Préfecture, ni la cellule pour les rapatriés. Avec 350 €, tu dois tout gérer, les cours, la bouffe, le loyer, la SNCF. Voilà la réalité…
« Et même après le diplôme, la galère continue. Une entreprise de Paris m’a contacté, mais je n’avais pas d’argent pour bouger. Juste 90 €, comment tu loues une chambre avec 90 € ? Finalement, c’est un ami qui m’a hébergé, à Creil. Je ne dormais que quatre heures par nuit, partir par le premier train et revenir par le dernier. Nerveusement, il faut tenir. »
Il évoque, en vrac, le racisme dans les boîtes, ses démissions en série, son CV qu’il pose sur Internet, son portable qui sonne sans répit, plus de cinquante offres : « C’est le salut, la formation. L’économie ne veut plus de la “main d’œuvre”, mais des maçons, des plombiers, des chauffagistes, etc. » Désormais, lui forme à son tour, dans un lycée technique de Gironde.
« Et quand tu en discutes, dans ton établissement, de cet échec programmé…
— Je n’évoque pas les expériences que j’ai vécues. On reste collègues, point barre. Si jamais je me confie, tu connais le refrain : “on fait taire les chiens qui aboient”. Les autres croient à l’éducation Nationale, à cette chance pour tous, l’égalité républicaine… Quand un élève s’enfonce, qu’il sème le bordel, ils l’épinglent “bête et méchant”… Je sais l’énergie qu’il faut, moi, pour sortir de la nasse, mais comment on la transmet, sa volonté ? Elle naît du désir, de l’espérance, la volonté… »
Il devise, encore, du cabriolet BM qu’il s’est offert, 2 500 €, en Allemagne, des voisins qui l’ont dénoncé aux gendarmes, du parcours du combattant pour se qualifier alors que, on a beau dire, on s’intègre avant tout par le travail et le carnet de chèques qui va avec, de son frère qui, pour un stage, de Doullens à Noyon, traversait la Picardie, aux aurores, avec des moufles aux mains dans l’automobile non chauffée de son père, du pied-à-terre à crédit qu’il paie à ses parents, chaque mois.
C’est l’exception, Yacine, pas la seule, mais une exception.
Et quelle est la règle ?
L’échec.
Il suffit, pour mesurer ça, de péleriner avec Miloud, dans le carré musulman du cimetière Saint-Pierre, entre les tombes comme on ferait, pour lui, la tournée des copains : « Mamar Ben Brik, 1966-1989. Il s’amuse chez un pote, il se bourre la gueule, l’autre nettoie son arme et le coup part. Il en chie à l’hôpital mais il en réchappe. Deux ans plus tard, il ne se réveille pas le matin. C’est le début de la came… Abdelkader Abdelmaïz, 1963-1995. Lui, il se réveille, un matin et puis, non, bah en fait il ne se réveille pas. Nasser Lamarad, un toxico, lui non plus ne se réveille pas… Malek Boudoui, 1976-1998. Il cambriole un garage, et le proprio, c’est la troisième fois qu’on le pille, donc il en a marre, il prend son quatre-quatre, il roule sur Malek, il fait marche arrière, il lui roule encore dessus et il est acquitté... Ce mec-là, Kader Azouzi, trente-trois ans, apparemment, il se serait suicidé en maison d’arrêt, mais c’est une affaire pas claire... Mohamed Lagrid, 1963-1980, il s’est planté en voiture, on est rentrés à la morgue, la nuit, par effraction, avec des potes et je n’en ai pas dormi pendant quatre jours… Norah Drissi, 1961-1980, elle s’est suicidée, une jolie gosse, y avait de la pression par derrière, je ne sais pas quoi… Lakhdar Amerin, 1962-1981. En rentrant d’une boîte de nuit, le conducteur, mon pote Roubo, a foncé droit dans un mur… Amar Kaldouch, 1966-1994. Il traînait dans des combines, on le découvre cramé, à la décharge, avec deux balles de fusil dans la peau… Ali Randane, 1960-1993, encore un toxico qui ne se réveille pas. Son frère, pareil... Et là, c’est la fille d’un grand grand ami, 1980-1998, une OD, à même pas dix-huit ans... »
C’est un catalogue funéraire qui durerait des heures, et qu’on a fait durer des heures, inventaire répétitif des overdoses, des meurtres, des suicides, des accidents… autant de « jeunes », dans sa génération, morts avant de vieillir, au tournant de la trentaine ou bien avant. C’est comme la preuve tangible d’un échec, cet ossuaire. On pourrait quantifier la détresse, ici, répartir les trépassés par sexes et par tranches d’âge, typologiser les causes, affiner des statistiques morbides : pour l’année 2003, je dénombre dans les rangées, sur sept décès, quatre n’ont pas franchi la quarantaine. Antoine Ben Mazer, 36 ans. Mohamed Lantar, 27 ans. Boussad Maldi, 19 ans. Et le dernier qu’on enterre, aujourd’hui, Mehdi Nabi, 34 ans. « Tu sais, l’asthme, je veux bien, mais sans la dope, s’il n’avait pas tapé, il trotterait encore… » Je m’en doute.
Autre facette de ce même échec : depuis deux décennies, Amiens et son quartier Nord figurent dans le top 10 des villes à émeutes, avec les enfants de rapatriés bien souvent en première ligne. Un dimanche après-midi comme les autres, on dirait, de froid et d’ennui, le 13 novembre 1994. Vers 19 heures, pourtant, sans prévenir, une émeute éclate comme un orage : boulevard de Roubaix, « armés de gourdins et cagoulés », des jeunes occupent la chaussée, « bousculent et rançonnent les automobilistes ». Sale fin de journée, aussi, pour les reporters, victimes d’une « violence aveugle » : « le journaliste du Courrier picard est blessé au visage, notre voiture [FR3 Picardie] est saccagée », tandis que la Clio de TF1 est cramée devant les caméras. Quant aux policiers, ils sont accueillis, eux, carrément, à coups de fusils : le patron de la police municipale écope d’une décharge en pleine poitrine. S’ensuit, dans l’obscurité, éclairage public coupé, une guéguerre de position : « stupeur face à l’organisation de ces bandes d’adolescents : des guetteurs sont disposés autour du quartier pour rendre compte des mouvements des CRS, les jeunes sont équipés de flashes aveuglants et se déplacent par petits groupes mobiles de cinq ou six, une véritable guérilla urbaine » (FR3, 14/11/94).
Je voudrais souligner ça : il s’agissait de harkis, qui avaient combattu pour la France. Ils parlaient français pour beaucoup, buvaient de l’alcool certains, bouffaient du porc, baptisaient leurs enfants « Marcel » plutôt que « Mohamed » quand les Assistantes sociales le souhaitaient, se seraient faits tatouer un drapeau tricolore sur le derrière si nécessaire, bref, étaient prêts à « s’intégrer ». Et pourtant, vingt après, on a abouti à un désastre : chômage record, délinquance, voitures brûlées, drogue dans la seconde génération. On a réussi cet échec, se mettre à dos une population pleinement « assimilable » ! Et pourquoi ? À cause de notre pingrerie. Pour n’avoir pas mis le paquet, amplement, généreusement, largement, dès leur arrivée.
Quand j’écris ça, je songe à Yacine, à Zoubir, à Miloud. Je songe à la petite Julie, aussi. Dans son appartement, au rez-de-chaussée, à Amiens-Nord, la fillette recopie ses devoirs sur une nappe en plastique, avec juste une ampoule de 15 Watts, au plafond, pour éclairer la pièce. Il fait jour, dehors, mais les volets sont fermés, la famille Vandermeers vit barricadée. « C’est le quartier le plus terrible, ici », estime le père – au chômage, bien fragile, dans une veste argentée, à demi- Claude François. Les jeunes de l’immeuble l’ont surnommé « Mister Bean », et en ont fait leur victime. Son premier carreau fut cassé à la Pentecôte. La pendule, elle, a reçu un galet le 14 juillet, éternellement arrêtée à 10 heures 30. La friteuse est assommée, elle aussi, intifada continue. Un incendie a démarré par les soupiraux. « C’est l’Amazonie, ici. Les courses, on les passe par la fenêtre, pour qu’ils ne les piquent pas dans le couloir. Ils enflammaient mon véhicule, je les ai poursuivis avec mon revolver. » Depuis, eux se cloîtrent, couvre-feu permanent. Voilà son enfance à la petite Julie, sept ans, Fort Alamo parano et sous Valium. Voilà leur enfance, à cent petites Julie, de quoi assurer leur équilibre, leur réussite, leur épanouissement, etc. On peut accuser les délinquants, et on le doit, et ils sont poursuivis : « Il y en a quelques uns route d’Albert », l’adresse de la maison d’arrêt. Mais au-delà, comment comprendre que, depuis deux ans, aucune assistante sociale, aucun éducateur n’ait poussé cette porte, découvrant cette ampoule de 15 Watts, non pour dénoncer des « carences éducatives », mais pour rechercher des solutions, des améliorations, avec l’Office HLM, avec la mairie ? Investir maintenant, sur les petites Julie. Pour que leurs vies n’apparaissent pas ruinées d’emblée.
« Devant la mairie, un vendredi, je suis tombé sur une manif contre les Roms. Le maire, Roger Meï, a fait sortir une banderole : “Pas d’expulsion sans solution”, signé François Hollande. Et il a pris la parole : “Nous sommes dans nos valeurs. L’histoire de Gardanne, c’est une terre d’immigrés. J’en suis un. On leur donnera une place.” Les gens se sont excités. » Au téléphone, mon pote Kamel (voir Fakir n°61, « Le chaînon manquant ») me raconte l’expérience de Gardanne, présentée dans la presse comme « humaniste », voire « modèle », quant à l’accueil des Roms. « La mairie leur a donné un terrain, au Puits Z, une ancienne mine. Ils ont installé l’électricité, des points d’eau, des caravanes, des mobile-homes, fait passer les poubelles. « Toutes les familles ont signé une charte, comme quoi elles ne vont pas mendier dans les rues, que les enfants doivent aller à l’école. Ce sont les conditions pour rester au Puits Z. « Y a une nana, par exemple, son mari est en taule, il a pris douze mois pour des conneries, eh bien quand il va sortir, il doit partir : il n’a pas respecté les conditions.
« Pareil, cet hiver, c’est monté à 160 Roms – contre 79 normalement. Le collectif, il a dit, lui, humaniste, “Ouais, vous pouvez rester”, mais la mairie non : “Les cent qui viennent d’arriver doivent partir. On ne va pas accueillir tous les Roms des Bouches-du-Rhône”. Et ils sont partis.
« Du coup, en ville, le discours a changé. Avant, tous les vols, tous les cambriolages, même les canards disparus, c’était de la faute des Roms. Le colonel de gendarmerie l’assurait pourtant, dans des débats à la maison des vieux : “Jamais la délinquance n’a été aussi basse à Gardanne.” Maintenant, tu vois des voisins, dans mon immeuble, qui mettent des sacs de vêtements, de nourriture, du tri sélectif pour les Roms. Je trouve ça gentil. Et tu les entends dans les bistros : “D’accord, on ne peut pas accueillir toute la misère d’Europe, mais on ne peut pas rester insensibles non plus : quand tu vois les bébés, les mamans sur le marché…” On a nos Roms. »
Le maire, et son conseil municipal, ont montré un courage manifeste.
Certes. M’enfin.
De là à présenter ce minimum comme un « modèle », tout ça parce qu’on leur a octroyé, temporairement, un terrain vague, avec trois pompes à eau et de l’électricité. Tout ça parce que, après moultes bagarres, le Conseil général a filé 44 000 € de subventions, la Région 27 000, l’État 66 000 – quand les expulsions coûteraient plus d’un million d’euros, au très bas mot. Tout ça parce que, au Puits Z, Monsieur le préfet est venu goûter au café et aux biscuits, c’est bien joli, mais sans crédit pour l’alphabétisation des parents, pour du chauffage, pour de l’eau chaude, pour des activités le week-end, pour fréquenter les clubs de foot, la piscine, la fanfare, etc.
C’est moins pire qu’ailleurs, soit.
Mais même ce « moins pire » témoigne d’une formidable pingrerie.
Et l’on pourrait citer, cinquante ans plus tard, le jugement de notre médecin, lucide : « Cette collectivité vivant entassée, sans confort, sans contacts extérieurs aura du mal à s’assimiler et à s’intégrer ».
François RUFFIN