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Gisèle Sapiro. La responsabilité de l’écrivain.

Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXe siècle). Paris : Le Seuil, 2011 (750 p.).

Ceci est une étude considérable d’une directrice de recherche au CNRS. A une époque où les intellectuels français, malgré les tensions que connaît le monde actuel, ont quasiment disparu de la scène (à l’exception de quelque chemise blanche sur le perron de l’Élysée et d’une épaisse tignasse à France Culture), il est bon qu’une universitaire nous rappelle le long cheminement, les égarements aussi, à l’époque moderne, des écrivains, des journalistes, des pamphlétaires vers la liberté, la responsabilité, ou l’irresponsabilité.

Sapiro a choisi d’ouvrir son avant-propos par cette forte phrase de Simone de Beauvoir, en 1963, justifiant son refus de demander la grâce de Brasillach : « Il y a des mots aussi meurtriers qu’une chambre à gaz. » De Flaubert obsédé par la forme aux écrivains de la Collaboration à outrance appelant au meurtre de tel ou tel juif, ou de tous les juifs, notre scène culturelle a connu une palette riche et variée en prises de positions, et surtout en positionnement des créateurs par rapport à leur oeuvre.

La responsabilité pénale de l’auteur date d’un édit de 1551 qui rendit obligatoire l’apposition du nom de l’imprimeur et de l’auteur sur toute publication. Une déclaration royale de 1757 punit de mort celui qui a écrit ou publié des textes attaquant la religion, offensant l’autorité royale ou troublant l’ordre ou la tranquillité de l’État. La Révolution française va inaugurer un régime de liberté, d’autant que, l’explique Sapiro, dans l’imaginaire collectif, ce bouleversement a entièrement surgi « du seul pouvoir des mots ». Au début du XIXe siècle, le Romantisme aidant, les créateurs parviendront à faire distinguer la pensée, qui ne peut être coupable devant les hommes, du fait matériel de la publication, la responsabilité pénale se déplaçant alors vers les imprimeurs, les éditeurs, les propriétaires de journaux. Les meilleures plumes font peur. Bonaparte ne se sent pas « assez fort pour gouverner un peuple qui lirait Voltaire et Rousseau ».

Progressivement, l’outrage se déplace vers la morale. L’écrivain délictueux est, selon l’avocat Me Berville, celui qui « ose mentir à l’honnêteté naturelle, à la conscience universelle ; celui dont le langage soulève dans tous les coeurs le mépris et l’indignation.  » Pour les écrivains justiciers comme pour les poètes prophètes, « le talent n’est pas une excuse mais une circonstance aggravante » car il leur confère un « surcroît de responsabilité ».

Sous la monarchie de juillet, la lutte se joue désormais entre la bourgeoisie et le prolétariat. Nombre d’écrivains se font les porte-parole des opprimés, plus alphabétisés qu’on ne le croît (au milieu du XIXe, deux conscrits sur trois lisent et écrivent très honorablement ; aujourd’hui ?). Apparaît alors une « tripartition entre art bourgeois, art social et art pour l’art ». Dans les années quarante, le roman devient le genre de prédilection des partisans de l’art social. Divers écrivains entrent même dans l’action politique directe : Vigny, Dumas, Hugo. Au théâtre, sur 8330 textes soumis à la censure, 2,6% sont interdits, dont Le roi s’amuse de Victor Hugo et Vautrin de Balzac. Lors de l’affaire « Bovary », Flaubert va mobiliser ses relations (il en a !), ce qui facilitera son acquittement. Mais c’est surtout son génie littéraire qui impressionnera et sèmera la confusion. Souvenons-nous de l’épisode inaugural de la casquette de Charles Bovary, où le langage atteint un tel degré d’opacité qu’il fait écran à la réalité. Et puis, il y aura la technique de la forme impersonnelle du récit, maîtrisée d’époustouflante manière, qui permettra à Flaubert de ne jamais condamner ses personnages de manière explicite, empêchant tout paradigme moral. Sainte-Beuve admirera qu’aucun personnage n’apporte consolation ou repos au lecteur. Avec L’Éducation sentimentale (bernard-gensane.over-blog.com/125-index.html), Flaubert rompra avec la responsabilité sociale de l’écrivain et n’assumera que « la responsabilité subjective de la forme de son roman ».

Puis les esprits vont se crisper. A l’occasion de l’affaire Dreyfus, Zola invoquera la « défense de la vérité » (n’oublions pas qu’il sera condamné à un an de prison et 3000 francs d’amende), tandis que les antidreyfusards évoqueront « la raison d’État et la sauvegarde de ses institutions  ». Pour l’auteur de Germinal, être libre de s’exprimer c’est être responsable devant le peuple. Zola ose problématiser les nouvelles « tares » de la société, comme l’alcoolisme ou la prostitution, en les constituant en questions sociales. Il est alors traité de pornographe. Un basculement d’importance s’opère : « Contre la conception restrictive de la responsabilité de l’écrivain qui limite les droits de la pensée de s’exprimer librement, la vérité est constituée en valeur démocratique suprême, qui doit éclairer les politiques publiques et l’action des élites de la nation ». Zola invente la figure de l’intellectuel moderne (le mot « intellectuel » est forgé à l’époque par les antidreyfusards) qui agit de manière désintéressée, qui s’expose et, après Hugo, prend tous les risques.

« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation », affirmera Sartre (qui fit beaucoup de vélo en compagnie de Beauvoir pendant la guerre). Libres de collaborer, libres de résister. L’épuration sera une sanction collective, l’expiation du crime de trahison. Les écrivains collaborateurs seront jugés indignes par la nation. Face aux criminels, deux conceptions s’opposeront : celle de Jean Paulhan faisant valoir le droit à l’erreur et « relativisant le poids des idées par rapport aux actes », celle de Sartre estimant que les écrits sont des actes. Sur les 185 écrivains en activité sous l’Occupation, 55 seront considérés comme collaborateurs. Parmi eux, 17 avaient choisi le fascisme avant 1940. 10 seront condamnés à mort, dont 4 exécutés (Puységur, Suarez, Chack, Brasillach), trois condamnés à la réclusion perpétuelle (dont Maurras), quatre condamnés aux travaux forcés (dont le directeur de la propagande pour la jeunesse Georges Pelorson qui, sous le nom de Belmont, mourra à 99 ans après avoir été un brillant traducteur, l’ami de Joyce et celui qui aura pris les derniers clichés de Marylin Monroe), quatre à des peines de prison (dont Céline), quatre à la dégradation nationale (dont Alfred Fabre-Luce, antigaulliste hystérique, oncle par alliance de Giscard et dont les articles d’humeur seront accueillis très régulièrement par Le Monde). En 1949, siégeant de nouveau, le comité d’épuration condamnera 9 écrivains à l’interdiction temporaire (dont Alphonse de Chateaubriand, authentique collaborateur condamné à mort par contumace en 1945, et Georges Simenon, responsable d’aucun acte de collaboration concrète). A l’occasion de ces procès, une question très intéressante sera débattue au fond : faut-il condamner plus sévèrement ceux qui construisent le Mur de l’Atlantique que ceux qui en parlent ? A l’évidence, ceux-ci seront condamnés plus sévèrement que ceux-là . Durant cette guerre, les mots ont peut-être plus tué que les truelles. Pour Sartre, la liberté de créer engendrait la responsabilité, et non l’inverse, l’écrivain produisant ses propres règles.

Avec le Nouveau roman, ce sera dégagement (à droite le plus souvent). Robbe-Grillet, à l’instar de Flaubert, ne verra de responsabilité que par rapport à la forme : « Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage. » Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes, homme de gauche, fera du langage et de l’écriture le seul lieu de l’engagement.

A noter cet entretien très intéressant de l’auteur avec vox-poetica :

http://www.vox-poetica.org/entretiens/intSapiro.html

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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