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Ian Kershaw. L’opinion allemande sous le nazisme

Il s’agit là de la réédition d’un classique publié pour la première fois en France en 1995 (en 1983 en Grande-Bretagne). A noter que le titre français est trompeur puisque l’étude de Kershaw ne concerne que la Bavière.

Allons-y d’une vraie banalité : ce qui caractérise une dictature, c’est qu’elle dicte. Elle a beau être aussi aboutie que possible, aussi totalitaire qu’espérée, elle ne convainc généralement qu’une minorité. D’où, par exemple, la surprise de Ceaucescu, hébété, tentant désespérément d’aligner trois phrases devant une foule hostile, ou encore celles de Ben Ali ou de Moubarak déboulonnés en trois coups de cuiller à pot.

Lorsque l’on pense aux nazis, il ne faut pas oublier qu’Hitler et les siens furent minoritaires en voix lors de l’élection de 1933 qui leur donna le pouvoir et qu’il perdirent des voix lors des élections de novembre 1932 par rapport à celles de juillet (2 millions de voix et 40 sièges). Jamais, même en Bavière, ce régime ne fut majoritaire dans l’opinion publique. Ce qu’analyse par le menu le livre de Kershaw.

Si l’on suit l’auteur, on s’aperçoit que, à la limite, cette dictature implacable s’exerça à front renversé. L’auteur nous dit avoir été « frappé du rôle minime qu’avait joué la politique antijuive, à laquelle le régime attachait tant de prix, dans la formation de l’opinion, et le rôle essentiel, par contraste, de la rancoeur suscitée par l’immixtion dans la vie quotidienne et les attaques dirigées contre la religion et les pratiques religieuses. » Tuer des Juifs ne fut jamais une priorité pour la majorité des Allemands. Seulement l’antisémitisme latent et généralisé ne fit pas obstacle à la " solution finale "

Le régime redoutait que la classe ouvrière ne produisît un autre " 1918 " et usa tout à la fois de la répression (quand des responsables syndicaux furent déportés, voire pendus sur les lieux de travail) et de cajoleries pour essayer de rallier les ouvriers et de les intégrer à une « communauté nationale ».

En 1933, la Bavière est encore une province très agricole (31% de la population active). 33% de la population vit de l’industrie et de l’artisanat, principalement dans des petites et moyennes entreprises. La province compte 70% de catholiques (32% pour le reste de l’Allemagne). Politiquement, la gauche (socialistes plus communistes) n’a cessé de reculer depuis 1919 (de 37 à 21%), le parti nazi ayant progressé - avec des hauts et des bas - de 17% en 1924 à 42% en 1933.

La paysannerie se radicalisa à cause de l’effondrement des prix agricoles, suivi de faillites et de ventes forcées de fermes. Mais, en 1933, les ¾ des paysans ne votaient toujours pas pour le parti nazi, malgré les promesses de rendre le pays quasi autonome en matière de denrées alimentaires.

En 1932, 27% des ouvriers étaient au chômage. Autant travaillaient à temps partiel. Ceux qui avaient un emploi " normal " avaient dû accepter des réductions de salaire. 10000 militants communistes furent internés dès la prise du pouvoir d’Hitler, les syndicats furent anéantis et le SPD proscrit. La classe ouvrière fut, plus que les autres, harcelée, réprimée par les autorités nazies à partir de 1933.

Cependant, dès 1936, le chômage étant résorbé (grands travaux, industrie d’armement, les ouvriers purent négocier des hausses de salaire. Malgré cela, il n’était pas rare que des murs d’usine fussent couverts de slogans antinazis tandis que le salut « Heil Hitler » avait presque disparu de la classe ouvrière. Le Palais des congrès du parti fut l’objet de sabotages. Mais l’ensemble de la classe ouvrière demeura, selon Kershaw, plus résignée que rebelle.

Très appauvrie sous Weimar, la petite bourgeoisie craignait d’être « broyée par le capitalisme et la prolétarisation ». Ce sentiment conduisit cette classe, les fonctionnaires au premier chef, à s’identifier à un État fort qui assurerait l’égalité des chances et la mobilité sociale. Sociologiquement parlant le parti nazi reposait largement sur cette petite bourgeoisie. La domination de la classe moyenne sur la direction du Parti était très marquée. Il n’empêche que les revenus des petits commerçants demeurèrent globalement inférieurs à ceux des ouvriers bénéficiant d’un emploi à temps plein. La proportion extrêmement forte d’enseignants du primaire et de fonctionnaires ayant la carte du parti donna souvent au NDSAP l’apparence d’être purement et simplement un Beamtenpartei (en 1933, lorsque le parti suspendit les adhésions, 8% des fonctionnaires - dont 330000 enseignants - étaient membres du parti, une proportion deux fois plus élevée que pour le reste de la population). Un quart des enseignants masculins était membres des SA, du corps motorisé et paramilitaire du parti ou des SS. Ils espéraient que les nazis rétabliraient l’autorité d’une profession dont le statut et le pouvoir d’acaht avaient fortement décliné sous la République de Weimar. Cette classe accepta chaleureusement les « mesures d’urgence » prises après l’incendie du Reichstag.

En Bavière, l’enseignement confessionnel catholique constituait l’unité de base de l’enseignement primaire. Les autorités catholiques voyaient dans les nazis un danger pour l’ordre public, un mouvement anti-catholique, anti-monarchiste et anti-bavarois. Jamais les nazis ne parvinrent à briser la sous-culture catholique. Les bastions catholiques votèrent " Non " lors du plébiscite de 1934. Dans les églises, Goebbels était qualifié d’« Antéchrist ». Le chef de l’Église catholique, le cardinal Faulhaber, fut traité de « cardinal juif » par les nazis.

En 1933, les Juifs ne constituaient que 0,5% de la population bavaroise. 78% d’entre eux étaient des citadins. Les mesures de boycott anti-juives de 1935 ne suscitèrent qu’indifférence dans la population. Pour simplifier, on dira que les Bavarois nazis n’étaient pas forcément antisémites, mais que les antisémites étaient presque tous nazis. Le cardinal Faulhaber ne condamna jamais nettement le racisme nazi. Il se contenta de dénoncer « la haine d’un autre peuple » et estima que l’Église n’objecterait pas à ce qu’on développe une « recherche » sur « les races ». La base du clergé catholique ne fut jamais un rempart face à l’antisémitisme. La majorité du peuple bavarois accepta les mesures légales de restrictions qui frappaient les Juifs. Leur spoliation, leur extermination (Dachau est située dans la banlieue de Munich) ne suscita qu’indifférence. Les Juifs étaient devenus invisibles, même si les exterminations massives dans les camps polonais étaient connues et décrites par les soldats du Front de l’Est quand ils rentraient en permission.

Les nazis voulaient que la guerre forgeât le peuple en une « communauté de destin » (Schicksalgemeinschaft). Ils n’y parvinrent pas. L’opposition ouvrière se manifesta par de l’absentéisme, le refus des heures supplémentaires, des équipes de nuit et du travail dominical. Cette tendance s’accentua après l’invasion de la Russie. Les grèves (courtes et peu nombreuses), quant à elles, étaient surtout le fait d’ouvriers étrangers et ne suscitaient pas la solidarité des autochtones.

Paris : CNRS Éditions, 2010

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