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Les Balkans comme métaphore : à propos de La Nuit morave de Peter Handke

A l’heure où l’Allemagne se prépare, dans l’effervescence, à célébrer le 300ème anniversaire de la naissance de Frédéric II, le roi qui a fait de la Prusse une grande puissance européenne, l’Europe du Sud et de l’Est, vassalisée, sombre dans l’angoisse et la précarité.

La Nuit morave, de l’Autrichien P. Handke, nous donne un tableau de cette déliquescence en même temps qu’il tente de trouver la force morale d’y résister (en attendant peut-être des résistances plus concrètes).

Inévitablement, lorsqu’on parle de Handke, les jugements politiques se mêlent aux appréciations esthétiques. L’article de L’Express du 10/4/2011, saluant la publication de la traduction française de La Nuit morave, commence ainsi :"S’il suscita la polémique en raison de son soutien à Slobodan Milosevic, Peter Handke reste, quoi qu’il en soit, une plume européenne de premier plan". Comme les autres intellectuels qui ont osé contester la version unique des médias, Handke porte en effet le poids de l’anathème lancé contre lui dans le contexte de la guerre de l’Occident contre la Yougoslavie, sur la base d’accusations dont la fausseté s’est depuis avérée, sans que les médias aient reconnu leurs "erreurs".

Il faut donc dégager Handke du nuage de réprobation qui continue à obscurcir l’écrivain le plus lumineux d’Europe. Il n’a pas soutenu Milosevic : il a défendu le peuple serbe contre la version manichéiste des guerres yougoslaves imposée par les médias ; selon le schéma hollywoodien bien connu, il y aurait un camp du Bien (les Bosniaques et Croates en 1991-96, puis les Kosovars en 1996) et un camp du Mal (les Serbes toujours). Cette légende ignore bien sûr la complexité de la réalité : une pluralité de guerres, se déroulant sur des territoires où cohabitaient, depuis des siècles, plusieurs ethnies ; là où une ethnie était majoritaire, elle était le bourreau, là où elle était minoritaire, la victime. Toutes les ethnies de l’ex-Yougoslavie
ont ainsi été à la fois bourreaux et victimes.

Mais le Tribunal International de La Haye, chargé de faire régner le nouvel ordre moral libéral, ne connaît, lui, que des bourreaux serbes : la Serbie étant l’élément fédérateur de la Yougoslavie, c’est elle qu’il fallait frapper pour désintégrer le pays et le livrer aux grandes entreprises allemandes. Tous les autre criminels de guerre sont systématiquement innocentés : c’est ce "deux poids, deux mesures" (qui va encore s’appliquer bientôt, cette fois à propos de la Libye) que Handke a dénoncé en 2003 dans Autour du Grand Tribunal, véritable J’accuse, non seulement contre le TPI, mais contre les médias occidentaux, et notamment Le Monde et Libération.

Au Kosovo, les médias ont "vendu" l’intervention ouest-européenne (78 jours de bombardements intensifs contre les civils serbes entre mars et mai 1999) en dénonçant un génocide serbe contre les Kosovars, qui aurait fait 400000 victimes. Une fois la Serbie à genoux, on a compté les morts de façon moins impulsive, et on en a dénombré entre 4000 et 9000 ; quant aux victimes serbes au Kosovo, on ne les compte pas, mais elles doivent approcher de cet ordre de grandeur, l’UCK (l’armée kosovare, soutenue par les Etats-Unis) s’étant livrée à une véritable guerre civile contre les policiers et soldats serbes depuis 1996. Les crimes contre l’humanité découverts depuis l’ont été dans le camp kosovar : Carla del Ponte elle-même, ex-présidente du TPI, a dénoncé des assassinats de prisonniers serbes, utilisés comme réservoirs d’organes vendus pour des greffes (le Kosovo est en effet
tombé entre les mains d’une mafia).

La position prise par Handke et courageusement soutenue jusqu’à aujourd’hui, malgré les actions de censure et disqualification dont il a fait l’objet, est donc largement justifiée par les faits et on peut admirer le talent de Handke sans aucune réserve.

Les critiques s’accordent à voir dans La Nuit morave un chef-d’oeuvre, et ils en profitent pour ne parler que de son écriture (dont le flux est évidemment comparé à celui de la rivière Morava) - peu de références par contre au contenu du livre ; c’est pourtant en partant du contexte concret qu’on peut apprécier le travail de sublimation esthétique accompli par l’auteur. L’histoire ressemble à un rêve (souvent un mauvais rêve, celui que vit aujourd’hui l’Europe) ; mais on y reconnaît facilement la situation des derniers Serbes du Kosovo, assiégés dans des enclaves et subissant un plan de nettoyage ethnique de la part des Kosovars qui veulent même effacer toute trace serbe du paysage kosovar : plus d’une centaine de monuments serbes, églises ou monastères orthodoxes (cf le site Regards sur l’Est, article de Laurent Hassid) ont déjà été détruits.

Au début de l’histoire, le protagoniste, appelé "l’ex-auteur", quitte une de ces enclaves (peut-être Mitrovica, partagée par le pont sur l’Ibar en une moitié sud kosovare et une moitié nord serbe ) dans un autocar bringuebalant (comme dans un film de Kusturica), avec un groupe d’émigrants serbes ; protégés contre les violences des vainqueurs par des véhicules de la KFOR, ils font halte pour se recueillir une dernière fois dans un ancien cimetière serbe, transformé en terrain vague, semé de débris de pierres.

Toutefois, Handke, lui, ne donne aucun nom d’ethnie ("le nom ne fait rien à l’affaire", écrit-il à plusieurs reprises). Il n’y a en effet ici aucune volonté polémique, ni de revanche : il ne s’agit plus ici de la destruction de la Yougoslavie, c’est toute l’Europe qui, dans le périple qu’effectue l’ex-auteur, semble avoir été victime d’un cataclysme et réduite à un état fantomatique. Sciascia avait proposé La Sicile comme métaphore de la gangrène d’une société par la mafia, Handke nous propose les Balkans comme métaphore d’une Europe morcelée, aliénée, amnésique, l’Europe à l’heure allemande, celle du libéralisme, où chaque homme est en guerre contre tous et contre lui-même.

Dans un contexte si sombre, l’ex-auteur cherche un apaisement dans un retour aux sources : il revient sur des lieux décrits dans des romans antérieurs, puis, sur le point de boucler la boucle, dans son village natal ; mais il ne reconnaît rien. Le "livre du circuit européen" est un bilan, celui de la mort d’une certaine Europe humaniste, dont on se demande maintenant si elle a jamais existé ou si elle n’a jamais été qu’une illusion. Ce constat d’échec, Handke le place dans la bouche de Melchior, un écriveur médiatique, qui condamne "aux poubelles de l’histoire" la littérature, la poésie et les écrivains qui croient encore à une vocation esthétique et morale, et qui se préoccupent des Balkans au lieu de profiter des paillettes et cocktails parisiens. Dans ce cynique, on reconnaîtra facilement le Chef des inquisiteurs parisiens (en même temps que Chef de guerre) : "De naissance je suis un homme richissime (...) et dans l’échancrure de ma chemise perpétuellement blanche et ouverte jusqu’au nombril les plus belles femmes du monde me gratouillent la poitrine."

"Oui, il s’en reviendrait les mains vides", se dit l’ex-auteur. Mais alors, le récit passe dans une autre dimension, non plus seulement imaginaire (celle de la fiction littéraire) mais mystique : le récit qui vient de se tisser au cours de 400 pages se défait, mais, de ce rêve d’une nuit (la Nuit morave), il reste un sentiment de sérénité et un véritable acte de foi ; dans le chaos actuel, la saveur de la vie, au cours d’une seconde de plénitude en dehors de l’Histoire, peut suffire à nous apaiser en ressuscitant le temps perdu : "Géographie des rêves, reste en moi maintenant et jusqu’à l’heure de ma mort".

Handke nous propose avec ce livre une sagesse pour temps de ténèbres ; est-elle triste ou joyeuse ? En tout cas, le lecteur referme le livre avec un sentiment d’allégresse : l’Europe dans laquelle nous avons naguère cru vivre reste vivante dans quelques consciences et quelques livres, nous pourrons en transmettre la mémoire, le moment venu.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.

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