La puissance américaine a déclenché des guerres iniques et illégales, aux conséquences catastrophiques sur le plan humain.
Elle a contribué à renverser des gouvernements démocratiquement élus. Elle arme et soutient certaines des dictatures les plus impitoyables de la planète ; et elle est connue pour appuyer des mouvements terroristes. Même ses fervents partisans reconnaissent que l’élite de la politique étrangère américaine a un passé pour le moins discutable.
Aujourd’hui, un héros américain se trouve sur le banc des accusés, maudit pour avoir jeté un rayon de lumière pourtant bien faible sur les pans les plus sombres des activités de cette élite. Il y a plus de trois ans, Bradley Manning – âgé aujourd’hui de tout juste 25 ans – a rendu publics 250 000 câbles diplomatiques et un demi-million de rapports militaires américains. Jamais, tout au long de leur histoire, les Etats-Unis n’ont subi une fuite de documents confidentiels d’une telle ampleur.
Son châtiment a déjà été sévère. D’après Juan Méndez, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, il a été soumis à un traitement cruel, inhumain et dégradant. Pendant des mois, il a été tenu au secret. Dévêtu, privé d’intimité, il a été contraint de dormir sans obscurité.
Le procès de Manning devant un tribunal militaire vient donc de commencer. Il risque vingt ans de prison.
Manning est jugé en partie dans le cadre de la loi sur l’espionnage, un texte qui remonte à la Première Guerre mondiale. Il est sous le coup de 22 chefs d’inculpation : il a plaidé coupable pour dix d’entre eux, y compris celui de communication délibérée d’informations à une personne non autorisée. Mais le plus inquiétant est celui d’ »aide à l’ennemi” – autrement dit, il est accusé d’avoir intentionnellement aidé Al-Qaida.
La vérité, c’est que Manning a rendu un grand service tant au peuple américain qu’au monde entier. La politique étrangère des Etats-Unis dépend du maintien du secret non seulement par peur des ennemis de l’Amérique, mais aussi parce que la réalité aurait souvent de quoi horrifier les Américains.
Dans les années 1970, la junte sanguinaire de Pinochet est arrivée au pouvoir avec l’aide clandestine de la CIA. Comme l’avait dit Henry Kissinger avant que le président socialiste Salvador Allende, démocratiquement élu, soit renversé : “Je ne vois pas pourquoi nous devrions attendre qu’un pays bascule dans le communisme à cause de l’irresponsabilité de son peuple.” Du temps de Reagan, des terroristes de droite appuyés par les Etats-Unis se sont livrés à une orgie de violence dans toute l’Amérique centrale.
C’était il y a longtemps, diront certains. Après tout, c’était la guerre froide, et les règles normales étaient inapplicables. Mais en fait la politique étrangère américaine se montre d’une remarquable continuité depuis 1898, lors de l’invasion sanglante des Philippines.
Les agissements de l’élite de la politique étrangère américaine font rarement l’objet d’une analyse, bien qu’ils n’aient pas grand-chose de patriotique. Aujourd’hui, on envoie des dizaines de jeunes hommes ou femmes se faire tuer ou mutiler. Ceux qui réclament leur retour au pays sont accusés de manquer de “patriotisme”. Les civils américains sont menacés d’un “retour de bâton”, terme qu’utilise la CIA pour définir les conséquences imprévues des interventions à l’étranger. Et parfois on leur rend la monnaie de leur pièce, de façon désastreuse. Dans les années 1950, les Etats-Unis avaient contribué à renverser le dernier Premier ministre démocratiquement élu d’Iran, Mohammad Mossadegh, alimentant ainsi un ressentiment antiaméricain qui servirait plus tard de moteur à la révolution iranienne.
C’est en cela que Manning nous a rendu un tel service. Il nous a incités à surveiller de plus près ce que cache la puissance américaine, à soupeser les terribles conséquences de décisions prises dans le plus grand secret. Les Etats-Unis sont sur la voie d’un déclin à long terme, et la Chine autocratique pourrait bien prendre sa place, usant peut-être même de sa puissance de façon plus inique. Alors, mieux vaut se dresser maintenant contre cet ordre mondial. Il se trouve que je suis persuadé que l’avènement d’un tel monde n’est pas qu’un fantasme naïf. Il peut et doit être bâti. Et quel que soit le résultat de votre procès, M. Manning, vous resterez dans les mémoires pour la part que vous avez prise dans son édification.
Owen Jones