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Melancholia et Lars von Trier

Melancholia poursuit l’analyse de l’idéologie de notre société américanisée, de façon toujours aussi cohérente, et formellement novatrice. Comme Manderley était la suite de Dogville, Melancholia est la suite d’Antichrist : la même problématique, sous un angle différent.

Dogville analysait l’idéologie puritaine anglo-saxonne sous l’aspect religieux (le protestantisme comme renoncement au christianisme, religion d’amour, et retour au dieu vindicatif et violent de l’Ancien Testament), tandis que Manderlay se centrait sur la traduction politique du puritanisme (un droitdelhommisme formel, indifférent aux contextes et conséquences réels).

De même, si Antichrist analysait le rationalisme libéral comme obstacle à la compréhension entre les êtres, Melancholia montre qu’il nous empêche de comprendre notre environnement. Cependant, entre les deux démonstrations, il y a de nombreux points d’intersection : ainsi ce flacon de médicaments qu’Elle utilisait pour calmer ses angoisses alors que Lui exigeait qu’elle les affronte par l’analyse rationnelle. Dans Melancholia, Claire l’achète pour s’empoisonner et échapper, avec sa famille, à la déflagration finale, tandis que John, son mari, condamne ses frayeurs - avant de lui voler le flacon pour son propre usage.

En effet, les deux personnages masculins croient tout comprendre et tout pouvoir contrôler de façon rationnelle : John ne jure que par les "vrais" experts, ceux qui écartent tout danger (comme les "experts" du nucléaire affirment tout contrôler) ; le symbole de son scientisme aussi péremptoire qu’aveugle est ce gros télescope qui ne montre que des gros plans décontextualisés et donc inutilisables de la planète Melancholia, tandis que l’espèce de collet à lapins bricolé par l’enfant suffit à montrer qu’elle se rapproche inexorablement. A ce rationalisme obtus s’opposent l’intuition et l’empathie d’Elle et de Justine.

Mais, avec le personnage de Justine, on dépasse la polémique idéologique : pourquoi le choix de Kirsten Dunst et ces gros plans sur son visage blanc et lunaire ? Comme l’indique Wikipedia, que consulte Claire, le mot melancholia est polysémique : c’est la planète qui menace la Terre, mais aussi un état psychique et intellectuel souvent illustré dans la culture allemande, depuis la Melancholia de Dürer jusqu’au monologue de Hans Sachs sur la folie qui mène le monde dans Les Maîtres-Chanteurs de Wagner, en passant par le monologue initial de Faust : le désenchantement face à la vanité de toute science et sagesse livresque.

La destruction de la Terre par un astéroïde est une hypothèse plausible, mais le film suggère aussi (en accord avec la définition du genre fantastique par Todorov), une explication intériorisée : "la vie sur Terre est mauvaise", dit Justine, et, comme elle, notre civilisation, sans vouloir s’avouer son échec, appelle la mort. Mais, chez Justine, ce n’est pas une attitude purement négative de refus et de fuite comme dans le cas de John qui, lorsqu’il ne peut plus se cacher la réalité, démissionne de ses responsabilités et se suicide, tel Hitler dans son bunker,abandonnant son peuple à l’apocalypse des bombardements anglo-américains (car c’est là l’explication des propos de Lars von Trier à Cannes, honteusement détournés par les médias). Justine, elle, dans un élan d’amor fati stoïcien, ou nietzschéen, accepte le destin jusqu’à l’identification avec la mort : la deuxième lune qui apparaît dans le ciel, avec l’approche de Melancholia, se reflète dans le visage rond et plat de Kirsten Dunst. Elle est donc bien, comme le suggère la musique, l’Isolde de la fin de l’opéra, qui appelle l’anéantissement pour se fondre dans Tristan mort. Mais ici, il n’y a pas d’autre Tristan que la mort même (qui, en allemand, se dit au masculin, der Tod) et la seule scène d’amour de ce film dont la première partie décrit une noce, c’est celle où Justine, seule au bord d’un ruisseau, s’offre nue aux radiations de la planète Melancholia. Cette relation de Justine avec la mort n’est pourtant pas morbide, au contraire, elle apporte une fin cathartique.

Lorsque Claire, enfin lucide, pose la question ; comment affronter la fin du Monde ? Un verre de vin à la main ? (réponse dérisoire de notre société nihiliste du carpe diem), Claire a une idée plus consolante : vivre leurs dernières minutes dans la plénitude des facultés humaines, affectives, esthétiques, spirituelles ; et les deux soeurs et le petit garçon joignent leurs mains, dans le cercle magique de la cabane, aux accents du finale de Tristan et Isolde.

Contre le prométhéisme libéral, Lars von Trier choisit donc l’anthropologie romantique : le modèle d’un homme total, réconcilié avec ses forces obscures, qui s’enrichit de son empathie avec tout le vivant. Cette option peut-elle encore inverser la trajectoire catastrophique de notre civilisation ? Melancholia ne permet pas cet espoir, mais la beauté époustouflante de la séquence finale laisse le spectateur dans un état euphorique.

Lars von Trier reçoit des médias un traitement curieux : dès qu’ils voient un de ses films, ils semblent pris d’une crise d’imbécillité aiguë et incapables de faire la moindre analyse. C’est ainsi que Antichrist a été qualifié de misogyne, alors que le personnage masculin est ridiculisé depuis le début (la scène de l’hôpital, qui montre son arrogance), et que le spectateur est constamment conduit à s’identifier à la douleur de Elle ; enfin, c’est l’histoire du sacrifice de Elle qui, à travers des souffrances extrêmes, ouvre les yeux de Lui et le mène à la rédemption : c’est la séquence finale, où Lui voit à son tour dans la nature toutes les présences qu’y sentait Elle. Il devient ainsi un homme au plein sens du terme, il oublie ses théories positivistes, pour entrer en contact avec les autres hommes et même les générations passées.

Mais il y a un reproche qui revient bien plus souvent que la misogynie, et de façon obsessionnelle, c’est le thème de la dépression : toute son oeuvre est réduite à un tissu d’idées noires, et rabaissée à un simple niveau psychologique. Les critiques professionnels sont-ils vraiment si bêtes ? Par respect pour eux, je croirais plutôt qu’ils ne veulent pas comprendre ni, surtout, permettre à leurs lecteurs de comprendre la portée réelle de l’oeuvre de Lars von Trier : chaque image joue un rôle dans une analyse précise de l’idéologie américaine et de ses conséquences (derrière la ferme modèle de Manderlay, impossible de ne pas voir aussi le prétendu projet de démocratiser l’Irak, et, ce, jusque dans les détails : la première victime de l’expérience est une fillette, comme les plus nombreuses victimes de l’embargo américain, entre 1991 et 2003 ont été des enfants).

La base de cette idéologie est religieuse, et l’analyse de Lars von Trier nous invite à remettre en cause la vision que l’école laïque et tous les médias nous donnent des deux grands mouvements chrétiens : le catholicisme serait borné et fanatique, le protestantisme serait ami de la raison et de la tolérance. En fait, pour Lars von Trier, le protestantisme est un recul, il permet à n’importe quel énergumène d’interpréter à sa façon tous ces textes bibliques marqués par la double obsession de l’impureté sexuelle et de la vengeance : Dogville montre comment Grace, qui est une figure féminine d’un Christ puritain, partant d’une religion d’amour comprise au pied de la lettre, sans réflexion, aboutit à la conclusion que tous les hommes sont mauvais, et rentre dans la maison du Père (le dieu de l’Ancien Testament), adoptant sa politique d’extermination des pécheurs.

Les analyses de Lars von Trier, qu’on les accepte ou non, mériteraient mieux que cette question : "Mais pourquoi Lars von Trier est-il si déprimé ?"

Si Lars von Trier a des problèmes personnels, il est évident qu’il les dépasse dans la création.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire.

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