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Quelques souvenirs d’un appelé

Un appelé parmi d’autres nous livre ici sa guerre d’Algérie. L’écriture, sobre, est au service d’une narration factuelle. Cet appelé a voulu rester anonyme.

Avant de partir, il s’était lancé deux défis : ne jamais tirer un coup de feu contre "l’ennemi" et préserver son intégrité morale et politique. Avec un peu de chance et beaucoup de volonté, et parce qu’il était déjà - malgré son jeune âge - très conscientisé, il y parvint. Il put ainsi vivre sa vie sans avoir été cassé par cette sale guerre.

Bernard Gensane

J’ai été appelé à l’activité, comme disent les autorités militaires, le 17 octobre 1955 avec un an de retard sur ma classe (1954). Je savais que je devais rejoindre, en Allemagne, le 302ème CMRA (Centre Militaire de Réparation Automobile) alors que la plupart des appelés partaient en Algérie.

Je me suis rendu à Rivesaltes qui était un centre de regroupement et de tri pour les affectations, avant de rallier mon unité en Allemagne. Avec mes camarades, nous avons fait les deux ou trois kilomètres qui séparaient la gare du camp, à pied, nos valises à la main. Il faut dire que la mienne était assez lourde car j’avais emporté quelques livres.

Equipés de pied en cap, nous prenons le train et nous arrivons, vingt-quatre heures après, le 20 octobre, à Kaiserslautern, où nous découvrons une caserne de construction récente, très propre, avec des sanitaires impeccables.

Durant deux mois, nous faisons les classes, premier apprentissage du métier de soldat. Le 1er décembre, je suis affecté au 81ème BRDB (Bataillon de Réparation et de Dépannage des Blindés), où, à l’issue de ma formation complète, je dois accomplir les dix mois qu’il me reste à faire, théoriquement, avant la quille !

Vers la mi-décembre, je suis maintenu au centre de formation pour y suivre les cours préparant au Certificat de Spécialisation 1 (CS1), spécialité auto, qui donne droit au grade de brigadier-chef. J’obtiens le CS1 auto, le 16 mars 1956, avec la note 12,805, et je suis classé 54ème sur 103.

Pendant toute la formation qui a duré, pour moi, cinq mois, nous avons été convenablement traités par la hiérarchie et les rapports avec les autres appelés étaient cordiaux. Au cours des trois derniers mois, dans le cadre du CS1, nous avons suivi une formation militaire et une formation technique qui était, quant à elle, composée de cours théoriques et de cours pratiques. Nous avions à notre disposition, sur chaque plan de travail, un gros moteur de camion six cylindres, de marque GMC, sur lequel nous devions effectuer des dépannages et différents réglages. Nous ne perdions pas notre temps !

La vie n’a pas toujours été monotone. Un jour de février 1956, sur le trajet du dortoir au réfectoire, nous avons eu la désagréable surprise d’être confrontés à un froid de moins vingt-cinq degrés. Je n’ai jamais connu température plus rigoureuse depuis.

Nous avions droit, toutes les semaines, fumeurs ou non-fumeurs, à une ration de cigarettes de marque allemande. Comme incitation au vice, il n’y avait pas mieux : les uns se mettaient à fumer ; d’autres continuaient sur leur lancée ; d’autres encore, dont j’étais, ne succombaient pas à la tentation et revendaient les paquets de cigarettes, à travers la grille de la caserne, à des Allemands. Cela nous permettait d’arrondir, un peu, nos fins de mois.

Il nous arrivait de prendre l’autobus pour aller en ville. Nous subissions des réactions hostiles de la part des autochtones, qui n’appréciaient pas notre statut d’armée d’occupation. Pourtant, dix ans plus tôt, c’est nous qui étions écrasés sous leurs bottes.

Compte tenu de ma note et de mon classement, je pensais intégrer le Certificat de Spécialisation 2 (CS2), formation au grade de sous-officier. Il n’en fut rien. Sur cent, nous ne fûmes que trois (un instituteur, un autre appelé et moi) à être envoyés, le 20 mars, à notre régiment d’affectation, le 81ème BRDB, basé à Trèves ! Nous n’avons pas compris ce qui se passait.

A notre arrivée, nous sommes convoqués, un par un, par le capitaine. Je suis étonné de voir sur son bureau, bien en vue, Les Lettres françaises, journal littéraire du parti communiste, dirigé par Louis Aragon. Le capitaine me dit ne pas comprendre pourquoi nous n’avons pas été sélectionnés. Je ne peux pas lui fournir d’explication. J’ai alors pensé : « Mon capitaine, tu n’es pas au bout de tes surprises, celui que tu vas recevoir, après moi, est instituteur et plus diplômé que moi ». Du fait de notre niveau scolaire et de notre classement, il ne pouvait que s’étonner. Nous avons presque sympathisé puisqu’il m’a proposé de prendre, à la suite d’un sergent affecté ailleurs, la gérance du foyer, ce que j’ai accepté. Je n’ai pas eu le temps d’occuper mes fonctions car les événements se sont précipités.

Je pense avoir compris, au bout d’un temps assez long, pourquoi nous avons été exclus du CS2. Au premier abord, il n’y avait aucune raison objective : j’étais fonctionnaire, je n’étais adhérent ni à un parti, ni à un syndicat, et ma famille était sans histoire. L’explication était ailleurs. Edgar Faure, celui qui disait que ce n’étaient pas les girouettes qui tournaient mais le vent, avait dissout, fin 1955, l’Assemblée nationale. Aux élections qui avaient suivi, le « Front républicain », emmené par le socialiste Guy Mollet et le radical-socialiste Pierre Mendès-France, avait proposé de former un gouvernement. L’une des premières tâches de celui-ci était de faire la paix en Algérie. J’étais concerné au premier chef. Tout naturellement, j’ai fait oeuvre de propagande, non debout sur une table, mais de bouche à oreille, discrètement, en appelant à voter pour ceux qui pouvaient épargner au contingent une nouvelle guerre en Algérie. Mes propos pacifistes ont été rapportés aux autorités supérieures et j’ai été sanctionné. Dix ans après, l’esprit de Vichy était toujours présent !

En 1954, Mendès-France avait réussi à faire cesser la guerre d’Indochine. Nous pouvions penser qu’il en serait de même pour l’Algérie. Le « Front républicain » gagne les élections, Guy Mollet est nommé Président du Conseil des ministres par René Coty. Mendès-France démissionne quatre mois plus tard. Max Lejeune, Secrétaire d’Etat aux forces armées, déclare qu’il faut « dégraisser » les effectifs en Allemagne. Nous étions prétendument trop nombreux. (Je revois sa photo parue dans la presse, l’imperméable soulevé par le vent, lors de son inspection en Allemagne.) Les conséquences sont immédiates. C’est par milliers que nous rejoignons l’Algérie. Il faut préciser qu’après la visite mouvementée, à Alger, du Président du Conseil, en février 1956, le revirement fut total. Plus question d’arrêter la guerre. Celle-ci s’intensifia avec le soutien unanime de l’Assemblée nationale qui vota les pleins pouvoirs à Guy Mollet. J’avais oeuvré très modestement pour son avènement au pouvoir. Ma sanction ne se fit pas attendre : je fus expulsé du cours de formation de sous-officier et envoyé en Algérie. Le 13 avril 1956, je fus muté au 1er RTA (Régiment de tirailleurs algériens) par Arrêté Ministériel n° 6406/DSM/FFA/Pers.

Le 14 avril, je repasse la frontière germano-française. Dans le train, perdue au milieu de centaines de soldats, une jeune Allemande se rendait à Paris. Elle était traductrice.et appréciait les textes des hommes politiques, notamment ceux de Christian Pineau. J’aurais aimé la revoir, quelques années plus tard, pour lui dire « tout le bien » que je pensais de ce cynique belliciste…

J’ai juste le temps de faire un détour à Toulouse, pour annoncer à mes parents, atterrés, que je suis affecté en Algérie. Je rejoins le lendemain le camp de Sainte-Marthe, à Marseille. Nous sommes des centaines à attendre notre départ, dans des conditions matérielles déplorables. Nous embarquons le 17 avril. Nous sommes parqués à fond de cale, couchés sur des chaises longues, éclairés faiblement par une lampe qui pend au bout d’un fil et qui se balance au gré des mouvements du bateau. Il n’en fallait pas plus pour avoir le mal de mer et être malades comme des chiens.

Après vingt-quatre heures de traversée, nous arrivons à Alger, sales et fatigués. Nous attendons longtemps, sur le quai, les camions qui doivent nous transporter au camp de Blida. Là , nous subissons, pendant une semaine, un véritable bourrage de crâne et nous apprenons qu’appartenir au 1er Régiment de tirailleurs algériens est un grand honneur. Il est en effet souligné que ce régiment est numéro un dans l’ordre de numérotation (1er RTA) ! Argument massue s’il en était ! Cependant, on nous a caché que la plupart de ceux qui étaient là ne s’y trouvaient pas par hasard ! L’armée nourrissait des griefs contre eux, je le savais par expérience personnelle. Durant ce laps de temps, je me lie d’amitié avec un camarade, appelé comme moi, dessinateur industriel dans le civil, jeune marié, orphelin de père. A l’issue de ce « stage », nous sommes affectés, selon l’ordre alphabétique, dans les différentes compagnies. Mon camarade, dont le nom commençait par un M, est affecté à la troisième ; moi, dont le nom commençait par un R, à la quatrième. Nous avons été déçus de ne pas être ensemble mais, bien que l’idée nous ait effleurés, nous n’avons demandé, ni l’un ni l’autre, à changer de compagnie. Notre absence de démarche a eu, comme nous le verrons plus loin, des conséquences dramatiques.

Après un voyage sans histoire, nous arrivons dans notre compagnie qui protège une ferme à Champlain, non loin de Berroughia, au sud d’Alger. Nous recevons notre armement et sommes affectés à une place à même le sol, dans une grange ! L’effectif est composé par moitié de Français de métropole et de Français musulmans. Le capitaine, notre chef, est un Français musulman assisté de l’un de ses cousins, sergent-chef. Le fermier avait un petit garçon qui venait souvent nous voir, ce qui constituait pour nous une bouffée d’air frais. Nous resterons là tout le printemps. Notre séjour était plutôt agréable. Chaque fois que le commandant du bataillon voulait nous faire participer à une opération de maintien de l’ordre, il se heurtait au refus du capitaine qui prétextait la fatigue de ses hommes. Ces opérations consistaient à patrouiller dans la campagne à la recherche d’ennemis. En revanche, de temps en temps, nous allions faire une petite promenade autour du camp sans but précis. Dans la journée, nous jouions parfois au volley, sous l’oeil bienveillant de notre capitaine qui discutait très amicalement avec les hommes de troupe. Le soir, il nous arrivait de « faire la chèvre ». Sous le commandement d’un caporal, nous allions prétendument tendre une embuscade : trois hommes se mettaient derrière un arbre, le quatrième s’allongeait à découvert, à une dizaine de mètres, et attendait qu’un éventuel ennemi lui tire dessus. Une véritable histoire de fous. Il faut dire que, durant tout notre séjour, nous n’avons jamais été attaqués. Presque tous les jours, le capitaine allait seul, sans arme, faire un tour au marché. Nous étions en parfaite sécurité.

Fin juin, nous devons rejoindre un campement sur les Hauts-Plateaux de l’Atlas, à l’est d’Alger. Nous perdons notre commandement car le capitaine a été muté à Alger et son cousin dans un autre régiment, après avoir été nommé officier dans le cadre de la promotion des Français musulmans. Nous avons appris, plus tard, que le capitaine qui appartenait au FLN avait été incarcéré et que son cousin avait déserté en emportant un important matériel militaire.

Après la proclamation de l’indépendance, ce capitaine Ben S. fut nommé Directeur général de la Gendarmerie algérienne. En 1982, lors d’un voyage en famille à Cherchell, on m’informa qu’il était en prison pour prise illégale d’intérêt. Grandeur et décadence… Au cours de ce séjour, tout près des ruines de Tipasa, nous avons pris le car pour Blida, que je voulais revoir. Dès ma montée dans le véhicule, des voyageurs, gentiment, m’ont posé de nombreuses questions. J’ai été surpris car je m’attendais plutôt à des réactions hostiles.

Nous nous retrouvons donc, avec un commandement neuf, sur les Hauts-Plateaux. Nous gardons une très grande ferme. La température est élevée, nous buvons beaucoup d’eau, des Orangina et certains, des bières. La nourriture est exécrable, nous nous en plaignons, ce qui entraîne une réaction énergique de nos supérieurs : l’envoi d’un livre de recettes de cuisine ! J’en profite pour raconter ici un incident édifiant, révélateur de l’état d’esprit de certains gros colons. Le fermier que nous protégions possédait de nombreuses vaches, gardées par une petite Arabe. Un jour, l’une d’elles s’échappe et passe sous les roues d’un camion de l’armée. La bête est tuée. La fermière convoque le père de la jeune vachère, lui disant : « J’aurais préféré que ce soit ta fille qui soit écrasée ». Cinquante ans après, cela me fait encore frémir.

Notre bataillon n’était peut-être pas disciplinaire, mais il était une structure d’affectation de soldats « repérés », pour une raison ou pour une autre. Un jour, j’ai entendu la fin d’une conversation entre un appelé, qui protestait, et le lieutenant, chef de notre section. Celui-ci menaçait l’appelé : « Vous savez pourquoi vous êtes ici ! Et si vous continuez, nous vous muterons dans une structure plus contraignante que la nôtre ». Quelques années plus tard, j’ai revu chez lui, dans le Loir-et-Cher, ce camarade et j’ai alors appris qu’il était membre du parti communiste français. Il nous l’avait caché lorsqu’il était parmi nous.

Nous partions de temps en temps en opération et nous revenions au camp, sans avoir rencontré un seul ennemi. Nous allions parfois monter la garde, la nuit, dans un village voisin. Une fois, j’étais de faction avec un camarade, derrière un muret qui longeait une rue bien éclairée et de l’autre côté de ladite rue, se trouvait un cimetière protégé par un mur, plus haut que le nôtre. Tout à coup, plus de lumière. J’ai tout de suite pensé que l’on allait nous attaquer. Le soldat qui était avec moi, éloigné de quelques mètres, s’est approché en m’annonçant : « J’ai vu des ombres ». Une peur, paralysante, s’est emparée de moi. Je suis allé réveiller le sergent sans qu’un seul son sorte de ma bouche. En réalité, il n’y avait personne. C’est la seule fois de ma vie où j’ai ressenti une réelle frayeur. C’était l’aboutissement, le summum, d’un état permanent, angoissant, qui me tenaillait depuis mon arrivée sur le sol algérien. Si l’attaque avait été réelle, quelle aurait été ma réaction ? Si j’avais dû me défendre, comment aurais-je pu répliquer avec un fusil qui ne tirait qu’un coup à la fois ? Les soldats du rang n’avaient pas droit aux armes automatiques.

Le dimanche 12 août 1956, nous sommes au camp, prêts à manger. Midi n’est pas loin quand un gradé sonne le rassemblement général. « Prenez vos armes », ordonne-t-il, « et montez dans les camions ». Au départ, nous nous mettons à chanter. On nous demande de rester silencieux. Après une trentaine de kilomètres, nous descendons du camion et nous continuons à pied. A quelques dizaines de mètres, nous distinguons un douar, à flanc de colline. Tout en bas coulait un oued, au milieu d’une masse impressionnante de lauriers roses en fleur. Quelques mètres plus loin, nous commençons à apercevoir des corps, vingt et un au total. Parmi eux se trouvait celui de mon camarade M. dont j’ai déjà parlé. J’apprendrai plus tard que sa mère et sa jeune femme avaient subi une terrible dépression. Plus loin, dans des fourrés, nous avons découvert le corps d’un fellagha, revêtu d’un treillis militaire et chaussé de baskets. Il paraissait avoir une vingtaine d’années. Nous avons chargé les corps de nos camarades dans des camions. Durant ces opérations, des ennemis ont tiré sur nous, heureusement d’assez loin. Des balles ont sifflé à nos oreilles. Nous nous sommes couchés jusqu’à ce que le feu cesse. Nous sommes ensuite partis à la poursuite de l’ennemi. Nous avons crapahuté dans la montagne pendant deux jours et n’avons jamais rattrapé les fellaghas. Pendant la marche, j’ai pensé que mon camarade ne serait pas mort s’il était resté dans ma compagnie. Néanmoins, si, à l’inverse, je l’avais suivi, je ne serais pas aujourd’hui en train d’écrire ces lignes. La vie se joue à peu de chose. En cette circonstance, m’est revenu en mémoire le poème de Rimbaud, « Le dormeur du val ».

En rentrant au camp, nous avons appris comment un tel drame avait pu se produire. Le dimanche matin, deux hommes s’étaient présentés et avaient demandé à voir le capitaine. Celui-ci étant absent ce jour-là , ils avaient déclaré au lieutenant qui le remplaçait que des combattants du FLN se cachaient dans un douar, à quelques kilomètres. A la tête d’une quarantaine d’hommes, le lieutenant avait suivi, sans en avertir sa hiérarchie, les deux indicateurs qui l’avaient persuadé d’arriver au village par le bas, le long de l’oued. Sitôt le groupe engagé dans la petite gorge, deux ou trois cents hommes cachés dans les collines avoisinantes, en embuscade, avaient tiré sans faire de quartier. Les soldats survivants, des Français musulmans, avaient déserté. L’un de nos camarades, bien que blessé, avait pu s’enfuir et informer les quelques militaires qui étaient venus aux nouvelles, inquiets de ne pas voir revenir ceux qui étaient partis le matin. Ce camarade leur avait dit de faire demi-tour et d’avertir le commandant. Par la suite, il fut soumis à des interrogatoires poussés, ses chefs s’étant étonnés de ce qu’il fût le seul rescapé.

Nous sommes restés au même endroit encore quelques semaines. Nous allions parfois en opération. J’avais été désigné comme porte fusil-mitrailleur. L’arme était lourde, donc pénible à « trimballer ». Je devais aussi m’entraîner à tirer, fort heureusement sur des cibles statiques. Nous ne fûmes pas accrochés. Durant tout l’été, j’ai souffert d’angines à répétition. Le médecin militaire m’a envoyé à l’hôpital militaire Maillot, à Alger, pour y être opéré des amygdales. Le capitaine-chirurgien était corse, ce qui m’a permis, compte tenu de mon nom, que celui-ci croyait corse, de bénéficier en octobre d’une semaine de permission en France. Au milieu de mon séjour, j’ai été réveillé par mon père qui m’a appris que Ben Bella, en compagnie de quatre compagnons, avait été arrêté. Contrairement à ce que nous avons pensé sur le moment, cet événement n’a pas affecté le cours de la guerre.

Très rapidement, j’ai refait le chemin de Toulouse à Blida : train de Toulouse à Marseille, traversée en bateau de Marseille à Alger (la troisième, qui a provoqué chez moi le même mal de mer que les deux premières) et, enfin, train d’Alger à Blida. Lors de ce dernier trajet, j’ai fait la connaissance d’un sergent, un appelé, secrétaire du commandant de notre bataillon. Il faisait partie de la CCS (Compagnie de Commandement et des Services), le nec plus ultra militaire. Après que nous avons fait plus ample connaissance et que nous avons évoqué nos niveaux d’études respectifs, il m’a demandé si le poste de secrétaire à l’approvisionnement m’intéressait. Celui-ci était vacant car le sergent qui occupait cette fonction, avait un contentieux avec l’adjudant, chef du service. Je n’ai pas hésité une seconde pour donner mon accord. Nous sommes restés deux ou trois jours à Blida. Lors d’une sortie en ville, sur la place où trônait un kiosque à musique, nous avons été arrêtés par le colonel commandant notre régiment, au motif que nous lisions un journal en marchant. Il a tiré sur nos vêtements et, constatant que la bride du blouson n’était pas attachée au bouton du pantalon, nous a jugés « débraillés ». Nous avons écopé de huit jours de prison. Compte tenu des circonstances, il nous a semblé que cet officier supérieur aurait dû avoir d’autres préoccupations… Grâce à mon compagnon, qui était bien placé, nous n’avons jamais purgé cette peine.

Le lendemain de mon arrivée au camp de Bordj-Bou-Arreridj, notre nouvelle implantation, j’ai été convoqué par le commandant qui m’a annoncé mon affectation immédiate à l’approvisionnement de la Compagnie de Commandement et des Services. J’ai appris la nouvelle au lieutenant, chef de la section. Celui-ci ne voulait pas me lâcher. « Vous n’allez pas aller avec ces "culs terreux’ », me dit-il. Je lui ai répondu que c’était un ordre du commandant. Il s’est incliné. Je l’ai revu quelques années plus tard devant l’Ecole militaire, dans le 7ème arrondissement de Paris. Je n’ai pas éprouvé le besoin d’aller lui parler.

J’ai rapidement pris mes fonctions, sous les ordres de l’adjudant. Mon travail consistait, avec l’aide de trois autres soldats, à distribuer la nourriture aux cinq compagnies. Il existait un barème établi par soldat et par type de produit : viande, légumes, pain, le tout multiplié par le nombre de jours. Je tenais la comptabilité des entrées, des sorties. Je remplissais les états de fin de mois. J’étais donc investi d’une vraie responsabilité. C’est ainsi que je me suis aperçu que les hommes mangeaient, apparemment, trois fois plus de pain que prévu. Où passait l’argent ainsi détourné ? Je n’ai rien dit mais j’ai pensé que le contrôle était inexistant. J’étais impuissant car il était difficile à un simple soldat de s’opposer à la hiérarchie. En outre, mon dossier aurait été exploité en ma défaveur. J’ai d’ailleurs subi une tentative d’implication dans la malversation, mon chef m’ayant demandé de refaire une facture non conforme, qui émanait du boulanger. Il arguait du fait qu’il ne voulait pas revenir chez le commerçant, à une quinzaine de kilomètres. Je l’ai refaite tout en refusant, malgré son ordre, de la signer. L’adjudant a imité, devant moi, la signature du boulanger…

Exceptionnellement, notre bataillon avait à sa tête deux commandants, dont l’un était français musulman. J’ai appris par la suite qu’il avait été nommé général, seul parmi tous les officiers de son origine à avoir été « discriminé positivement » dans ce grade.

Je ne sortais plus en opération, et ma participation à l’activité militaire se limitait à prendre la garde toutes les nuits, deux heures durant. Au cours de l’une d’entre elles, un gars du Nord, une canette de bière à la main, est venu discuter avec moi. Il m’a tout naturellement dit qu’il était allé en « corvée de bois », avec un autre soldat armé d’un fusil. Devançant alors ce dernier, il avait tué un Arabe d’un coup de couteau, délibérément. Que répondre ? Je suis resté sans voix. Le « mal » était profond…

Les compagnies sortaient assez souvent pour des opérations de maintien de l’ordre. Des soldats revenaient au camp, blessés, à la suite d’accrochages. L’un deux, un sergent, a été blessé à la cuisse. Sur le moment, il a cru que ses parties génitales avaient été touchées. Ne supportant pas l’idée d’une telle mutilation, il a pris son arme automatique et l’a dirigée contre lui pour se supprimer. Un soldat a pu heureusement l’en empêcher. Revenu parmi nous, à sa sortie de l’hôpital, il était en pleine forme, le corps parfaitement intègre.

Un soir, ceux qui étaient sortis pour le maintien de l’ordre sont revenus avec les femmes et les enfants d’un douar qu’ils ont enfermés dans des baraquements. La riposte ne s’est pas fait attendre : quelques heures après, nous avons subi une attaque. S’ensuivit un branle-bas de combat ! Nous nous sommes mis derrière les murets qui ceinturaient notre base, le fusil à la main, prêts à nous défendre. L’adjudant m’a alors donné l’ordre d’aller garder le coffre-fort. Nul besoin qu’on me le dise deux fois ! Je n’ai donc pas tiré un seul coup de fusil. Le lendemain, tous les prisonniers étaient relâchés.

De temps en temps, j’allais à la gendarmerie, la nuit, garder un détenu qui pouvait être blessé. Le face-à -face n’était pas agréable. Le lendemain, il n’était plus là . J’ai eu la chance de ne jamais avoir assisté ou participé à des tortures. Il m’est arrivé d’entendre des cris diffus qui démentaient les déclarations du ministre Christian Pineau affirmant, à la tribune des Nations-Unies, que la torture n’existait pas en Algérie. Comment ne pas penser à tous ces hommes politiques, Guy Mollet, Robert Lacoste, François Mitterrand, d’autres encore, responsables de cette guerre, avec ses tortures, ses drames, ses abandons, ses trahisons ?

Nous sommes restés à Bordj-Bou-Arreridj durant une année. Peu de temps avant ma libération, le bataillon s’est retrouvé à Cherchell, près de Tipasa. Nous campions sur la plage. Le 3 décembre 1957, j’ai pris le bateau à Alger. A la suite d’une traversée qui m’a rendu, comme à chaque fois, malade, j’ai débarqué à Marseille. Lors de ma permission libérable, j’ai reçu un document officiel m’octroyant la première classe. Ce n’est pas un grade, mais une distinction. Dans l’armée, il y a en effet deux distinctions : première classe et… maréchal !

Je n’ai jamais été nommé au grade, très modeste, de caporal-chef auquel j’aurais pu prétendre. On m’a empêché, par deux fois, lors de ma formation initiale et pendant mon affectation au bataillon, d’acquérir une qualification à laquelle j’avais droit, et c’est mieux ainsi. C’est le plus grand service que l’armée m’a rendu car j’aurais peut-être dû, en tant que sous-officier, responsable d’hommes, accomplir des actes répugnants. Je voulais revenir dans l’état qui était le mien au départ. J’y suis presque parvenu. Je n’ai jamais tiré un coup de feu. Cependant, je n’oublie pas le 12 août 1956, jour tragique pour toujours gravé dans ma mémoire. Pourquoi ces vies perdues ou gâchées ? J’ai toujours été convaincu, bien avant mon incorporation, que l’Algérie conquerrait son indépendance. Les peuples qui la veulent finissent toujours par l’obtenir.

A.R.

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