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Deux spécialistes américains de l’URSS de Gorbatchev analysent les différences fondamentales entre la politique liquidatrice de Gorbatchev et les réformes actuellement impulsées à Cuba

En avril dernier, le VIème Congrès du Parti communiste de Cuba (PCC) a adopté de nouvelles lignes directrices audacieuses pour affronter de sérieux problèmes économiques. Certaines de ces grandes lignes comprennent la réduction des dimensions de la fonction publique, une plus grande autonomie pour les entreprises publiques, la stimulation des coopératives et de l’entreprise privée et la promotion de la production et de l’efficacité.

En conséquence, certains commentateurs ont laissé entendre que le socialisme Cubain était en difficulté, ou en échec, ou en train de prendre le chemin de l’Union soviétique de Mikhail Gorbatchev.

Bien que n’étant pas spécialistes de Cuba, nous avons écrit un livre sur les causes de la chute de l’Union soviétique, Socialism Betrayed : Behind the Collapse of the Soviet Union *. L’un de nous a visité l’Union soviétique de Gorbatchev. Tous les deux sommes revenus récemment d’une visite à Cuba. Ces expériences emmènent plusieurs observations.

La trahison de l’Union soviétique a consisté dans le renversement du socialisme et l’éclatement de l’État unitaire sur une base nationale. Cela fut la conséquence de cinq processus concrets : 1) la liquidation du Parti communiste de l’Union soviétique, 2) la remise des médias entre les mains des forces anti-socialistes, 3) la privatisation et marchandisation intégrales de l’économie planifiée et publique, commencée sous Gorbatchev et atteignant ses sommets sous Eltsine, 4) le déchaînement du séparatisme nationaliste et 5) la capitulation devant l’impérialisme américain.

Ces processus ne sont pas en cours à Cuba. Par conséquent, la réponse succincte à la question « Cuba restaure-t-il le capitalisme ? » est non. Mais la question mérite une réponse plus complète. Voilà ci-dessous les grandes lignes de notre opinion sur la question, un prélude à un article plus approfondi à venir.

Juger avec certitude où va Cuba est quelque peu prématuré, car les réformes Cubaines ont à peine commencé. Essayer d’estimer les similitudes et les différences dans les situations de Cuba et de l’Union soviétique est périlleux.

Il s’agit de deux pays très différents, aux dimensions, histoire et contexte bien différents. Néanmoins, la construction du socialisme est modelée par des tendances générales tout comme par des particularités nationales. Tout comme le capitalisme a des problèmes qui lui sont endémiques, à travers le temps et les frontières, le socialisme rencontre des problèmes similaires dans des pays différents. Des comparaisons sont possibles.

Les pays socialistes peuvent rencontrer des problèmes de motivation, de productivité, d’efficacité et de qualité. Le contrôle étatique et la planification peuvent mener à la bureaucratie, la paperasserie et aux retards. Donner à tout le monde un emploi peut conduire au sur-effectif et à l’inefficacité. Garantir à tous les bases d’une vie décente - éducation, santé, alimentation, logement, vêtements et culture - peut mener au rationnement et aux queues et à des limites sur la qualité et la diversité des biens de consommation. Le rationnement et une quantité limitée de biens de consommation peuvent mener au marché noir et à l’économie parallèle.

Tous ces problèmes ont existé en Union soviétique, et ils existent aujourd’hui à Cuba, exacerbés bien sûr par le blocus américain vieux de 50 ans, par l’effondrement du bloc socialiste en Union soviétique et en Europe de l’Est et, plus récemment, par les retombées de la récession mondiale de 2008.

A la surface, les initiatives Cubaines pour affronter ces problèmes ressemblent à celles de Gorbatchev en 1985-1986. L’appel de Gorbatchev pour un passage d’un développement « extensif » à un développement « intensif » ressemblent aux mots d’ordre du récent Congrès du Parti communiste cubain - « Production » et « Efficacité ». Les mesures de Gorbatchev pour développer des joint ventures, des coopératives et l’entreprise privée, semblent similaires aux nouvelles orientations indiquées par le récent Congrès du PCC.

Sous la surface, cependant, les différences dans les problèmes et les approches en question apparaissent bien plus importantes que les similitudes.

Éthique révolutionnaire, unité nationale

Lorsque Yuri Andropov et Gorbatchev ont commencé à s’attaquer aux problèmes accumulés par le socialisme Soviétique dans les années 1980, ils l’ont fait contre un passif historique de 60 années qui était bien plus source d’inquiétudes et de controverses que celui Cubain.

Les Soviétiques ont eu à entreprendre une industrialisation accélérée et une collectivisation agricole à marche forcée. Ils ont eu à forger l’unité multi-culturelle. Ils ont eu à résister aux divisions internes fomentées par les leaders révolutionnaires d’hier passés dans le camp de la contre-révolution, certains d’entre eux devenant même des conspirateurs avec les ennemis étrangers de la révolution. Ils ont eu à subir les procès et répressions des années 1930. Et, bien sûr, ils ont eu à survivre à l’épreuve suprême de l’invasion Nazie. Et comme si ce n’était pas assez, vint ensuite la tâche de la reconstruction d’après-guerre après la perte de près de 27 millions de citoyens, et le fardeau militaire de quatre décennies de Guerre froide.

La voie cubaine vers le socialisme a été longue et dure. La révolution Cubaine a repoussé l’invasion de la Baie des cochons appuyée par les États-Unis et les actes récurrents de terrorisme contre-révolutionnaire qui ont coûté la vie à près de 3 000 de ses citoyens. La révolution a connu des désertions. Parfois, elle a du employer la répression. Elle a surtout souffert - et souffre encore - de l’embargo cruel, illégal et acharné des États-Unis. L’embargo n’est pas seulement une entrave au développement économique Cubain ; elle représente une campagne visant à étrangler le socialisme à Cuba. Cette campagne obstinée prend bien des formes non-économiques : le financement des soi-disant ’dissidents’, le soutien aux mouvements « démocratiques » bidons et une campagne idéologique incessante contre Cuba. La campagne idéologique contre Cuba se reflète même dans la lutte sur la façon d’interpréter ces toutes dernières réformes.

Mais ces maux n’ont jamais atteint le niveau ou n’ont jamais eu les effets destructeurs comparables à ce qu’a subi l’Union soviétique, tout comme ils n’ont pas laissé un héritage de division. A un degré remarquable, les Cubains ont été capables de conserver leur éthique révolutionnaire et l’unité nationale. Ils voient la construction du socialisme comme la réalisation de l’indépendance nationale et de la destinée nationale tracées par José Marti dans la lutte contre l’impérialisme de l’Espagne coloniale et contre celui Yankee.

Des objectifs clairs

Une seconde différence majeure a à voir avec le but des réformes. Presque tous les commentateurs de gauche, y compris Fidel Castro, ont perçu les réformes économiques initiales qu’Andropov et Gorbatchev ont entreprises pour améliorer le développement intensif, l’efficacité, la productivité et la qualité comme des mesures sensées qui auraient dû être prises il y a longtemps. Presque immédiatement, toutefois, Gorbatchev a cessé de se concentrer sur l’économie et a engagé un processus de transformations de grande envergure et quelque peu insensé dans la politique intérieure et étrangère Soviétique, dans les usages, le personnel et dans l’idéologie en l’absence d’objectifs clairs et sans le consentement populaire.

En l’espace d’un an, après avoir proposé l’accélération du développement économique, Gorbatchev a lancé une campagne contre l’alcool discutable, déclaré que la politique étrangère soviétique ne devait plus être guidée par des principes de classe mais par des valeurs humaines universelles, a fait des concessions unilatérales aux États-Unis sur les armements et l’Afghanistan, a commencé à ébranler le Parti communiste d’Union soviétique et a transformé les médias en éléments opposés au Parti et au socialisme.

Par contre, les Lignes directrices Cubaines visent strictement à améliorer la production et l’efficacité. Pas le moindre signe n’a fait jour selon quoi le Parti communiste cubain avait l’intention de suivre la thérapie de choc imposée par haut, floue, sans ligne directrice, incontrôlée qui a fait passer l’Union soviétique d’un socialisme imparfait à un capitalisme sauvage.

Propriété publique, marchés noirs, corruption dans le Parti

Une troisième différence a à avoir avec le traitement accordé à la propriété privée. Tant en Union soviétique qu’à Cuba, une marché noir ou seconde économie importants se sont développés. L’estimation de ses dimensions est problématique, mais on prend peu de risques en affirmant qu’en Union soviétique ce cancer était bien plus grand et plus problématique en 1985 qu’il ne l’est à Cuba aujourd’hui, avec la corruption qui l’accompagnait et gangrenait l’ensemble du PCUS.

Le véritable problème en Union soviétique était que les réformes de Gorbatchev avaient non seulement légalisé bonne partie de ce qui était auparavant des activités économiques privées illégales, mais qu’elles se sont hâtées d’autoriser l’entreprise privée sous le couvert de « coopératives » bidon, démantelé la planification centrale, ouvert grand les portes du pays à l’investissement étranger et commencé la transformation intégrale de la propriété publique en propriété privée.

Il est vrai que les réformes Cubaines impliquent un modeste développement des rapports de production capitalistes. Cela renforcera inévitablement la conscience petite-bourgeoise dans un secteur de la population. Une telle politique n’est pas sans risques. Cependant, contrairement aux Soviétiques, les Cubains, tout en encourageant certaines entreprises privées et en accordant de plus grandes responsabilités dans la gestion d’entreprises publiques, opèrent d’une façon prudente, disciplinée et pondérée, avec des lignes directrices et des limites.

Les lignes directrices que le PCC a communiqué à l’Assemblée nationale du pouvoir populaire affirment par exemple, que l’entreprise publique socialiste restera « la forme principale de notre économie »que le processus de planification englobera tant les entreprises publiques que celles non-publiques, que « la concentration de la propriété (…) ne sera pas permise », et que« la séparation des fonctions publiques et entrepreneuriales se produira par le biais d’un processus graduel et contrôlé. »

Le processus de réformes à Cuba nécessitera qu’un rôle encore plus important soit accordé au PCC, un parti qui est clairement proche du peuple Cubain, non l’affaiblissement, la désorganisation et l’élimination du PCUS, qui se sont produits en URSS.

Les précédentes expériences de réformes

Les Cubains peuvent bien parler de « changer leur modèle économique », mais ils utilisent le terme « modèle » différemment de la façon dont il est utilisé aux États-Unis. Par « modèle », ils entendent une série de politiques économiques adaptées aux nécessités concrètes de la construction socialiste sur le moyen-terme.

Depuis 1959, Cuba révolutionnaire a réformé son modèle à plusieurs reprises. Le modèle des premiers temps de la révolution consistait à lancer le processus de transformation socialiste : nationaliser les grandes entreprises étrangères, redistribuer la terre aux sans-terre, faire face au blocus américain en diversifiant son commerce avec les pays socialistes et créer les premières institutions de planification. En 1975, le second congrès du PCC a débattu des nouvelles lignes directrices socio-économiques. En 1976, cela a conduit au premier plan quinquennal. En 1985, le troisième congrès du PCC a lancé un « processus de rectification » qui a entraîné le démantèlement de certains mécanismes de marché et a renforcé la centralisation économique.

Dans la Période spéciale au tournant des années 1990 (les pires années furent celles du milieu de la décennie), la perte de l’aide Soviétique et des marchés socialistes et le durcissement du blocus américain, a forcé Cuba à chercher un nouveau modèle. Dans l’urgence, Cuba a radicalement modifié sa politique. Il a mis sur pied le secteur du tourisme, institué deux monnaies, mis en place une politique d’austérité lorsque ce fut nécessaire, gardé de côté des monnaies étrangères, transformer les fermes d’État en coopératives, autorisé l’entreprise privée limitée dans le secteur du détail, mais a conservé pendant toute la période les acquis antérieurs dans la santé, la Sécurité sociale et l’éducation.

Les réformes actuelles affrontent des problèmes de court-terme et de moyen-terme, y compris, par exemple, les problèmes de sur-effectifs dans les entreprises publiques, le fait que la fin du blocus américain soit improbable dans un avenir proche et la baisse des exportations découlant de la crise économique mondiale qui a débuté en 2008. Dans son nouveau modèle, Cuba mobilise ses réserves inutilisées de main d’oeuvre, redéploie une partie de sa main d’oeuvre, offre des incitations aux travailleurs pour qu’ils produisent plus, promeut l’activité de certaines entreprises privées dans le bâtiment et ailleurs, accorde une plus grande autonomie et plus de responsabilités aux entreprises publiques, et encourage les coopératives agricoles sur les terres en jachère.

Ne pas s’attaquer à ses problèmes serait également risqué.

Une grande discussion démocratique

Après un an de discussion et de révision du projet initial de lignes directrices du Parti communiste cubain entreprises par le peuple dans son ensemble en groupes d’étude, sur les lieux de travail, dans les quartiers, dans les syndicats et dans d’autres lieux, le projet de lignes directrices a été ensuite discuté à l’échelon provincial. En avril 2011, il a été discuté et révisé par le Congrès du Parti lui-même. De nombreux changements se sont produits dans ce processus. Par exemple, le redéploiement de 500 000 travailleurs, proposition originelle, a été réduit, après débat, à 300 000. Les lignes directrices, désormais au nombre de 313, seront faites lois et politiques par le parlement Cubain, l’Assemblée national du pouvoir populaire. L’ensemble du processus est une illustration spectaculaire de la recherche d’un consentement éclairé venant de la base. Un tel processus n’a pas existé en 1985-1991 en Union soviétique.

Conclusion

En résumé, les Cubains ont appris de la tournure désastreuse des réformes poursuivies par Gorbatchev. Ils sont conscients de la singularité de leur histoire et de leur situation actuelle, conscients de ce qui a mal tourné en Union soviétique. Ils évitent les changements radicaux, sans ligne directrice, imposé par le haut et source de divisions. Ils s’en tiennent à un processus de réformes démocratiques, pondéré et centré sur l’amélioration de la performance économique. Bien qu’ils visent à améliorer l’efficacité économique et à augmenter la production et la productivité en accordant une plus grande autonomie et plus de responsabilités aux entreprises publiques et en autorisant la formation d’entités non-publiques y compris des coopératives et des commerces privés, ils le font graduellement et en l’encadrant dans un tissu de régulations, limitations et d’imposition.

Les réformes représentent, non pas un opportunisme, mais une politique de luttecontre les conditions économiques existantes et ses contradictions : contre l’impérialisme, contre le blocus, contre les effets de la récession mondiale. Les Cubains donnent tous les signes montrant leur compréhension des pièges dans lesquels l’Union soviétique est tombée et de la manière de les éviter. Sans mettre en péril les acquis chèrement conquis et l’unité du passé, sans sacrifier la participation du peuple et les fondements du socialisme, ils sont déterminés à leur propre voie.

Leurs réformes diffèrent des réformes Soviétiques autant que la plage de Varadero diffère de la toundra Sibérienne.

Voilà , en tout cas, notre première prise de position sur la nouvelle voie Cubaine.

Roger Keeran, Thomas Kenny

Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/article-deux-specialistes-americains-de-l-urss-de-gorbatchev-analysent-les-differences-fondamentales-entre-l-85026794.html

* Le livre est en cours de traduction et devrait être publié par les éditions Delga d’ici la fin de l’année

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