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Ali Aarrass et le cauchemar carcéral

Ce lundi 7 mai 2012, vers midi, une onde de choc passe sur l’audience du tribunal d’appel de Salé. Ali Aarrass entre dans la salle. Tous les regards se tournent vers lui. Il est pieds nus dans ses pantoufles. Il tient à peine debout. Il ne nous regarde pas, il ne nous salue pas, comme il le fait d’habitude, gentiment. Il tient une bouteille d’eau à la main. De l’autre, il tient un mouchoir devant sa bouche. Un masque vert avec un élastique pend autour de son cou. Il s’installe très vite à la première place libre sur un des bancs, dans le box en verre transparent pour les accusés, qui les sépare du public. Il semble pâle, il n’est pas rasé, son regard fixe le lointain. Après quelques minutes, il met ses lunettes pour regarder qui est dans le public et faire un geste de reconnaissance à ses proches et à ses amis.

L’audience du 7 mai n’aura pas lieu.

Même les juges, qui l’appellent à la barre, constatent que cela ne va pas. Ali se présente avec difficulté devant les juges, où en principe il doit rester debout. Le traducteur et l’avocat lui trouvent une chaise sur laquelle il s’assied, lui, tenant toujours son mouchoir et sa bouteille d’eau. Les juges lui demandent par deux fois s’il est capable d’assurer sa défense. Par deux fois, il répond : «  Non, je n’en ai pas la force, pas même pour parler ». Le président s’adresse alors au procureur responsable pour les détenus : « Il nous faut un certificat médical du détenu s’il est malade. Maintenant qu’on n’en a pas, pouvez-vous faire un constat vous-même pendant cette audience et me dire ce que vous constatez de vos propres yeux ? ». Le procureur refuse : « Ce n’est pas mon travail, c’est le travail d’un médecin expert ». Sur ce, les juges décident de reporter l’audience pour raisons médicales au 21 mai. Quand Ali quitte l’audience, entouré par ses gardes, quelqu’un parmi nous crie : « Libérez Ali Aarrass ! ». Ce cri est repris, spontanément, par tout le monde, tellement la vue d’Ali nous a marqués. Des slogans en arabe, en espagnol et en français, clamant l’innocence d’Ali font trembler la salle. Aucun militaire ou policier n’ose intervenir. Ils savent que ce qu’on a vu pendant cette douzième audience est la goutte qui fait déborder le vase.

L’après-midi, nous accompagnons Farida Aarrass et sa fille jusqu’à la prison de Salé II, où elles rendent visite à Ali. A leur retour, elles nous expliquent l’état de santé d’Ali. Il souffre d’asthme et d’allergies, d’une fatigue et d’un affaiblissement extrêmes. Depuis le mercredi, lui qui a déjà fait trois grèves de la faim en Espagne, est à nouveau en grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. Seul moyen, dit-il, d’être entendu. "Ne vous en faites pas pour moi, a-t-il dit à sa famille, non seulement je suis patient mais en plus je suis innocent. La justice finira par vaincre".

S’il y a bien des explications médicales pour l’état dans lequel nous avons vu Ali, ce n’est pourtant pas sa maladie, sa fatigue ou son extrême faiblesse qui doivent nous préoccuper. Avec des soins adéquats, son état de santé se remettrait assez vite. Ce qui doit nous préoccuper, ce sont les conditions carcérales extrêmes qui provoquent les maladies. L’état dans lequel se trouve Ali est avant tout l’aboutissement d’une détention de plus de quatre ans dans des conditions extrêmes. Celles-ci doivent nécessairement abimer et même détruire un être humain au niveau physique et psychologique. Ce que nous avons vu, c’est un homme à bout, fatigué et las de la prison, qui nous lance un cri d’alarme sur ce qu’est la prison. A ce sujet, je veux signaler quatre points concernant Ali.

Les effets néfastes de la prison sur un détenu purgeant une longue peine.

Depuis des décennies, les études scientifiques des spécialistes des prisons formulent le même jugement sur les conséquences néfastes, physiques et psychiques, pour tout détenu se trouvant en détention de longue durée. Ce n’est pas que ces détenus deviennent fous. Il s’agit des effets sur l’être humain suite à son adaptation au milieu carcéral malsain. Cette adaptation crée un état «  anormal », comparé à celui qui existe à l’extérieur des murs (1). Des effets traumatiques apparaissent chez les personnes qui purgent « une longe peine ». Ce que signifie « une longue peine » varie selon les spécialistes et selon la perception du détenu lui-même. Le Conseil de l’Europe la fixe à cinq ans. Mais beaucoup de criminologues s’accordent pour dire que toute sentence égale ou supérieure à un an est à considérer comme une longue peine.

La privation de liberté d’un an ou plus agresse peu à peu, insidieusement, le système nerveux. D’où viennent ces effets ? Ils découlent des contraintes, des restrictions et des privations au sein du milieu carcéral. Ceux-ci se situent au niveau de l’espace de circulation, de manque de contacts avec des personnes et des objets, d’échanges verbaux, sexuels, d’association avec d’autres. Il y a la routine, l’obligation de demander une permission pour chaque chose qu’on fait, la perte de l’intimité. Bref, il s’agit des privations sexuelles, sociales, sensorielles, intellectuelles, cognitives et physiques. Les effets néfastes sur les détenus sont les suivants : troubles émotifs, pensées obsessionnelles, modification de la notion du temps, modification de la perception de soi, de sa personnalité en général, de ses capacités intellectuelles. Puis il y a l’ennui et l’anxiété. Un sentiment d’insécurité qui s’installe face au monde extérieur. L’institutionnalisation. Des syndromes psychopathologiques.

La détention en Espagne : l’état d’exception pour les suspects terroristes

La conception et les lois qui doivent protéger la sécurité nationale de l’Espagne datent de l’époque de la dictature de Franco et ils n’ont pas changé depuis.

En plus, et contrairement à d’autres pays européens, l’État espagnol a déjà introduit la première loi antiterroriste moderne dans sa législation en 1978. « Celle-ci définissait le terrorisme de manière très large et procurait un cadre juridique pour les opérations de la police et des paramilitaires dans le Pays Basque. C’était une approche qui ramenait l’Espagne aux temps de la stratégie de la sécurité nationale de l’époque franquiste. Des vagues d’arrestations politiques ont suivi, et le nombre de détenus basques dans les prisons devenait comparable à l’époque franquiste. » (2)

Depuis, des nouvelles lois, qui créent un état d’exception pour tout ce qui est prétendument lié au terrorisme (incluant toute organisation politique, toute intention, toute manifestation pacifique et légale) se sont ajoutées (3). Le traitement des suspects et des condamnés terroristes part du principe que les droits garantis dans la constitution ne valent pas ou seulement en partie pour cette catégorie exceptionnelle. Ce traitement n’a pas d’égal dans les autres pays européens.

Sur ce qu’il a vécu en isolement dans les prisons espagnoles, Ali a confié à sa soeur : « J’ai toujours des sursauts si quelqu’un apparaît derrière moi, je fais trop souvent des cauchemars qui me font mal et les moments d’angoisse s’intensifient de temps à autre. C’est horrible ! Insupportable ! Cela ne devrait pas exister. Tu ne peux communiquer avec personne, tu ne peux t’adresser à personne, tu n’as jamais quelqu’un avec qui échanger le moindre mot. C’est le silence complet. Les minutes se transforment en heures très longues, les journées semblent être des éternités. On ne peut pas vivre dans la solitude, sans pouvoir discuter avec quelqu’un. La voix perd sa force, tes cordes vocales perdent l’habitude d’émettre des sons…Tu es à la recherche du moindre son externe et pourtant rien ne s’entend comme bruit...Oui même quand tu essaies de prononcer quelques mots, syllabes, tu n’y arrives plus, car comme tu ne parles jamais, tu as beau essayer de parler, ta voix s’estompe. Je me parlais à moi-même ! Je m’adressais des discours, je me racontais des histoires et me posais même des questions, auxquelles je répondais afin de casser la solitude qui au bout d’un moment devient on ne peut plus dure à supporter ! Je me touchais les membres, pour réaliser que j’étais bien là , que j’étais bien vivant, que j’étais bien un humain malgré ces conditions de détention inhumaines et surtout gratuites ! J’ai pendant longtemps senti l’envie de me regarder, puisque je n’avais ni miroir ni rien pour m’observer. A un moment, bien après mon extradition au Maroc et après la torture sauvage qu’on m’a infligée, j’ai remarqué, que dans la cellule sombre dans laquelle j’étais, il y avait à un moment déterminé de la journée, un petit rayon de soleil qui traversait la pièce et ne reflétait que sur une dalle qui paraissait brillante mais très sale sur l’un des murs de ce cachot. Je m’empressais donc de nettoyer cette dalle afin de m’en servir comme miroir au moment précis où le soleil venait se poser dessus. Je me suis finalement légèrement aperçu, ce qui me fit le plus grand bien. Même si l’image n’était pas très claire. Me regarder m’a fait prendre conscience que j’étais bien là , que j’existais."

La torture au Maroc

Il suffit de relire la plainte d’Ali Aarrass, déposée par ses avocats le 2 mai 2011 et adressée au secrétaire général du Conseil National des droits de l’homme. En voici un extrait (4) : « A l’arrêt de la voiture qui l’a transporté de l’aéroport , et dès qu’il a mis pied par terre , il (Ali Aarrass) fut surpris de subir injures et calomnies , des coups portés sur plusieurs endroits de son corps par plusieurs individus, déshabillé et introduit dans une chambre noire où il fut soumis à différentes formes de tortures dont les traces sont toujours visibles en plusieurs endroits de son corps, particulièrement aux mains et aux pieds. Ainsi le plaignant a été soumis à plusieurs sessions de torture comportant des coups de bâtons et des gifles donnés par plusieurs personnes, des opérations d’électrocution, l’étranglement en plongeant la tête dans un seau d’eau jusqu’à évanouissement. Après reprise de son souffle et de sa connaissance, il était réassujetti aux mêmes actes ainsi qu’à d’autres formes de tortures comme la privation du sommeil, de nourriture et d’eau, la menace de viol et le viol lui-même à l’aide de bouteilles en verre causant sa blessure dont les traces ensanglantées étaient encore visibles ,lorsqu’il fut présenté devant le juge qui, de son coté, a refusé de les visionner.

Le plaignant a été soumis aussi à des injections, au bras, administrées par une personne, en robe blanche, vraisemblablement par un médecin car l’injection a été administrée professionnellement dans la veine appropriée, reconnue rapidement et sans hésitation à quatre reprises, à la suite desquelles, le plaignant était, à chaque fois, la proie de crises de démence et d’inconscience. »

La surpopulation dans les prisons marocaines.

Ali se trouve dans une situation où la lutte pour l’espace est permanente. Cette situation déclenche inévitablement des incidents violents entre détenus. Déjà en 2008, après quelques évasions, même Abdelouahed Radi, le ministre de la Justice de l’époque déclarait : « Les pénitenciers, arrivés à saturation, offrent des conditions de vie qui ne répondent pas aux besoins d’une vie digne » (5). Et Moulay Hafid Benhachem, le délégué général de l’administration pénitentiaire : « Aujourd’hui, la capacité d’hébergement ne suffit qu’à la moitié de la population incarcérée. Aujourd’hui, près de 60.000 détenus disposent chacun de moins de 1,5 mètre ». Vous lisez bien : la moitié ! 1,5 mètre (alors que les normes internationales exigent 9 mètres carrés !). La situation ne s’est pas améliorée depuis. Comme le disait Khadija Ryadi, la présidente de l’AMDH, dans une interview en mai 2012 : « La réponse à tous les problèmes du monde carcéral est devenue une question d’immobilier, de construction de nouvelles prisons. Quand on soulève un problème, on vous répond avec les nouvelles règles et normes qui seront mises en application et par des maquettes de nouvelles prisons à construire. Entretemps, la situation au sein des prisons s’aggrave. Également pour les militants politiques et les dossiers à caractère politique, dont fait partie l’affaire Ali Aarrass. Des actes de violence, de vengeance et de torture des détenus sont de retour. Les ONG, qui visitaient les prisons, ne peuvent plus y mettre un pied. » (6)

Je n’ajouterai que deux remarques.

D’abord, cette situation carcérale infernale n’a pas posé le moindre problème de conscience au gouvernement et au parlement belges pour voter un accord à la quasi-unanimité en vue d’expulser les détenus marocains en Belgique vers le Maroc. Cette situation carcérale ne change en rien non plus la politique de principe belge de ne pas s’occuper des détenus belgo-marocains au Maroc. J’ai visité le Consul à Rabat, gentil mais impassible, retranché derrière les règles diplomatiques lui interdisant d’intervenir pour Ali Aarrass et les 70 à 80 autres Belgo-Marocains dans les prisons marocaines. Même en cas de demande humanitaire urgente de s’informer sur la santé d’Ali Aarrass. Les avocats belges ne peuvent pas plaider pour leurs clients belgo-marocains. On peut dire que les Belgo-Marocains sont vraiment traités comme des citoyens de seconde zone, ne disposant ni au Maroc ni en Belgique des mêmes droits qu’un Belge ou un Marocain.

Ensuite, le problème de la surpopulation carcérale au Maroc n’est pas dû au manque de bâtiments. Il est d’abord le produit de l’injustice sociale et l’inégalité criantes dans ce pays. Ce sont ensuite les condamnations à la chaîne par la justice marocaine qu’on a vu à l’oeuvre pendant les journées passées au tribunal de Salé. Celle-ci ne manifeste aucun intérêt pour le détenu qui se trouve devant lui, ni pour sa famille, sa situation sociale, ses problèmes dans la vie. Elle condamne, selon les standards à 5, 10 ou 15 ans de prisons, des dizaines d’accusés par jour.

Le mouvement pour libérer Ali Aarrass se devra dénoncer sans cesse le monde carcéral dans lequel Ali a dû et doit continuer à vivre. Jusqu’à sa libération.

Luk Vervaet

notes

1. Les effets de l’incarcération, Revue « Face à la justice », Vol V, nos 1-2-3-4, janvier à avril 1982. (étude canadiénne).Toutes les données viennent de cette étude.

2. Reclaim people’s security, From national security to global security : counter-terrorism in Asia and Europe, July 2003

3.Voir : « La excepcion en Euskal Herria », Catalogo de medidas excepcionales disenadas por el Estado espanol, Marzo 2009

4. Vous pouvez lire le texte entier sur : http://www.freeali.eu/2011/05/16/la-plainte-dali-aarrass-pour-torture-et-mauvais-traitements-deposee-le-2-mai-2011-aux-autorites-marocaines/

5. 6 Juin 2008 La Gazette du Maroc

6. http://www.freeali.eu/2012/05/13/interview-de-khadija-ryadi-amdh-a-loccasion-de-la-douzieme-audience-du-proces-ali-aarrass/

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1914-1918 La Grande Guerre des Classes
Jacques R. PAUWELS
Dans l’Europe de 1914, le droit de vote universel n’existait pas. Partout, la noblesse et les grands industriels se partageaient le pouvoir. Mais cette élite, restreinte, craignait les masses populaires et le spectre d’une révolution. L’Europe devait sortir « purifiée » de la guerre, et « grandie » par l’extension territoriale. Et si la Première Guerre mondiale était avant tout la suite meurtrière de la lutte entre ceux d’en haut et ceux d’en bas initiée dès 1789 ? C’est la thèse (…)
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"Lorsque les missionnaires chrétiens blancs sont allés en Afrique, les blancs possédaient des bibles et les indigènes possédaient la terre. Lorsque les missionnaires se sont retirés, ce sont les blancs qui possédaient la terre et les indigènes les bibles."

Dick Gregory (1932-2017)

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