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Comment le Pape peut-il avoir prise sur l’avenir, s’il refuse d’admettre le passé ?

Le Double Effacement (Monbiot.com)

Une scandaleuse affaire de déni met en lumière la relation problématique des Catholiques – et du Pape François – avec l’Histoire

Il est l’idole des libéraux et des progressistes, « le nouvel héros incontesté de la gauche ». Ainsi s’exprime Jonathan Freedland, au sujet du pape François [1], et il est vrai que la plupart des surprises sont agréables.

Seuls quelques rares dirigeants de parti osent encore proférer des dénonciations du capitalisme d’une teneur comparable aux siennes [2]et [3]. Il semble avoir renoncé à l’infaillibilité papale. Il a l’intention de réformer une Curie corrompue, intrigante [4]. Dans la guerre que ses deux prédécesseurs immédiats ont menée au sexe, avec un zèle à faire froid dans le dos (tout en prenant soin de fermer les yeux sur les viols d’enfants), il a déclaré une trêve partielle.

Il convient de noter que ces changements affectent principalement l’ordre d’importance, pas la doctrine elle-même. Le Pape François ne consacrera pas son règne à la persécution des homosexuels, des femmes, de l’usage des préservatifs, ou encore de l’avortement, mais il ne semble pas être prêt pour autant à changer la politique de l’église sur ces sujets. Cela dit, quelque chose d’autre vient gâcher l’histoire. Une omission étrange, qui situe le pape du côté obscur, même d’un Jean-Paul II [5]. Je veux parler de la manière dont, jusqu’à présent, il a évité de s’attaquer, voire même de simplement reconnaître, les horreurs que l’Église orchestra par le passé.

Depuis l’anéantissement des Cathares, jusqu’aux Couvents de la Madeleine, l’Église Catholique a expérimenté la quasi-totalité des formes d’extermination, de génocide, de torture, de mutilation, d’exécution, d’asservissement, de cruauté, de sévices, connus du genre humain. Au cours du siècle dernier, elle a également, à certains moments, en certains lieux, représenté une force extraordinaire dans la recherche du Bien : les hommes les plus courageux que j’ai rencontrés étaient tous des prêtres catholiques, qui – jusqu’à ce que l’Église ne les brise, et ne les réduise au silence – risquèrent leur vie pour défendre des personnes vulnérables, menacées d’exploitation, voire de meurtre [6].

Il ne s’est pas contenté de ne rien dire de cet héritage ; il a esquivé les opportunités, qui lui tendaient les bras, de le condamner. À titre d’exemple, la béatification, en Octobre, de 522 catholiques que les soldats républicains exécutèrent pendant les Guerre d’Espagne, constituait l’occasion idéale de reconnaître le rôle que joua l’Église pendant la révolution franquiste, et pendant la période de dictature qui s’ensuivit [7]. Certes, il prit la parole – par retransmission vidéo – lors de la cérémonie, mais il le fit, comme si les meurtres avaient eu lieu au milieu d’un vide politique. En Juillet, les quatre ordres religieux qui asservirent les femmes des Couvents irlandais de la Madeleine, refusèrent de les indemniser, un refus qui appelait une réaction papale [8]. Il n’en vint aucune. Comment le Pape peut-il avoir prise sur l’avenir, s’il refuse d’admettre le passé ?

Où que l’on cherche, on ne peut trouver meilleur exemple du déni de l’Église, que sa campagne de canonisation du missionnaire franciscain Junípero Serra, dont ce sera dimanche le 300ème anniversaire. Le culte de Serra illustre à merveille la relation problématique que le catholicisme entretient avec l’Histoire – ainsi que les mensonges qui servent de socle aux mythes fondateurs des États-Unis.

On trouve sa statue sur Capitol Hill, son visage sur des timbres ; et partout en Californie, des écoles, des rues, des chemins portent son nom. Le pape Jean-Paul II l’a béatifié après la guérison d’une nonne qui souffrait, paraît-il, d’un lupus, et il n’attend plus qu’un second miracle pour être fait saint [9]. Où est donc le problème ? Oh, il a juste fondé le système de camps de travail, qui a précipité le génocide culturel de la Californie.

Junípero Serra personnifia le fanatisme au regard halluciné, qui rendit les missionnaires catholiques aveugles aux horreurs qu’ils infligeaient aux peuples autochtones des Amériques. Il travailla successivement au Mexique, en Basse-Californie (aujourd’hui mexicaine), puis en Haute-Californie (l’état américain actuel), et partout il dirigea un système d’une brutalité stupéfiante. Au moyen de pots-de-vin, et autres stratagèmes, il manipulait les Amérindiens jusqu’à ce qu’ils rejoignent l’une des missions qu’il avait fondées. Une fois qu’ils y étaient entrés, en partir leur était interdit. S’ils tentaient de s’évader, des soldats les ramenaient aux missionnaires, qui les fouettaient. Toute désobéissance leur valait, soit le fouet, soit le pilori.

Une plainte écrite nous révèle qu’on les obligeait à travailler aux champs du lever du soleil jusqu’à la nuit noire, en ne leur fournissant qu’une partie de leurs besoins alimentaires [10]. Affaiblis par la faim, et la surcharge de travail, entassés dans un espace à peine plus grand que celui réservé aux esclaves dans les vaisseaux négriers [11], ils mouraient, par dizaines de milliers, presque tous victimes de maladies européennes.

Les missions de Serra constituèrent un instrument essentiel de la colonisation, espagnole d’abord, américaine par la suite. C’est la raison pour laquelle tant de villes californiennes portent des noms de saints : toutes furent des missions, à l’origine. Mais son traitement des peuples indigènes outrepassa jusqu’aux exigences macabres de la Couronne. Un gouverneur des Californies, du nom de Felipe de Neve, exprima son horreur devant les méthodes de Serra, dans une plainte qui décrivait le destin tragique des peuples prisonniers des missions, comme étant « pire que celui des esclaves » [12]. Ainsi que Steven Hackel l’établit de manière irréfutable dans sa biographie récente, Serra sabota les tentatives de Neve visant à laisser aux Amérindiens une certaine autonomie, qui aurait menacé l’empire que Serra exerçait sur leurs vies.

Les missions réduisirent à un statut épouvantable de péons les peuples divers, sophistiqués, et auto-suffisants de Californie. Entre 1769, année de l’arrivée de Serra en Haute-Californie, et 1821, année qui marque la fin de la domination espagnole, la population amérindienne diminua d’un tiers, pour tomber à 200000 individus [13].

On ne peut porter la revendication de sainteté pour Junípero Serra, qu’à la seule condition d’effacer les peuples autochtones de Californie une deuxième fois, ce qui est précisément l’objectif d’un groupe de pression influent. Les hagiographies de Serra nous expliquent comment il mortifiait sa propre chair, elles ne nous disent rien de sa manière de mortifier celle des autres [14].

Il y a quinze jours, dans son compte rendu de la biographie de Hackel, le professeur catholique Christopher O. Blum porta Serra aux nues, pour son « travail incessant, voué à doter le désert de la civilisation » [15]. Il y opposait le missionnaire aux « dignitaires coloniaux espagnols du siècle des Lumières, qui voulaient … laisser les Indiens tremper dans leur jus immoral ». « Là-bas, non seulement les Indiens allaient et venaient, nus, une bonne partie de l’année – ce qui avait pour conséquence prévisible une promiscuité sexuelle débridée – mais ils se divisaient en villages de 250 habitants, voire moins … tout prêts à subir les brutalités d’un tyran minable, ou les manipulations du sorcier de tribu ». Les siècles de racisme, de cruauté, et d’irrespect, que requit la justification des violences de l’Église, ne sont toujours pas achevés.

Dimanche, j’adorerais voir le Pape utiliser le tricentenaire pour annoncer qu’il ne canonisera pas Serra - aussi nombreux que soient les miracles susceptibles d’être accomplis par son fantôme - et qu’il s’occupera de quelques histoires gênantes. Alors, peut-être, comme Jonathan nous y invite, je fixerai un poster de François sur mon mur. Pas celui de la chambre.

George Monbiot, 18/11/13. Article publié dans le Guardian, le 19 Novembre 2013.

Traduction : Hervé Le Gall

»» http://echoes.over-blog.com/2013/11/le-double-effacement.html

Source : http://www.monbiot.com/2013/11/18/double-erasure/


[2Par exemple : « L’adoration du veau d’or de l’ancien temps, trouve une nouvelle image, cruelle, dans le culte de l’argent et la dictature d’une économie, qui est anonyme et dépourvue de tout but authentiquement humain. »

[3Son tweet du 15 Septembre : « La recherche du bonheur par l’acquisition de biens matériels, est la voie directe vers le malheur. »

[9La semaine dernière, j’ai appelé la Congrégation pour les Causes des Saints, pour obtenir confirmation.

[10Agustín Pérez de la Cruz and Lorenzo de la Cruz, with the assistance of Raphael Mariano de Lima, cited by Steven W. Hackel, 2013. Junípero Serra : California’s founding father. Farrar, Straus and Giroux. Kindle Edition.

[11David E Stannard, 1992. American Holocaust. Oxford University Press.

[12Cited by Steven W. Hackel, 2013. Junípero Serra : California’s founding father. Farrar, Straus and Giroux. Kindle Edition.


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