Généralités
Dans le discours "philanthrope" sur la Syrie, les analystes assidus auraient conclu, ironiquement, qu’un spectre hante le monde arabe : le spectre de la Démocratie démocratique. Déjà la Démocratie démocratique est reconnue comme une puissance par toutes les puissances du monde arabe. Toutes les puissances du vieux monde arabe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : « le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne » [1] .
Évidemment, les analystes assidus auraient parodié, ici, Marx et Engels dans « Le manifeste du Parti communiste ».
Alain Gresh : « Les chemins de la liberté »
Dans un article intitulé « Les chemins de la liberté » [2], paru dans Le Monde diplomatique, Alain Gresh [3], tout en lisant le « Printemps arabe », isole la soi-disant « révolution » syrienne de son espace historique, économique et culturel arabe, et l’implante dans un habitat culturel exotique. Autrement dit, lorsque monsieur Alain Gresh parle de la « révolution » syrienne, il se semble fortement convaincu que la métempsychose constitue un fait réel, une étape plus avancée sur « les chemins de la liberté » ; sinon comment expliquer la réincarnation des orateurs de la première Révolution française en personnages de la Sainte-Révolution syrienne ; comment expliquer l’ascension de monsieur Burhan Ghalioun au rang des Archanges de la Révolution de 1789 ; comment justifier le fait que l’émirat salafiste de Baba Amr s’est métamorphosé en la Commune de Paris, et le chef d’État-major de la soi-disant « Armée syrienne libre », le colonel Riyad Al Asaad, s’est réincarné en Louis Rossel [4] ; si ce n’est pas par la grâce du discours « philanthrope » de M. Gresh.
La « révolution » syrienne calquée sur les Révolutions françaises :
Premièrement et à plus forte raison, la « conversion » des faits réels en objets désirés dans le discours de M. Gresh - que ce soit innocent ou décidé - sert, en premier lieu, à émouvoir des sensibilités profondes chez le lecteur français, fier de son héritage révolutionnaire de 1789, de 1830 et de 1848 ; et à donner, en deuxième lieu, une certaine légitimité historique à la soi-disant « révolution » syrienne. Ainsi dans le discours de M. Gresh, Riyad al-Chafqa s’identifie avec Robespierre, Bassma Kodmani s’habille en Louise Michel [5] et Burham Ghalion joue le rôle de Camille des Moulins :
« Assistera-t-on, comme en 1848 en Europe, à l’écrasement du « printemps des peuples » ? Nombre de commentateurs s’y résignent. Ce pessimisme englobe pêle-mêle ceux qui pensent que les Arabes ne seront jamais mûrs pour la démocratie ; ceux qui agitent une fois de plus la menace islamiste ; ceux qui s’enferment dans le temps médiatique : toute lutte qui s’étend sur plus d’une semaine est dans une « impasse », toute crise qui se prolonge sur plus d’un mois « s’enlise ». Pourtant, en juillet 1790, un an après la prise de la Bastille, la France était encore une royauté et l’Europe paraissait immobile » [6].
Évidemment, un lecteur non familier de la réalité des choses au Proche-Orient pourrait réagir positivement à un tel discours « alternatif » à la réalité des choses. Par contre, ceux qui connaissent bien la problématique culturelle et ethnique des sociétés proche-orientales ne peuvent, sous n’importe quelle circonstance, accepter des énoncés pareils ; car le conflit sur le Proche-Orient, en général, et la crise syrienne, précisément, sont plus compliqués que la formule alchimique dont nous présente, ici, M. Gresh ; une sorte de composition poétique, qui mélange, dans un même alambic, le réel et le fictif, l’imaginaire et l’historique.
Deuxièmement, nous trouvons utile, ici, de souligner que l’Europe a pu établir son système démocratique bourgeois grâce à un long processus historique d’évolutions et de contradictions économiques entre forces productives et rapports de production, menant à un affrontement de groupes sociaux bien définis pour le contrôle et la possession des moyens de production. Nous parlons ici de groupes sociaux se déterminant par des types de revenus précis : la rente foncière, le profit et le salaire ; autrement dit, l’aristocratie, la bourgeoisie et le prolétariat. Cependant, en Syrie, comme toute autre société musulmane, le processus historique de l’évolution sociale des classes sociales a suivi un trajet différent au trajet européen ; par conséquent, voir en l’émergence de l’émirat islamiste de Baba Amr un soulèvement des quarante-huitards [7] et des barricadiers de la Commune de Paris met le texte cité ci-devant hors toute crédibilité objective.
En plus, si avec le soulèvement islamiste salafiste armé de Homs le 1789 [8], pour ainsi dire, a une fois commencé, tel que nous le confirme monsieur Alain Gresh dans son discours « philanthrope » sur la Syrie, il ne faudra pas attendre longtemps pour que se produise un 1793 [9] .
Pourtant, M. Gresh continue son discours révolutionnaire « alternatif » à la réalité des choses ; il écrit :
« La volonté unitaire des manifestants et leurs revendications citoyennes de liberté, de justice sociale et de démocratie ont permis, en partie, de déjouer ces manoeuvres de diversion, d’aller de l’avant, d’approfondir les conquêtes. Le « printemps des peuples » est d’autant moins terminé que les discours les plus extrémistes ont été marginalisés » [10] .
Mieux encore, M. Gresh calque la réalité syrienne du XXIe sur l’Histoire de France des XVIIIe et XIXe siècles et commit, par conséquent, une erreur méthodologique « grave » à l’oeil d’un critique assidu ; car pour un tel critique, même si Charlie Chaplin portait un manteau noir comme celui d’Abraham Lincoln, cela n’entraine pas à conclure qu’Abraham Lincoln était le grand-père de Charlie Chaplin.
Le réel objectif et l’objectif réel de la « révolution » syrienne
Troisièmement, cet écartement que subit la « révolution » syrienne de son réel objectif - tel qu’exprimé dans le discours « philanthrope » de M. Gresh - l’écarte, en effet, de son objectif réel, et mène le lecteur à des conclusions fautives. Par contre, en lisant la « révolution » syrienne selon ses propres conditions historiques et géopolitiques, nous pouvons en tirer des conclusions solides concernant l’objectif réel d’une telle soi-disant « révolution » ; un objectif qui convoite d’abord la destruction de la Syrie, ensuite son démembrement en une multitude d’entités et de cantons religieux et ethniques, qui s’entretueraient jusqu’à la fin des jours. C’est cet objectif précis qui se cache derrière le ballet burlesque de la soi-disant « révolution » syrienne ainsi que derrière le discours « philanthrope » des soi-disant « amis » du peuple syrien ; d’abord détruire la Syrie, car ce pays constitue le dernier « Krak des Chevaliers » [11] face aux projets expansionnistes de l’impérialisme mondial au Proche-Orient ; ensuite la démembrer en une multitude de cantons religieux et ethniques.
A fortiori, après la perte de la Palestine (1948), l’incendie du Liban (1975 - 1990), la sortie de l’Égypte (1978) et de la Jordanie (1994) du conflit israélo-arabe, la destruction de l’Irak (2003), la sécession du Soudan Sud (2011) la démolition de la Libye et le chaos du Yémen (2011), seule la Syrie se tient encore debout dans l’arène de l’amphithéâtre étatsunien, en refusant de crier « Ave, Imperator, morituri te salutant » [12]. Ceci nous mène à conclure que les puissances atlantiques, coalisées aux émirats et sultanats de la péninsule Arabique, se trouvent incapables de tolérer, encore plus, la présence d’une Syrie résistante à leurs projets expansionnistes.
Certainement, en disant ceci, nous ne revendiquons point un monopole sur l’invention de l’huile de poisson ; au contraire, M. Gresh aurait pu arriver à la même conclusion s’il avait appliqué, dès le début, la « règle de trois » [13]
Quatrièmement, la démolition totale de la Libye par les bombardements massifs de type « humanitaire » des forces de l’OTAN, d’un côté ; et par les accrochages militaires entre les différentes fractions des « mousquetaires » du Conseil national de transition (CNT), donne un exemple vivant de ce que pourrait devenir la Syrie une fois les « cavaliers » du Conseil national syrien (CNS) auront mis en oeuvre la « Démocratie démocratique ». Nous faisons appel, ici, au dicton souvent utilisé dans les rues de Damas et de Beyrouth : « s’il est vrai que nous ne sommes pas morts encore, il est non moins vrai que nous voyons bien le sort de ceux qui étaient déjà morts ». Les Syriens sont convaincus plus que jamais que la « Démocratie démocratique » promise par l’impérialisme n’est en vérité qu’un cheval de Troie, une malédiction de type pharaonique menant à une destruction totale de leur pays ainsi qu’à son démembrement.
Les « voyous » du régime
Pourtant, le summum de la désinformation discursive continue dans l’article de M. Gresh lorsqu’il ajoute :
« En Syrie, incapable de répondre aux aspirations populaires, le régime baasiste arme la minorité alaouite dont il est issu, tandis que quelques groupes salafistes sunnites tentent de transformer le mouvement de protestation en lutte contre les "infidèles" » [14].
Cinquièmement, il devient indispensable de souligner, ici, le choix des mots utilisés dans l’énoncé ci-dessus. D’abord, M. Gresh parle de « l’armement » de la minorité alaouite comme fait réel « a capite ad calcem » ; par contre, il déclare que l’armement des groupes salafistes n’est qu’une « tentative » probable de « quelques » groupes « insignifiants ». Remarquons ici l’absence de toute allusion à la déclaration des émirats islamistes dans les villes syriennes tombées sous la main des groupes armés. En faisant cela, l’auteur détourne la réalité objective du conflit en Syrie en un imaginaire subjectif basé sur un credo fictif : 1) d’abord, les protestations sont, pour ainsi dire, d’une nature pacifiste suivant le modèle des démocraties bourgeoises raffinées de l’Europe ; 2) le « despote » de Damas, après avoir senti le danger s’approcher de son « harem », armait ses « voyous » alaouites ; 3) suite à l’écrasement militaire du mouvement pacifiste, « quelques » groupes salafistes « insignifiants » - c’est-à -dire quelques jouvenceaux - « tentent » à modifier le déroulement du mouvement pacifiste. Soulignons aussi le choix de l’adjectif « quelques » et du verbe « tenter ».
Un peu plus loin sur « les chemins de la liberté », M. Gresh emploie un discours narratif pour décrire les personnages du ballet burlesque de la « révolution » syrienne, il écrit :
« Un tract du 1er juin à Hama donne des instructions précises aux manifestants : évitez tout désordre ; respectez les bâtiments publics ; abstenez-vous d’insulter ou de provoquer les forces de l’ordre. "Nous protestons contre l’oppression, nous ne voulons opprimer personne" . » [15]
Au contraire du « Tract du premier Juin », qui fait appel au « Placard de la Commune de Paris », les images, les vidéos, les informations en provenance de Homs et de Hama montrent des « bains de sang » perpétrés par les insurgés « Communards », dont parle M. Gresh, ciblant les membres des minorités ethniques et religieuses [16]. Pourtant, nous continuons à lire dans « Les chemins de la liberté » :
« Qui sont les gens agglutinés autour de nous ? L’un est diplômé de philosophie, l’autre médecin, un troisième ingénieur. Ils assurent tous vouloir l’avènement d’un régime « civilisé » et, en premier lieu, la fin de l’arbitraire et de l’humiliation, le respect de leur dignité (karama). « Ils peuvent tout nous prendre, mais pas la karama. » (…) Tandis que se poursuit notre discussion, de jeunes volontaires collectent les poubelles dans la rue » [17].
Soulignons, d’abord, dans le paragraphe ci-dessus, l’exotisme littéraire tel qu’il est concrétisé dans la modalité du pérégrinisme [18] et du xénisme [19] : « Ils peuvent tout nous prendre, mais pas la karama » (sic). Ainsi, le mot arabe « karama », qui veut dire tout simplement « dignité », prend, grâce à son emploi pérégrinitique et xénitique, une dimension exotique, plutôt totémique.
Sixièmement, jusqu’à présent, la plupart des troubles et des actes de violence contre le gouvernement syrien ont eu lieu dans des régions rurales et dans des villes mineures. En effet, les premières violences ont eu lieu à Daraa, qui est une ville du sud-ouest de la Syrie. Cette ville n’est pas indiquée sur la carte géographique de la Syrie ni mentionnée, évidemment, dans l’Atlas du monde. C’est une ville frontalière, dont la population ne dépasse les 75 000 habitants. La majorité de ses habitants forment un mélange unique de bédouins, de bergers, de sous-prolétaires, de laboureurs journaliers et des besogneux qui travaillent temporairement dans des métiers marginalisés et précaires. L’économie de Daraa est rurale, et la bourgeoisie éclairée, dont parle M. Gresh, ne semble pas aller avec l’ensemble de la mosaïque sociale des régions rurales de la Syrie. Ceci dit, notons que notre intention ne vise point à dénigrer la population de Daraa ni celle de Homs, mais plutôt à démontrer la souplesse du discours « philanthrope » sur la Syrie, qui se veut « révolutionnaire ».
D’ailleurs, faire un transfert de la révolution de 1848 aux actes de violence et de vengeance bédouine éclatés spontanément dans une région rurale, dont les relations sociales restent encore d’une nature bédouine, un tel transfert démontre, en effet, une intention voulue de manipuler les masses et de diriger l’opinion publique à accepter une guerre éventuelle contre la Syrie. Par conséquent, le texte cité ci-devant perd son objectivité ainsi que son crédibilité ; surtout lorsque nous constatons que ni les clans bédouins de Daraa ne sont des descendants des quarant-huitards ni le Conseil national syrien n’est l’héritier du Comité Central de la Garde Nationale [20].
L’ironie de l’Histoire
Dans les « Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie », Hegel fait la remarque suivante en liaison avec son interprétation de l’« ironie socratique » : « Toute dialectique fait ressortir ce qui doit ressortir, comme devant ressortir, laisse se développer toute seule la destruction interne : ironie générale du monde ».
En guise de conclusion, ceux qui se sont vantés d’avoir fait des « révolutions printanières » se sont toujours aperçu le lendemain qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, les « révolutions » faites ne ressemblant absolument pas à l’image de celles qu’ils voulaient faire. C’est ce que Hegel appelle l’ironie de l’Histoire.
Face au discours « philanthrope » sur la Syrie, il ne nous reste que le cri du Fils de David pour nous soulager dans notre malheur :
« Eli, Eli lama chabqtani ! » ; Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ! [21]
Fida Dakroub, Ph.D
Pour communiquer avec l’auteure : http://bofdakroub.blogspot.com/
Docteur en Études françaises (UWO, 2010), Fida Dakroub est écrivaine et chercheure, membre du « Groupe de recherche et d’études sur les littératures et cultures de l’espace francophone » (GRELCEF) à l’Université Western Ontario. Elle est l’auteur de « L’Orient d’Amin Maalouf, Écriture et construction identitaire dans les romans historiques d’Amin Maalouf » (2011). Fida Dakroub est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.
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