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De l’art de trier les informations

Sur Radio Berlin-Brandebourg (RBB) j’apprends que des opposants au régime syrien manifestent par milliers. Et tous les journaux disent la même chose. Dans le petit quotidien coopératif junge Welt - l’un des rares dans ce pays qui n’appartienne pas à une grande entreprise - je lis que des centaines de milliers de Syriens manifestent pour soutenir leur gouvernement contre l’ingérence étrangère. Les deux me semblent vrais : deux vérités qui ne s’excluent pas, mais se complètent.

En regroupant tout ce que l’on peut trouver - y compris dans les recoins cachés d’Internet - on peut peut-être finir par connaître toute la vérité. Mais qui a le temps de rechercher partout ? Quand le journal qui détient le monopole sur toute une région - typique de notre pays- et qui prend ses informations, nationales ou étrangères, chez l’une des grosses entreprises médiatiques répand les mêmes nouvelles que l’émetteur radio régional, quand donc les médias semblent se cautionner mutuellement - et elles sont presque toujours à l’unisson, y compris dans le vocabulaire - il nous est difficile de mettre ces nouvelles en doute. Nous estimons être correctement informés ; précisément parce que nous ne lisons ni n’entendons rien d’autre, nous nous satisfaisons d’une demi-vérité, c’est à dire en fait d’une contre-vérité. Certaines informations ne sont même que pure invention. Comment percer à jour ces mises en scène chaque jour renouvelées, de la marche du monde, comment démasquerles intérêts à l’œuvre en coulisse ?

Toute mise en scène nécessite du bon et du mauvais. Dans une pièce de propagande très en vogue de nos jours le Président Assad joue le méchant, ou, selon le Bild, le « dément . » C’est le titre dont le quotidien réalisant le plus fort tirage en Allemagne avait déjà gratifié Saddam, Kadhafi et Milosevic. Un autre qualificatif ne manque jamais son effet : « le boucher. » En effet ces vilains massacrent leur propre peuple, qu’il est donc urgent de protéger de leurs coups. Main dans la main avec nos amis de Washington, Londres et Paris, et légitimés par notre conscience hautement développée, nous devons aider les peuples à se libérer de la violence qu’exercent contre eux leurs Présidents, en utilisant notre « bonne » violence hautement développée. Le principe de droit international de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays ne vaut bien sûr pas pour nous, qui ne soutenons jamais que les bons. Instruits par la propagande dont les médias dominants nous font largement bénéficier, nous souffrons avec les victimes de la mauvaise violence ; celles de la bonne, nous en ignorons tout. Le tri soigneux effectué par les médias propagandistes nous évite ainsi les idées qui dérangent, voire nous égarent. Nous ne pouvons imaginer que les prétendus voyous, déments, bouchers, n’agissent peut-être pas avec tant de brutalité et d’irrationalité qu’on nous le dit, mais font intervenir leurs forces de sécurité pour protéger la souveraineté et de leur peuple et le défendre, ce qui est le devoir de tout Président.

Quant aux bons, que nous aimerions soutenir militairement le plus tôt possible, nous n’en savons pas grand-chose non plus, mais nous sommes convaincus que ce sont de démocrates ne désirant rien d’autre que notre propre démocratie. Pour ne pas ébranler cette belle conviction, les médias dominants nous épargnent par exemple la nouvelle Constitution syrienne proposée par Assad et ratifiée fin février par référendum. La Maison Blanche avait par avance rejeté ce référendum « ridicule » , qui bafouait la « révolution syrienne. » Qu’Assad veuille appeler le peuple aux urnes sur la base de la nouvelle Constitution, que donc il suive la voie du réformisme pacifique, ne cadre pas avec les intentions des révolutionnaires de la Maison Blanche et des rédacteurs en chef des médias de masse, donc ils en parlent le moins possible. Nous nous serions peut-être même demandé pourquoi nous autres Allemands n’avions pas eu droit à un référendum sur la Constitution, ni en 1949, ni en 1990.

Que les révolutionnaires usaméricains embauchent des groupes de terroristes musulmans fanatiques en Syrie, comme ce fut le cas en Libye, Irak et Afghanistan et même déjà en Yougoslavie pourrait troubler l’entendement populaire, donc nos bons vieux journaux « régionaux » n’en parlent pas. Après avoir des années durant présenté « l’islamisme » comme une menace mondiale, ils peuvent difficilement dire à leurs lecteurs que les chrétiens syriens sont l’un des appuis d’Assad et que les attentats-suicides des « révolutionnaires » visent surtout les zones chrétiennes. On en parle aussi peu que naguère des églises détruites par les « Kosovars. »

Le rapport de la mission d’observation de la Ligue arabe aurait pu nous fournir quelques éclaircissements. Des experts civils et militaires originaires de 13 pays arabes, placés sous la conduite d’un général soudanais stationné dans toutes les provinces syriennes, ont joué les médiateurs entre groupes armés et gouvernement syrien et envoyé à leur centrale des comptes-rendus quotidiens. Leurs conclusions comportent une critique appuyée des médias. Mais en-dehors du junge Welt, qui nous a parlé de cette mission et de ce qu’elle avait appris ?

Et quels médias ont-ils envoyé des correspondants en Syrie ? Qu’ils lèvent le doigt ! Je ne peux le dire avec certitude, mais je suis sûr qu’il n’y en a pas beaucoup, car cela entrerait en conflit avec les deux tâches principales des grands médias : propagande et économie ; les journalistes doivent rapporter le plus possible à leurs propriétaires, et donc dépenser un minimum de bon argent à mener des enquêtes.

Jürgen Todenhöfer, ex-politicien CDU et manager de la firme Burda, qui a déjà traîné ses guêtres en Afghanistan, Irak et Libye et en a rapporté de tout autres informations que celles auxquelles nous sommes habitués, constatait le 19 février dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung une «  gigantesque campagne médiatique contre la Syrie d’Assad (...) La moitié des nouvelles que j’ai vérifiées durant les quatre semaines de mon séjour en Syrie était fausse. » Je crains que d’autres vérifications n’obtiennent un résultat bien pire encore.

En y regardant de plus près, en analysant plus finement, en faisant des comparaisons, on découvrira sous les fausses nouvelles et omissions un intérêt bien compris : celui des ex-puissances coloniales à ramener dans leur giron d’autres pays, tout spécialement les pays au sous-sol riche. Un intérêt inconciliable avec un traitement équitable par les médias dominants des bons et des « méchants » qui ne veulent pas céder leurs richesses. Par exemple Israël et l’Iran. Longtemps l’armement atomique d’Israël a été ignoré. Le scientifique nucléaire Mordechai Vanunu, qui a brisé le silence, a été condamné à 20 ans de prison et il est toujours assigné à résidence. Il va désormais de soi qu’Israël peut continuer à fabriquer des bombes atomiques - il en détient déjà plus de 200 - et que l’Allemagne lui livre des sous-marins nucléaires de lancement.

Quelques monarchies arabes réactionnaires sont autorisées à contribuer au maintien des rapports d’exploitation et de domination au Proche-Orient. L’Arabie saoudite jouit d’une grande estime. Qu’on y coupe la main des (petits) voleurs et que les adultères encourent la peine de mort peut être signalé, mais avec tout le respect dû à nos partenaires en affaires. Ce régime terroriste a fait ses preuves l’an dernier lorsque des mouvements sociaux, au Bahreïn voisin, ont menacé la monarchie. Riyad a envoyé des troupes, bien entraînées et bien armées, qui ont écrasé le mouvement démocratique. L’Allemagne livre aujourd’hui des centaines de chars d’assaut au régime saoudien. Et nul n’empêche l’Arabie saoudite de construire des centrales nucléaires, 16 blocs sont prévus à ce jour. Quel journal, quelle station audiovisuelle rapprocherait ces faits du développement de l’industrie nucléaire iranienne ?

En mars 2012, pourtant, il advint une chose surprenante : la ZDF (Deuxième chaîne allemande) a donné la parole au Président Ahmadinedjad, interviewé par Claus Weber. D’autres médias s’en sont indignés, par exemple Cicero, propriété de la firme suisse Ringier. Nos excellents médias avaient muselé Milosevic, Saddam et Kadhafi des années avant leur mort. Les condamnés à mort ne doivent exposer ni leurs opinions ni leurs intentions, sous peine de rendre possible une sortie négociée du conflit. La rédaction de la ZDF s’était expressément réservé le droit de retravailler l’entretien. Kleber s’est également efforcé de provoquer son interlocuteur. Mais Cicero dut constater avec effroi qu’Ahmadinedjad paraissait- ou aurait pu paraître - crédible et convaincant. De toute évidence la ZDF aussi s’en alarma, car l’entretien ne fut diffusé qu’après minuit.

Une autre Président très largement élu fut gratifié ces jours derniers par la Frankfurter Rundschau du titre de « barbare impitoyable ». « Un Président qui croit pouvoir venger la mort d’un homme par celle d’un autre homme se met au rang des assassins ». Cette imprécation visait le Biélorusse Loukachenko, traité de dictateur au début et à la fin de l’article ; le journal du groupe DuMont lui reprochait de ne pas avoir gracié deux auteurs d’un attentat qui avait fait 15 morts et de nombreux blessés dans le métro de Minsk. Cette feuille traiterait-elle de « barbare » un Président des USA, qui a fait par exemple abattre Oussama Ben Laden et sa famille de nuit à leur domicile, sans que Ben Laden ait jamais été inculpé et encore moins jugé, un Président responsable des victimes, en nombre croissant, de drones opérant de nuit dans des pays lointains ? Les morts ne pourront jamais témoigner en justice, à l’instar de ce terroriste français que 30 policiers d’élite n’ont, paraît-il, pas pu capturer vivant à son domicile. Et le soldat usaméricainien Bradley Manning, qui a tenté d’alerter sur les crimes de guerre des USA en Irak risque la prison à vie.

Eckart Spoo

Eckart Spoo est un journaliste allemand, né en 1936 à Mönchengladbach. Il a été rédacteur au quotidien Frankfurter Rundschau (FR) de 1962 à 1997, quand il l’a quitté pour fonder avec d’autres journalistes la revue Ossietzky. De 1970 à 1986, il a présidé l’Union des journalistes allemands (dju). Il est membre de la présidence de la Fondation du Musée allemand de l’Holocauste.

Source : http://www.sopos.org/aufsaetze/4f771b89e953a/1.phtml

Traduit par Michèle Mialane - édité par Fausto Giudice Tlaxcala http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=7130

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Lorsqu’ils n’arrivèrent pas à s’en prendre à nos arguments, ils s’en sont pris à moi.

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