Miguel à ngel Beltrán semble avoir le moral, mais ses yeux ne cachent pas la souffrance vécue.
Sociologue et professeur d’université de 48 ans, ce Colombien qui a enseigné à l’Université nationale de Colombie a été arrêté et emprisonné en mai 2009 après avoir été accusé d’être, sous le pseudonyme « Jaime Cienfuegos », l’un des plus hauts dirigeants des FARC. Après avoir passé deux ans dans la prison de La Picota, à Bogota, accusé de rébellion et de conspiration, il est sorti innocenté.
Les éléments de preuves l’incriminant avaient été manipulés. Selon le gouvernement, elles se trouvaient dans l’un des ordinateurs du chef de la guérilla, Raul Reyes, tué à la frontière avec l’Équateur dans le cadre de l’opération Phoenix, à l’époque de la présidence d’Alvaro Uribe.
Les informations contenues dans l’ordinateur ont servi à incriminer des Colombiens qui auraient menacé la sécurité nationale. Parmi eux des personnages bien connus - et tout aussi innocents : l’ex-sénatrice Piedad Cordoba, les membres du Congrès Wilson Borja et Carlos Lozano, mais aussi les présidents du Venezuela et de l’Équateur, Hugo Chavez et Rafael Correa.
Beltrán a été accusé d’entretenir des communications avec Reyes. Cependant, les preuves avancées étaient des documents Word (donc facile à manipuler) et la Cour suprême colombienne ne les a pas acceptées comme valables.
Le professeur a dénoncé les violations des droits humains et les agressions sur sa personne durant sa réclusion. Il affirme que l’ensemble du processus est le résultat de la persécution de ceux qui expriment une pensée critique face à la position du gouvernement dans le conflit colombien.
Lors d’une visite en Grande-Bretagne, il s’est entretenu en exclusivité avec The Prisma pour expliquer son affaire, ainsi que la situation colombienne après plus de 60 années de conflit.
Quelle est actuellement votre situation juridique et personnelle ?
La décision du juge après le procès a été de déclarer mon innocence. Mais le bureau du procureur général a ouvert une procédure disciplinaire destinée à m’éloigner de l’université et à m’interdire toute fonction publique. Un moyen de me faire taire. Je crains qu’ils réussissent car c’est un organe politisé qui a déjà rendu des décisions visant à réduire au silence l’opposition.
D’autre part, après ma sortie de prison, j’ai reçu des menaces et j’ai été harcelé par les médias officiels de Colombie. Cela m’a forcé à quitter le pays en septembre car il n’y a rien qui est fait pour assurer ma sécurité. Je suis loin de mes enfants et de ma femme.
Comment se sont passées les retrouvailles avec votre famille et vos collègues ?
C’était très touchant et encourageant de sentir le soutien et l’appui de ma famille, de mes étudiants, de mes collègues et de toute la communauté nationale et internationale. C’est toujours ça de gagné malgré ce que j’ai vécu et même si cela a été douloureux : cette campagne de solidarité a été si vaste qu’elle s’est étendue à d’autres prisonniers qui sont encore dans les prisons colombiennes.
Comment faire pour récupérer son image lorsque dans le monde entier on a été montré du doigt comme un leader des FARC ?
Il reste encore une stigmatisation. Ce qui est recherché quand on persécute quelqu’un, c’est de l’isoler. Personnellement, c’est très négatif. Mais je pense que dans mon cas, l’intention s’est inversée parce que mon innocence et le coup monté ont pu être démontrés.
Comment avez-vous ressenti le moment où vous avez été emprisonné au Mexique ?
Pour moi, c’était une surprise. Je suis allé à un rendez-vous avec un fonctionnaire, j’étais accompagné de ma femme et d’un avocat. Ils m’attendaient à l’extérieur et ils n’ont jamais été informés de quoi que ce soit. C’est par les médias qu’ils ont vu que j’étais présenté comme un terroriste.
Comment s’est passé votre séjour dans la prison de La Picota ?
J’ai été mélangé avec des personnes déjà condamnées, dont certaines étaient même accusées d’être des paramilitaires. Ce qui était une menace pour ma vie parce que dans mes écrits, j’avais dénoncé les liens entre les paramilitaires et l’État. Ma condition de fonctionnaire public n’a pas été reconnue. J’aurais eu droit à être emprisonné dans d’autres pavillons que ceux de haute sécurité. Il y a 10.000 personnes dans la situation que j’ai vécue. Le droit à la défense est violé, leurs familles ne peuvent pas venir les voir, ils vivent dans des conditions de surpeuplement, sans soins médicaux et la nourriture est de très mauvaise qualité.
Qu’est-ce qui vous a fait tenir ?
En premier lieux mes convictions. Penser que notre lutte était juste et qu’un abus avait été commis. Et aussi toute la solidarité internationale et celle de l’université. J’ai donc décidé de continuer mon enquête sur la situation des prisonniers colombiens et celle d’autres acteurs du conflit comme les guérilleros et les paramilitaires.
Y a t-il eu des irrégularités dans votre procès ?
Dès le début, tout était illégal. Je me trouvais au Mexique pour présenter une thèse au Centre d’études latino-américaines de l’UNAM. Je n’ai pas été arrêté parce qu’il n’avait pas de mandat, tel que démontré par ma défense, mais c’était un enlèvement et une disparition forcée : pendant sept heures j’ai été détenu secrètement et torturé jusqu’à ce que je sois remis aux autorités colombiennes.
Ensuite, les preuves qu’ils ont utilisées au cours de la procédure provenaient du « fameux » ordinateur de l’ancien chef de la guérilla Raul Reyes. Mais cette preuve n’a jamais été présentée. Ils avaient soi-disant des e-mails censés me relier à lui, mais il s’agissait de documents Word. Comme l’ont reconnu un rapport d’Interpol et les témoins de l’accusation : il n’y avait pas de « traçabilité » de l’origine de ses messages. Il y a eu manipulation par des personnes qui avaient saisi l’ordinateur. Les documents ont été modifiés et l’information a été manipulée.
Selon vous, qui voulait vous accuser et vous voir en prison ?
Cela s’est passé au plus haut niveau de l’État, avec le président Alvaro Uribe. C’était très clair. Le lendemain de mon arrestation, il a déclaré lors d’un événement public qu’un enseignant qui était dans « le vice du terrorisme » et qui était le terroriste international le plus dangereux des FARC avait été arrêté. Il a également remercié le gouvernement mexicain et son président Felipe Calderón pour ce travail. Il y avait donc un accord bilatéral entre les deux gouvernements pour créer cette situation. Quant à l’enquête, le général Oscar Naranjo, ancien chef de la police nationale de Colombie, a participé directement à ce processus. Il a également été démontré que l’État colombien avait payé des fonctionnaires mexicains pour me filer.
Vous étiez un universitaire. Quelle partie de votre travail pouvait gêner ?
Cela s’est déroulé dans le contexte de la politique dite de « sécurité démocratique ». Dans cette perspective, la plupart des universitaires qui ont critiqué cette politique ont été repérés, puisque, par décision présidentielle, il était établi qu’en Colombie il n’y avait pas de conflit armé, il était même interdit de le dénoncer. Pour le gouvernement, il y avait une démocratie et une menace terroriste. Nous, par nos écrits, avons dénoncé les violations flagrantes des droits humains en Colombie et cela allait à l’encontre de l’image qu’ils voulaient présenter au niveau international. Au cours du procès, beaucoup de mes textes ont été utilisés comme s’ils avaient été commandés par la direction des FARC.
Quel est le but ultime de cette persécution ?
Je ne pense pas que ce soit tant le procès de Miguel à ngel Beltrán, mais de ce qu’il représente en tant que pensée critique face aux politiques gouvernementales et à l’activité syndicale. Une façon de délégitimer notre réflexion et nos travaux est de vouloir faire croire que les guérilleros se seraient infiltrés à l’université.
L’actuel président de la Colombie, Juan Manuel Santos, a reconnu l’existence d’un conflit armé.
Je reste très méfiant quand je regarde la trajectoire de Santos car il était le ministre de la Défense d’Uribe. Il est indéniable que son discours agressif du passé a changé, mais les mots sont restés. La proclamation sur la Loi des Victimes a été importante parce que c’est une façon de reconnaître le conflit, mais il y a des conséquences que Santos ne veut pas assumer comme le fait qu’il existe des prisonniers politiques. Le gouvernement a déclaré qu’il n’y avait pas de prisonniers de ce type, alors qu’il suffit juste de se rendre dans une prison pour se rendre compte que ce n’est pas vrai.
Il y a des choses sur lesquelles il faut enfin dialoguer. Je pense que nous sommes à un moment important, qu’il y a une pression internationale et un sentiment largement répandu dans le peuple colombien en faveur de la paix. Si Santos veut vraiment s’y engager, il devrait déjà initier des actions en ce sens.
Vous pensez qu’il est possible d’engager un dialogue avec les FARC ?
Je crois en la nécessité de ce dialogue et je pense qu’il peut avoir lieu dans la mesure où il y a une pression internationale. En ce moment, des secteurs de la société colombienne sont en train de mener des campagnes pour chercher une issue politique et « dialoguée » du conflit. Mais ce processus doit être accompagné d’une réelle volonté du gouvernement d’initier des transformations, des changements structurels nécessaires en Colombie. Il ne s’agit pas seulement de s’asseoir. Ce dont la Colombie a besoin, c’est, par exemple, d’une réforme agraire et d’une solution pour un large segment de la population vivant dans la pauvreté absolue.
Le conflit colombien semble sans fin ...
Mon séjour à Londres m’a permis de connaître l’expérience irlandaise. Il y a vingt ou trente ans, il était impensable qu’un tel processus se mette en marche, et je pense que s’il y a une volonté et une décision politique, c’est possible. Bien qu’actuellement, il n’y ait pas de perspectives optimistes, je sens que c’est possible en Colombie. Rappelez-vous cette phrase : « L’heure la plus sombre est celle qui précède l’aube ».
Considérez-vous les FARC comme un groupe terroriste ?
Non. Et il est important qu’en Colombie l’opinion change parce que quand vous dites à l’échelle internationale que les FARC ne sont pas un groupe terroriste, cela fait immédiatement de vous un ami de la guérilla. Alors qu’il ne s’agit pas de ça. Je considère qu’ils sont un acteur politique, qu’ils font partie de l’histoire colombienne, qu’ils sont une réponse à la violence de l’État.
Comment les médias se sont-ils comportés avec vous ?
Les médias officiels ont essayé de gagner ce qu’ils n’avaient pas obtenu au procès. Des articles et des éditoriaux ont été écrits pour dire qu’un terroriste était libre par la faute de la justice. En Colombie, cela équivaut à vous clouer au pilori et à faire de vous une cible des groupes paramilitaires. La relation entre les médias et le pouvoir économique est très étroite, ils sont utilisés comme un outil pour faire taire ceux qui ont une pensée critique face au gouvernement. Par exemple, le quotidien El Tiempo, a longtemps été détenu par la famille Santos, l’actuel président. Cependant, je voudrais distinguer deux types de médias. Les officiels, qui ne garantissent pas mon droit à la présomption d’innocence, et les médias alternatifs nationaux et internationaux qui ont été un soutien très important pour faire connaître la réalité de cette affaire.
Comment lutter contre les tentatives de réduire au silence ?
Dans mon cas, par exemple, la vérité s’impose. Maintenant que je suis sorti de prison, je pense que je peux pas rester silencieux. Si quelque chose est resté chez moi, c’est bien la conviction que nous taire ne va pas changer cette réalité. Je suis profondément attaché aux prisonniers que j’ai rencontrés et je vais continuer à lutter pour la défense de la pensée critique, pour qu’en Colombie les idées puissent librement s’exprimer et pour qu’existe un pluralisme.
Merci à Tlaxcala
Traduit par Cédric Rutter
Edité par Fausto Giudice
٠اوستو جيوديشي
Source : http://www.theprisma.co.uk/es/2012/06/24/miguel-angel-beltran-%E2%80%9Cla-verdad-se-impone-y-no-puedo-guardar-silencio%E2%80%9D/
Date de parution de l’article original : 24/06/2012
URL de cette page : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=7665