RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Un Prophète : une vision cynique de la société.

Cannes 2012 laisse déjà une impression de déjà vu : la sélection française bat le rappel des vétérans (Amour et Vous n’avez encore rien vu), dans un ressassement complaisant, on retrouve des histoires d’amour du 4e âge (Amour) ou avec handicapée (De rouille et d’os), la sélection anglo-saxonne nous ressert des histoires de cow-boys ou de truands et des contes à la guimauve, Vinterberg creuse le sillon pédophilique, Kiarostami a enfin trouvé le bon titre (Like somebody in love) pour son pitoyable film d’il y a deux ans (Copie conforme). Seules bonnes nouvelles : Almodovar n’est plus là , et Ken Loach revient avec un film aux effluves de whisky.

Dans le cadre du Festival, France 2 rediffuse des films d’auteurs en compétition, comme Un Prophète, de J. Audiard, huis clos carcéral qui, entre huis clos scolaire (Entre les murs) et huis clos monastique (Des Hommes et des dieux), a reçu un Grand Prix du Jury en 2009. C’est donc une bonne occasion de revisiter ce film.

Un Prophète peut d’abord être défini comme une success story : la prison permet parfois de donner un autre tour à une vie mal partie, on peut en ressortir avocat ou militant d’une noble cause. Illettré et mal dégrossi au départ, Malik apprend les règles de la vie en société et suit des cours en prison. Peut-on alors parler d’un itinéraire de rédemption ? En fait de vie sociale, Malik devient le larbin du big boss corse, Cesare : c’est donc à la loi du plus fort qu’il apprend à se plier - mais en y ajoutant la ruse : tout en servant à table et en balayant, il gagne la confiance de Cesare ; il apprendra même le corse, non par intérêt pour les langues minoritaires et l’art de la polyphonie, mais pour débrouiller les trafics du gang corse et ses relations avec des gangs arabes, et, finalement, supplanter Cesare. A sa sortie de prison, il sera devenu un caïd.

A ce stade, on se demande : quel était le but du réalisateur ? dénoncer les conditions de vie dans les prisons françaises ? dénoncer la loi des caïds ? critiquer un petit voyou uniquement guidé par le goût de l’argent facile et ses plaisirs ?

A partir de ce film, on pourrait au contraire conclure qu’il faut durcir le régime des permissions (que Malik utilise pour rendre des "services" à Cesare et accomplir des meurtres) et le règlement des prisons (Cesare et les membres du gang corse circulent en toute liberté et mènent la grande vie en prison : on peut même recevoir des prostituées dans sa cellule).

De même, on chercherait en vain un signe d’une distance morale critique à l’égard du héros : au contraire, il est toujours montré avec sympathie, et le dénouement annonce que la réussite sentimentale et familiale s’ajoutera à sa réussite économique ; attendu à la porte de la prison par la jeune veuve de son pote, Malik fait signe aux trois 4x4 venues l’escorter de rester discrètes, pour que Djamila, compatissante, l’invite chez elle. Le film se termine ainsi sur un clin d’oeil humoristique. Certes, on entend en même temps l’air de Mackie le Surineur de l’Opéra de quat’sous ; mais est-ce là un contrepoint critique ou une conclusion cynique : peu importent les moyens, Malik triomphe, il est parvenu au sommet de la pègre, il est devenu un prophète de la réussite libérale ?

Mais le sens du titre va plus loin. La prison est un microcosme, elle fonctionne comme une métaphore de la société, et Audiard nous en donne une vision communautariste : elle est le lieu d’une lutte pour le pouvoir entre le clan corse et le clan arabe. Malik, bien qu’arabe, s’intègre au clan corse en échange de protection, avant de se servir de la solidarité entre "frères" contre les Corses. Sa victoire se manifestera par l’inversion des positions dans la cour : d’abord entouré de ses hommes, face à un Malik isolé et vulnérable, Cesare va se retrouver seul, face à un Malik entouré de "barbus". On assiste donc, dans une prison française, à l’éviction d’un groupe malgré tout français (les Corses) et à la prise de pouvoir par les Arabes ; Audiard joue ainsi sur des fantasmes racistes, que Cesare avait d’ailleurs clairement exprimés : "Mais d’où ils sortent, tous ces Arabes ? Il y en a de plus en plus ; tu vas voir qu’ils vont bientôt sortir leurs tapis de prières."

Tout le film tend en effet à imposer une association d’idées non seulement entre Arabe et délinquant, mais même entre Islam et délinquance. Cette association s’opère grâce au thème métaphysico-fantastique : le détenu arabe égorgé par Malik pour le compte des Corses va revenir, sous forme de fantôme, rythmer les étapes de son ascension , comme autant de "révélations" : tantôt, il fait le derviche tourneur en répétant "Allah ! Allah !" ; tantôt il lance à Malik l’injonction : "Iqra !" ("Récite !") parole initiale de la révélation à Mahomet, tandis que les lettres du mot s’inscrivent sur l’écran de façon menaçante, et le contexte induit chez le spectateur une sorte d’hallucination où le mot devient synonyme de "Tue !", puisque la nouvelle mission de Malik va être un autre assassinat. Ces scènes "mystiques" atteignent le comble du grotesque dans l’épisode où Malik, menotté dans la voiture du gang rival de l’Egyptien, s’écrie, dans un "flash" : "Il va y avoir des animaux !", juste avant le choc avec une biche, suscitant ainsi l’admiration de son agresseur :"Tu es un vrai prophète, toi !". Le mot prophète acquiert donc dans le film un sens curieux : c’est quelqu’un qui anticipe le passage du gibier et est capable d’alerter les chasseurs au bon moment !

Sous le travestissement mystique, c’est en fait le thème idéologique qui s’impose : toutes les magouilles autour d’affaires de drogue et de casinos se font dans un climat pseudo-religieux, suggérant la conclusion : tous les Musulmans sont des délinquants et l’Islam est un danger pour la société française.

Si l’idéologie du film est plus que douteuse, on pourrait du moins penser qu’il propose une belle histoire d’hommes : les rapports entre le vieux lion et le jeune loup, à travers leur évolution et leur retournement final, pourraient créer entre eux des sentiments complexes, allant chez Malik de l’admiration au désir de vengeance, de la reconnaissance à la haine. Aussi, lors de leur dernière rencontre dans la cour, lorsque Cesare s’avance vers Malik, escomptant chez lui au moins une réaction de compassion, on scrute le visage de Tahar Rahim : mais son regard buté ne fait passer aucune émotion, et la scène se conclut dans une totale indigence psychologique, par un coup de poing brutal.

Un Prophète est donc un film cynique : il accompagne avec complaisance l’ascension d’un parrain de la drogue pour susciter l’inquiétude du spectateur face au pouvoir qu’acquièrent les Arabes appuyés sur l’Islam. On pourrait s’étonner qu’après ce film brutal Audiard revienne avec un hymne à l’amour, ou, tout au moins, un "mélo trash" ; mais il semble que dans l’imaginaire de la bien-pensance actuelle, les histoires d’amour avec handicapé se substituent aux anciennes histoires d’amour avec légionnaire sentant bon le sable chaud.

Rosa Llorens

URL de cet article 16759
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

"L’Industrie du mensonge - Relations publiques, lobbying & démocratie"
Sheldon Rampton, John Stauber
En examinant le monde des lobbyistes, ce livre dévoile l’ampleur des manipulations pour transformer l’« opinion publique » et conforter les intérêts des grands groupes industriels. Des espions aux journalistes opportunistes, en passant par des scientifiques peu regardants et de faux manifestants, l’industrie des relations publiques utilise tous les canaux possibles pour que seule puisse être diffusée l’information qui arrange ses clients - gouvernements et multinationales, producteurs d’énergie (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Etre radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même.

Karl Marx

Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.