Le festival de cinéma égyptien se poursuit : mardi 7 février, on pouvait voir aux 3Luxembourg un court-métrage d’Emad Ernest (réalisateur de Fauteuils en cuir) et un film de Samir Abdallah, Au Caire de la Révolution.
Dans le premier, My dark waters, les réactions des Egyptiens après les dernières élections de Moubarak, en 2006, étaient symbolisées par un entassement de chaises vides et délabrées, sur un fond de bruits d’eau ; ce grondement s’élevait progressivement jusqu’à devenir assourdissant, annonçant le déferlement de la colère du peuple, qui se déploie dans le deuxième film, l’espace vide du désengagement civique (produit par le blocage du régime) étant tout à coup remplacé par les foules résolues et responsables de la Place Tahrir.
Au Caire de la Révolution peut être vu comme complétant Tahrir, Place de la Libération, de l’Italien S. Savona (deux témoignages en immersion sur la révolution de 2011), ou comme son exact contraire.
Contrairement aux affirmations des critiques, on ne sent guère, dans ce dernier, le souffle de la révolution : curieusement, ( pour un événement collectif), on a l’impression que la caméra cadre des petits groupes isolés, tandis que la caméra de Au Caire a du mal à se frayer un chemin et nous plonge vraiment au coeur de l’action. Tahrir... se lasse vite de l’unanimisme épique, et se choisit deux héros, hors du peuple, puisque ce sont des étudiants, qui utilisent des catégories occidentales (démocratie, laïcité) et discutent interminablement, et de façon surréaliste, dans le contexte des luttes pour le départ de Moubarak, sur un article (72 ou 74) de la Constitution (comme si on faisait une révolution pour modifier un article de loi, même s’il s’agit de l’article sur l’état d’exception).
Dans Au Caire, on entend des discussions plus ouvertes et si, là aussi, on voit se détacher un individu, celui-ci est représentatif de la foule qui l’entoure : c’est un vieux physicien égyptien, qui s’est engagé politiquement (il a été jeté en prison sous Moubarak pour avoir protesté contre la guerre contre l’Irak), et qui fait une analyse de la situation non seulement nationale, mais aussi géo-stratégique : les Egyptiens se battent pour le pain et la liberté, mais aussi pour retrouver leur fierté nationale, ce qui implique une véritable souveraineté ; la révolution en cours est donc indissociable de la question des relations avec Israel qui, depuis Sadate et les accords de Camp-David (en 1978), a pratiquement annexé l’Egypte. Le physicien rappelle une blague de l’époque : "Nous allons récupérer le Sinaï et perdre l’Egypte" - et c’est ce qui s’est produit. Mais c’est même la question du pain qui est inséparable de ce problème : depuis Camp-David, l’économie égyptienne a été livrée aux capitaux israéliens. L’amélioration des conditions de vie du peuple égyptien passe donc par une rupture avec les intérêts israéliens et une réorientation de la politique économique du pays en faveur de ses propres ressortissants. La Révolution ne signifie pas seulement nouveau régime politique mais dénonciation des accords de Camp-David et affirmation de la solidarité de l’Egypte avec la Palestine (au fait, la frontière avec Gaza est-elle ouverte ou fermée ?).
Cette analyse est confirmée par les slogans criés par la foule : alors que, dans Tahrir..., on n’entendait qu’un slogan : "Le peuple veut la chute du régime", dans Au Caire on réalise que les manifestants voient plus large et plus loin : ils protestent contre l’alliance entre le régime et Israel.
Tahrir... caricaturait la situation politique en opposant les étudiants occidentalisés et les Frères musulmans ; Au Caire montre une situation plus complexe et démythifie le "péril islamiste" : la scène de la prière musulmane qui, dans le premier, menace de déferler sur les étudiants laïques, apparaît alors comme un de ces artifices de cadrage si chers aux medias. En effet, dans Au Caire, la prière est filmée en plan beaucoup plus large, et c’est alors les Islamistes qui sont noyés dans la masse des manifestants et leurs appels à la prière par les slogans politiques.
La comparaison entre les deux films invite donc à une réflexion sur les procédés utilisés dans les reportages et montre la supériorité de la subjectivité du cinéma sur la prétendue objectivité des medias.
Car Au Caire est un véritable film de cinéaste : comme dans Gazastrophe (2010), S. Abdallah s’élève, du niveau réaliste, au niveau symbolique : la dernière partie du film est consacrée à une exposition "sauvage" des oeuvres de Hamed Abdallah, père du cinéaste, au milieu de la Place Tahrir, et aux réactions (non pas des spectateurs, mais) des citoyens qui passent devant elles ; un homme en fait une analyse, certes peu technique, mais qui révèle leur capacité à exprimer les sentiments et aspirations du peuple : d’une aquarelle à l’autre, il retrouve la misère et l’humiliation de l’Egypte d’avant la Révolution, puis la colère et la puissance de la vague populaire, enfin la nouvelle fraternité née de la révolte.
Le film Au Caire a un sous-titre : le chantier de la révolution. Comme la Révolution politique et sociale elle-même, c’est un "work in progress" : le samedi 11 février (si, précise Abdallah, il a fini son montage !), il présentera un nouvel épisode, tourné lors de son dernier séjour en Egypte. C’est une idée stimulante : on aimerait qu’il nous fixe des rendez-vous réguliers pour comprendre, mois après mois, l’évolution de la situation et (inch’Allah !) les progrès de la Révolution.
Rosa Llorens