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Déterministe le marxisme !

Aujourd’hui, nous allons rencontrer Georges Sorel.
Son nom ne rappellera que peu de choses à beaucoup d’entre-nous. Certes, il a vécu du 2 novembre 1847 au 29 août 1922. Il est connu comme philosophe et sociologue, notamment pour sa théorie du syndicalisme révolutionnaire. Mais il tient surtout sa notoriété de ce qu’il est considéré comme le principal introducteur du marxisme en France : pourquoi donc on ne peut l’ignorer, pourquoi donc on ne devrait pas l’ignorer !
Nous allons d’abord le retrouver comme préfacier d’un livre connu de Antonio Labriola, marxiste italien de son époque, et avec lequel il était en relations suivies. Titre de l’ouvrage de Labriola : «  Essais sur la conception marxiste de l’histoire ». (décembre 1896)
Puis nous le verrons présenter, en 1902, sa propre conception du matérialisme historique à la savante Société française de Philosophie, rencontre dont le procès-verbal fut édité sous le titre : «  Le matérialisme historique », et qui fut repris dans un ouvrage plus conséquent : «  La décomposition du marxisme et autres essais. » (1982)
Inutile de préciser que Marx et son oeuvre étaient donc alors très peu connus en France !

IL N’Y A PLUS DE QUESTION SOCIALE !

Le problème du devenir moderne ?
Pour Georges Sorel, considéré du point de vue matérialiste, il repose sur trois questions :
- Le prolétariat a-t-il acquis une conscience claire de son existence comme classe indivisible ?
- A-t-il assez de forces pour entrer en lutte contre les autres classes ?
- Est-il en état de renverser, avec l’organisation capitaliste, tout le système de l’idéologie traditionnelle ?
C’est à la sociologie de répondre, considère-t-il.
«  Quand on s’inspire des principes de Marx, poursuit-il, on peut dire qu’il n’y a plus de question sociale ; on peut même dire que le socialisme (au sens ordinaire et historique du terme) est dépassé ; en effet, les recherches ne portent plus sur ce que la société doit être, - mais sur ce que peut le prolétariat, dans la lutte actuelle des classes. »
Mais, dit-il, cette manière de considérer les choses ne va pas au génie français, - ou du moins à ceux qui ont la prétention de le représenter. Chez nous les partis progressistes renferment un nombre effrayant d’hommes de génie, dont la société actuelle méconnaît le talent, qui possèdent dans leur coeur un oracle infaillible de la Justice, qui ont consacré leurs veilles à élaborer des plans merveilleux destinés à assurer le bonheur de l’humanité.
Ces messieurs ne veulent pas descendre de leur trépied fatidique pour se mêler à la foule : ils sont fait pour diriger et non point pour devenir les coopérateurs d’une oeuvre prolétarienne ; ils entendent défendre les droits de l’intelligence contre les audacieux qui manquent de respect pour l’Olympe libéral, eux qui ne tiennent pas un compte suffisant de la mentalité...

LE MARXISME MENE-T-IL AU FATALISME ?

«  Le grand reproche, poursuit-il, que l’on adresse, - au point de vue scientifique, - à la doctrine de Marx est de mener au fatalisme...Elle serait très voisine de l’idéalisme hégélien, débarrassé de son «  transcendentalisme nuageux ». On y trouve «  même succession fatale des événements, phases nécessaires d’un procès que la volonté humaine ne saurait enrayer, même culte de la Force, sombre dieu d’airain, instrument aveugle des lois du grand fatum destinées à s’accomplir quand-même. »
«  Il y aurait, dit-il, bien des réserves à faire sur l’idée que l’auteur de ces lignes se fait de la philosophie de Hegel ; mais une lecture superficielle du Capital suffit pour montrer que Marx n’avait jamais pensé à cette apocalypse évolutionniste qu’on lui attribue si généreusement. »
En effet, le déterminisme suppose que les changements sont reliés entre eux d’une manière automatique, que les phénomènes simultanés forment un bloc ayant une structure obligée, qu’il y a des lois d’airain assurant entre toutes choses une nécessité d’ordre.
Or , dit-il, «  on ne trouve rien de semblable dans la doctrine de Marx. Les événements sont considérés d’un point de vue empirique : c’est de leur mélange que jaillit la loi historique qui définit leur mode temporaire de génération.
«  On ne demande point de reconnaître dans le monde social un système analogue au système économique ; on demande seulement de reconnaître que l’entrecroisement des causes produits des périodes assez régulières et assez caractérisées pour pouvoir faire l’objet d’une connaissance raisonnée de faits. »

LES PHENOMENES ECONOMIQUES DETERMINENT-ILS TOUS LES AUTRES ?

Marx fait bien ressortir la multiplicité des causes qui ont produit le capitalisme moderne : rien ne prouve que ces causes dussent apparaître ensemble à une date déterminée ; leur coexistence fortuite engendre la transformation de l’industrie et change tous les rapports sociaux.
«  Mais, dit Georges Sorel, on insiste et on dit que, d’après Marx, tous les phénomènes politiques, moraux, esthétiques, sont déterminés (au sens précis du mot) par les phénomènes économiques.
«  Que pourrait bien signifier une telle formule ?
«  Dire qu’une chose est déterminée par une autre, sans donner, en même temps, une idée précise du mode de jonction, c’est dire une de ces bêtises qui ont rendu si ridicules les vulgarisateurs du matérialisme vulgaire.
«  Marx n’est point responsable de cette caricature de son matérialisme historique.
«  De ce que toutes les manifestations sociologiques ont besoin, pour leur éclaircissement, d’être placées sur leurs supports économiques, il n’en résulte pas que la connaissance des supports remplace la connaissance de la chose supportée.
«  Les médiations qui existent entre l’infrastructure économique et les produits supérieurs sont très variables et ne peuvent se traduire par aucune formule générale.
«  On ne saurait donc parler de déterminisme puisqu’il n’y a rien de déterminable. »

LE MATERIALISME HISTORIQUE AURAIT-IL UNE BASE IDEALISTE ?

On ne peut en effet supposer que les moyens de production, l’organisation économique et les rapports sociaux sont des êtres qui se succèdent comme les espèces paléontologiques, qui viennent par la voix mystérieuse de l’évolution, et que de leur connaissance on déduit, - par des lois que l’on ne connaît pas et que Marx n’a jamais données, - toute l’histoire de l’humanité...Le matérialisme historique aurait une base idéaliste : la succession fatale des formes de production...
A ceux qui se demandent s’il ne faut pas compter parmi les forces actives «  la conscience plus ou moins développée parmi les travailleurs de la prétendue exploitation qu’ils ont à subir », Marx ne montre-t-il pas que le développement de la conscience de classe est le noeud de la question sociale ?
«  Peut-on accuser Marx, s’étonne Georges Sorel, d’avoir fait si peu attention à la mentalité humaine, lui qui a montré l’importance des moindres créations du génie inventif ?
«  Nulle part l’intelligence n’apparaît avec plus de relief que dans la technologie, dont le rôle historique est mis en évidence, d’une manière frappante, dans le Capital.
«  Je sais bien que les représentants de l’esprit français ont une médiocre estime pour les constructeurs de machines, incapables de déclamer à la tribune de formidables cantates sur les droits de l’homme : mais de simples mortels pensent que la machine à vapeur «  a exercé plus d’influence sur l’organisation sociale que tous les systèmes de philosophie. »

LES PRODUITS INTELLECTUELS ET MORAUX SANS EFFICACITE HISTORIQUE ?

Est-ce à dire que les produits intellectuels et moraux soient sans efficacité historique ? Comme on prétend que cela résulterait du matérialisme historique ?
«  Pas du tout, répond Georges Sorel, ces produits possèdent la propriété de pouvoir se détacher de leur souche naturelle pour se présenter sous une forme fétichiste, «  sous l’aspect d’êtres indépendants, en communication avec les hommes et entre eux. »
«  Devenus libres, ils sont susceptibles d’entrer dans les combinaisons les plus variées de l’imagination. Aucune grande révolution n’a pu se produire sans des illusions pressantes et nombreuses : c’est encore Marx qui nous l’apprend.
«  Mais cette doctrine révolte nos hommes de progrès ; ils n’entendent point qu’on rapporte à la fantaisie ce qu’ils rapportent à la raison : agir ainsi, c’est manquer de respect à tous les Titans présents et passés.
«  Dans l’avant-propos de sa traduction des oeuvres choisies de Vico, Michelet écrivait : «  Le mot de Scienza nuova est : l’humanité est son oeuvre à elle-même...La science sociale date du jour où cette grande idée a été exprimée pour la première fois.
«  Jusque là l’humanité croyait devoir ses progrès au hasard du génie individuel...L’histoire était un spectacle infécond, tout au plus une fantasmagorie. »

COMMENT SE FORME L’HISTOIRE ?

Comment se forme l’histoire ? Georges Sorel apporte la réponse de Engels :
«  L’enchevêtrement d’innombrables volontés et actions individuelles crée un état de choses qui est, de tout point, analogue à celui qui règne dans la nature inconsciente. Les buts réels des actions sont, en effet, voulus ; mais les conséquences ne le sont point ; ou bien, tout en paraissant, de prime vue, correspondre au but visé, aboutissent finalement à des résultats tout autre que ceux voulus. »
Cette thèse est admise, par les savants, sans difficulté ; mais elle est désespérante pour les grands hommes dont le génie déborde : leurs plans ne pourront donc être réalisés tels qu’ils les ont conçus ! Et cependant, ces plans sont si bien raisonnés qu’on ne peut y toucher sans leur faire perdre leur efficacité et sans se mettre en révolte contre la Justice, dont ces messieurs sont les délégués autorisés.
«  Mais, poursuit Georges Sorel, laissons de côté toutes ces objections vulgaires pour aborder ce qui constitue, à mes yeux, la partie contestable de la doctrine, - celle que les critiques français n’ont pas examinée.

DEUX GRANDES LACUNES DE MARX

«  Bien des savants, dit-il, sont disposés à admettre la valeur du matérialisme historique comme discipline de l’esprit, à reconnaître que les thèses de Marx fournissent d’utiles indications pour l’historien des institutions.
«  Mais il reste à se demander quelle est la base métaphysique de cette doctrine.
«  Il ne servirait à rien de dire que l’on peut se passer de cette recherche, qu’on suivra la méthode qui a si bien réussi en psychologie depuis que les discussions sur l’âme ont été écartées.
«  Mais quel est le psychologiste qui reste vraiment indifférent devant le problème métaphysique ?
«  Chacun a son hypothèse ; et ce sont des hypothèses, - souvent dissimulées avec adresse, - qui différencient les écoles.
«  On a commis bien des fautes en appliquant hâtivement le matérialisme historique ; ces erreurs proviennent, presque toutes, de l’agnosticisme, que les auteurs ont prétendu professer et qui cachait des théories explicatives mal élaborées.
«  D’autre part, quand on examine les applications faites par Marx, on voit qu’il a mis en oeuvre une grande quantité de principes psychologiques, dont l’énoncé n’a pas été donné, d’ordinaire, sous une forme scientifique.
«  Au fur et à mesure que l’on avancera, on reconnaîtra la nécessité de sortir de cet état provisoire, de s’élever au-dessus des analyses particulières et de disposer d’une charpente solide pour appuyer les relation historiques.
« Voici donc deux grandes lacunes : les élèves de Marx doivent s’efforcer de compléter l’oeuvre de leur maître.
«  Celui-ci semble n’avoir rien tant craint que de laisser un système philosophique trop rigide et fermé ; il comprenait qu’une doctrine est à son dernier jour quand elle est achevée et que la condition de toute métaphysique scientifique est de laisser largement ouverte la porte aux développements. »

LES APPRECIATIONS MORALES ABONDENT DANS LE CAPITAL

Il est donc assez paradoxal, pense Sorel, de reprocher à Marx d’avoir soigneusement écarté toute considération sur la Justice ; mais chacun entend ce mot à sa façon.
Certains se placent au point de vue de l’ancienne théorie du sens moral ; mais cette théorie n’est plus reçue.
D’autres parlent d’une «  justice naturelle, conforme à la loi du développement, qui est la libre solidarité, de plus en plus étroite des diverses parties composant l’humanité-une. »
«  C’est bien là ce que Marx appelait une de ces «  bourdes d’idéologisme juridique chères aux démocrates et aux socialistes français. »
Aussi, «  quand ces auteurs s’accordent pour imputer un caractère amoral à la doctrine de Marx, il faut comprendre seulement qu’ils ne trouvent pas, dans le capital, l’expression de leurs théories morales personnelles, théories qui n’ont, d’ailleurs, aucune valeur. »

JAURES ET L’IDEALISME

C’est au nom de la métaphysique des moeurs, ajoute Sorel, que M.Jaurès est intervenu dans ce débat en proposant de concilier les points de vue des idéalistes et des matérialistes : rien ne lui semble plus facile.
Il affirme, tout d’abord, que les élèves de Marx reconnaissent l’existence «  d’une direction au mouvement économique et au mouvement humain. »
Il demande qu’on lui accorde, comme un postulat indiscutable, qu’il y a dans l’histoire, non seulement «  une évolution nécessaire, mais une direction intelligible et un sens idéal. »
Or, dit Sorel, «  admettre ces prémices, c’est expliquer l’histoire par l’idéalisme et uniquement par l’idéalisme : - c’est rejeter tout, absolument tout, de la doctrine de Marx.
«  Mais, alors, en quoi consiste cette conciliation ?
«  Rien de plus simple : si l’on condamne toutes les idées de Marx, on proclame l’auteur un grand homme, aussi grand homme que peuvent désirer ses élèves.
«  Quand on aura accordé tout ce que demande le célèbre orateur, on sera convaincu que «  le mot de Justice a un sens même dans la conception matérialiste de l’histoire ! »
«  Cette conclusion est vraie ; mais ce sens n’est pas celui que découvre M.Jaurès. «  L’Humanité se cherche, dit-il, et s’affirme elle-même, quelle que soit la diversité des milieux. - C’est un même souffle de plainte et d’espérance qui sort de la bouche de l’esclave, du serf ou du prolétaire : c’est le souffle immortel d’humanité qui est l’âme de ce que l’on appelle le droit. »
Marx, dit Sorel, certainement, ne s’était jamais douté de cela !
«  J’en ai assez dit, conclut Sorel, pour faire comprendre que le matérialisme historique était à peu près inconnu en France ;
«  Le livre de M.Labriola met les lecteurs français en présence de régions nouvelles, au milieu desquelles le savant professeur italien nous dirige avec une grande habileté. »

Michel Peyret
20 juin 2011

Notes :

- Cette préface de Georges Sorel au livre de Labriola occupe la place de tout cet article, je réserve donc pour une «  suite » le texte de Georges Sorel annoncé relatif au «  matérialisme historique ».

- Je fais remarquer, à toutes fins utiles, que Georges Sorel, pas plus que Marx d’ailleurs, ne semble connaître et utiliser le concept de «  gauche ».

- On peut retrouver les textes, téléchargeables gratuitement, de Georges Sorel et de Antonio Labriola sur le site UQAC (Les classiques des sciences sociales)

- Voir la bibliographie de Georges Sorel sur le site Wikipedia.

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