Nâzim Hikmet, cet immense poète qui a passé de longues années incarcéré et connu les affres de l’exil, n’avait pas que ce regard désabusé sur son frère, l’homme. Son noble caractère le gardait de la virulence et de tout coup bas.
Voici un extrait (page 216) de De l’espoir à vous faire pleurer de rage, lettres de prison à son ami Kemal Tahir (écrites entre 1941 et 1950). Traduit par Munevver Andaç, Présenté par Abidine Dino. Voix, François Maspero, Paris, 1973 :
9 novembre 43
Mon cher Kemal Tahir, mon frère,
Qui n’aime pas son propre pays et les travailleurs de son pays est incapable d’aimer le monde entier et les travailleurs de ce monde, et qui n’aime pas le monde et les travailleurs du monde entier est incapable d’aimer son pays et les travailleurs de son propre pays. Et qui ne sait pas aimer ne peut s’ocuper de littérature ou de peinture ou d’architecture (...)
Dehors les oiseaux chantent.
Les montagnes sont rouges, nues.
Les feuilles jaunâtres cachent les fourches des peupliers.
Depuis tout à l’heure une immense cigogne,
patiente et laborieuse,
ramasse dans le terrain vague là en face
des brins pour son nid.
Vue d’ici la ville
semble déserte, abandonnée.
Au loin l’horloge sonne les onze coups.
Tout mon optimisme,
ce trésor semblable à nul autre
inépuisable,
bouillonne et déborde ;
Bientôt nous serons libres, me dis-je,
je m’entête.
Un autre extrait (pp 51 & 52) de Paysages humains, même traducteur, même présentateur, François Maspero, Paris, 1976
Eux qui sont innombrables
comme les fourmis dans la terre,
les poissons dans l’eau,
les oiseaux dans l’air,
eux qui sont poltrons,
courageux,
ignorants,
et sages,
eux qui sont de enfants,
eux qui font table rase,
et eux qui créent,
notre livre ne contera que leurs seules aventures.
Eux qui se laissant prendre aux menées du traître,
jettent leur drapeau,
et abandonnant l’arène à l’ennemi,
courent s’enfermer chez eux,
et eux encore qui percent de leur poignard le traître,
eux qui rient comme l’arbre vert,
eux qui pleurent trop tôt,
eux qui injurient père et mère,
notre livre ne contera que leurs seules aventures.
Et le fer
et le charbon
et le sucre
et le cuivre rouge
et les tissus
et toutes les branches de l’industrie
et l’amour
et la tyrannie
et la vie
et le ciel
et le plat pays
et l’océan bleu
et les mélancoliques voies fluviales
et la terre labourée et les villes,
tout change de destin un matin à l’aube,
quand un matin à l’aube, aux confins des ténébres,
s’appuyant sur le sol de leurs lourdes mains calleuses,
ils se redressent.
Ce sont eux qui reflètent
dans les miroirs les plus sages
les images les plus colorées.
En notre siècle, eux ont vaincu,
eux ont été vaincus.
On a dit d’eux bien des choses,
et pour eux on a dit
qu’ils n’avaient rien à perdre,
rien que leurs chaînes.