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« Eloge des frontières » ? … Bien plus que cela !

Un nouvel essai de REGIS DEBRAY est presque toujours un de ces petits évènements qui nous stimule dans notre prêt à penser, en bousculant quelques préjugés que nous pensions ne pas avoir.

Tout cet ouvrage est bien plus qu’un traité utile à une réflexion géopolitique pour mieux comprendre le monde.

C’est un essai bien plus profond qui replace le débat entre le JE et le TU et les ILS à un niveau dont il n’aurait jamais du être écarté.

Cet éloge des frontières est d’abord une réhabilitation de l’altérité.

Un nouvel essai de REGIS DEBRAY est presque toujours un de ces petits évènements qui nous stimule dans notre prêt à penser, en bousculant quelques préjugés que nous pensions ne pas avoir.

Ce trublion mal aimé de certains qui, de son parcours ne voient que le glissement des geôles de Bolivie après le compagnonnage de "Danton’, son nom de clandestinité avec le "CHE’, vers les parquets vernis de la Mitterandie, perçu comme une trahison suprême, sait pourtant nous montrer qu’il sait rester un homme libre à la pensée féconde et courageuse.

Rien chez lui de cette obsessionnelle fixation sur des phobies simplistes qui rendent la pensée de quelques "nouveaux philosophes’ aussi immaculée en matière de production de concept que leur blanche chemise. Chez Régis Debray ce sont ses propres "amis’ qui sont souvent interpellés et poussés à revisiter leur propre chemin mental. "Seule la vérité est révolutionnaire’ disait Lénine et Régis Debray qui ne se revendique plus de cet héritage en a conservé pour l’essentiel ce message. A sa manière il réintroduit partout chez les dogmatiques de la "pensée complexe’. Il revisite le "sacré’ pour nous en faire comprendre et tolérer les déclinaisons profanes autant que religieuses. Il revisite le "moment fraternité’ pour nous guérir de nos illusions d’un simplisme militant sans nous désespérer ni nous faire perdre le sens profond de la justice. Il nous accompagne à "Jérusalem’ avec le regard de l’agnostique qui ose encore dire la séduction et l’importance du lieu, mais dans une adresse qui suit combien le sionisme n’est pas un humanisme mais son contraire et combien la spiritualité a des ressources ici foulées aux pieds. Il nous fait entrer en "médiologie’ comme on entre en cure analytique pour tout redécouvrir de nos perceptions et de ce que l’on pensait être "soi’.

ELOGE DES FRONTIERES

Son dernier détour nous oblige à affronter « les frontières », de nous même et du monde (1). Sa vision est comme toujours "ontologique’, au-delà de la pensée commune, au-delà de l’historique profond, irrespectueuse par essence de toute bien pensance. Sans se vouloir iconoclaste son propos nous écarquille la pensée pour nous éblouir de quelques évidences dont nous ne nous séparerons plus.

Il faut lire "Eloge des frontières’ présenté par l’éditeur Gallimard avec un bandeau "Un Manifeste’. Je ne tenterai pas un résumé, moins encore une synthèse, laissant à chacun la découverte décoiffante et parfois jubilatoire du contenu. Mais comme après chaque essai de l’auteur me vient une envie de digression de ma pensée qui accompagne et prolonge celle de Régis Debray, parfois sur un chemin qu’il n’avait pas emprunté lui-même mais qui semble s’ouvrir comme une évidence. La pensée interpellée du lecteur qui se prolonge lorsque se tourne chaque page et encore après la dernière est aussi la preuve d’un travail qui s’adresse à chacun et ne se contente pas de refléter un ego bien plus modeste que le pensent ceux qui confondent une clairvoyance avec une prétention.

Je suivrai un peu, respectant la cohérence de l’essai, sa chronologie ; mais seulement pour amorcer des réflexions complémentaires qui sont autant de pistes sur des chemins de traverse ; sans douter qu’un autre lecteur puisse aller vers d’autres directions.

Aucun de mes écarts ne s’éloigne durablement, je crois, de la pensée de l’auteur ; il n’est qu’un contours qui y ramène, parfois modestement avec une illustration supplémentaire ou une "question’ osée issue d’un autre héritage que le sien. Ce sont ces digressions que je formule ici, relatives surtout à la première moitié de l’ouvrage, sans doute mieux compréhensibles par ceux qui auront lu l’essai car je ne peux en reproduire toute la teneur. Ces remarques sont celles d’un simple lecteur qui s’est laissé entraîner par l’auteur là où je crois qu’il nous invite tous.

UNE ABSURDITE NECESSAIRE

L’ouvrage s’ouvre sur une citation de Ludwig Feuerbach au sujet de ce que serait une "individualité unique’ et qui nous pousse vers le chemin choisi pour nous dépasser nous même… Et pour éviter "La fin du monde’…

Il y a du "provocateur’ chez Régis Debray, mais sans malice ni aigreur. Le titre choisi "Eloge des frontières’ se précise "A contre-voie’ dans le premier chapitre, parlant de cette "Idée bête qui enchante l’Occident’ d’une pensée qui a "pignon sur rue’ et arbore l’étiquette "Sans frontière’… Pensée ramenée a sa dimension "d’illusion’ en quelques pages.

Il est précisé et c’est important que ce texte est en fait une conférence faite à TOKYO devant un auditoire Japonais qui a eu ici le privilège de découvrir ce que je crois être une part du meilleur de la "pensée française’.

Je veux dire par là que cette pensée ose questionner, ose "déconstruire’ comme le faisait Jacques Derrida, ose complexifier sans se décourager comme le fait Edgar Morin. Elle ne se réduit pas à un académisme reproductif des aveuglements antérieurs. Nous sommes aux antipodes de cette pensée lisse si chère à nos plateaux télévisés où chacun se reconnaît dans le bon sens de celui qui encense sa médiocrité, au bénéfice de l’audimat et au désespoir de ceux qui voient que l’entreprise nous enfume et nous abaisse. Régis Debray fait "de la pensée’ comme Walter Benjamin faisait de l’histoire : "A rebrousse poil’. Il se reconnaît lui-même une filiation dans Edouard Glissant, le "Poète du tremblement et de la relation’ et, sans évoquer la psychanalyse il affirme "Renoncer a soi même est un effort assez vain ; pour se dépasser mieux vaut commencer par s’assumer’.

De l’Amérique aux rues "numérotées’ sans nom, il passe à la frontière qui est "D’abord une affaire intellectuelle et morale’. Nous comprenons que le vaste empire aux rues chiffrées est trop pauvre en histoire par rapport à l’ancien monde pour trouver un sponsor à chaque ruelle et cette donnée est d’importance pour comprendre l’approche du monde venue du même empire. La frontière s’inscrit comme "signe’, là où l’animal ne laissait que des "traces’. Il est d’emblée dans le refus de la pensée binaire, celle qui préfère le "non humain’ à l’humain et légitime les barbaries modernes.
Il conclue ce premier chapitre sur "L’histoire longue des crédulités occidentales’ et sur "Le hiatus entre notre état d’esprit et l’état des choses’.

Il ne le dit pas ainsi, mais il pose déjà l’idée possible que la construction intellectuelle de "La frontière’ ait quelque chose à voir avec la construction du "JE’, du "TU’ et des "ILS’. Une interrogation apparaît qui serait : Vivons nous un temps inachevée de l’altérité ? Qui est ce "je’ qui reste entaché d’une défiance, qui suscite cette envie de "séparation’ ?

En même temps que la "reconnaissance de soi’ apparaît, s’impose, l’évidence d’une "différence’ qui se recherche un signe symbolique, une limite entre le "je’ et les "tu’ et "ils’…
Au-delà de cette différence d’abord subjective interviendra chez l’être humain "social’ par nature l’idée de la protection non plus du "sujet’, mais de ses "biens’ et "avoirs’ qui font la "propriété privée’. L’idée de frontière entre très tôt dans le Droit pour séparer aussi le "a moi’ du "a toi’. Toutes ces invisibles frontières juridiques cloisonnent notre réel de mille états de faits qui protègent nos biens, notre enclos, notre famille…
Régis Debray ne fait pas cette digression mais parle de cette "Absurdité très nécessaire…qui a nom frontière’.

UNE AFFAIRE DE PEAU ET DE SACRE

Le médecin que je suis, chirurgien de surcroît, a été subjugué que l’auteur songe avant tout autre développement inscrire son chapitre deux sous le titre : "Au début était la peau’.

Cette part du réel qui sépare notre dedans du dehors et fait partie de nous. Cette "première frontière’ incorporée à l’essence de notre être est celle à laquelle nous ne songeons peut être pas alors qu’elle nous enferme et est notre apparence même.
Le médecin sait que cette membrane est bien plus qu’une enveloppe. Chacun a pu vivre ou connaître l’émotion de la vue du sang qui s’écoule d’une plaie même bénigne ou la terreur phobique de l’intrusion d’une aiguille ; ce dedans qui s’écoule ou ce dehors qui s’introduit est vidange ou effraction qui attente à notre intégrité mais plus encore a notre identité symbolique, même sans véritable danger objectif. "Défendre sa peau’ est bien l’expression la plus courante utilisée face au danger, pas défendre son coeur son cerveau son poumon ou ses tripes !

Je crois aussi que la peau est ce rivage visible du "continent inconnu’ de chacun. Ce rivage est notre seule perception du "TU’ et celle que l’on donne de son "JE’. Elle est la frontière par excellence, celle qui ne se peut connaître que par les sentiments qui en dévoilent l’arrière pays ; celle qui peut s’offrir ou se rendre désirée accueillante, pénétrée même dans son langage sexué, mais qui gardera toujours ses mystères.
La peau n’est pas emballage, elle est organe de la séduction et de l’émotion aussi qui peut en modifier couleur température ou sécrétion. Le langage de la peau s’accepte universel par la caresse donnée ou reçue présente déjà chez l’animal ; usage aussi de communication entre homme et animal. Ce langage transcende toutes les différences et même l’ignorance de la langue ou la pauvreté des mots. Cette belle frontière est notre premier organe communiquant !

Pour complexifier notre "affaire de peau’, la sacralisation du corps humain qui alimente notre pensée éthique même profane a quelque chose à voir avec l’idée de la mort, avec l’inconnu, avec la peur aussi. C’est bien notre "frontière existentielle’ que l’éthique se propose de protéger.

Notre modernité tend à désacraliser le corps qui s’offre ou s’exhibe et même le mental qui se dévoile sur des blogs ou réseaux sociaux. Peut être le médiologue Régis Debray nous dira t-il un jour si ces phénomènes peuvent être interprètes comme une révolte contre la sacralisation du corps ou comme le désarroi de sa perte. Il s’agirait alors d’une "révision en baisse’ du concept du "JE’ dans un univers qui se croit individualiste, mais s’auto dévalorise et peut être par incidence d’une dégradation du "tu’ et du "ils’ devenus moins signifiants.

L’approche ou la violation de cette "frontière’ répond aussi à ce que notre mental et notre morale construit "d’autorisé’ ou "d’interdit’. Ce symbole de nous est essentialisé, sacralisé dirait peut être Régis Debray qui remonte aux "Légendes fondatrices’ pour situer cette "démarcation’.

Il ne l’extrapole pas mais la première "démarcation’ c’est aussi l’affirmation de la "possession’ : "Sa’ peau d’abord, et bientôt son objet, son gibier, son arme, sa femme ( ?), sa maison, son champ, son troupeau, son patrimoine… Autant d’extensions consacrées par la déclaration universelle des droits de l’homme qui inscrit ce "moi possessif’ comme maître légitime d’une part du réel qui l’entoure. La "propriété privée’, aggravée par le "brevet’ qui interdit même l’imitation proclamée illicite et s’approprie au nom de la seule antériorité la pensée elle-même, n’est rien d’autre qu’une extension de la frontière du "JE’ englobant une matérialité extérieure à elle-même.

Régis Debray plonge lui dans la Genèse : "Dieu sépara la lumière de la ténèbre’ et poursuit cette lecture des partages. D’autres philosophes mettront la première frontière, la première différenciation entre "L’être et le néant’. Régis Debray affirme "Ce sont toujours les prêtres qui fixent les frontières. Ou les juges, nos prêtres laïcs’. Il rappelle que "Le suprême arbitrage fait passer l’arbitraire’.

Ainsi posée, l’idée de frontière apparaît non pas comme la positive affirmation d’une identité mais comme fille de la peur d’une intrusion ou d’une dépossession. Une affaire de peau en somme…

Par extension et incidence la frontière fonde et délimite toujours un "pouvoir’ comme le développera aussi Michel Foucault ; elle use du symbolique pour fonder des privilèges et parfois des oppressions. Et Régis Debray rajoute "Quand ce n’est pas évident, il faut du transcendant’ ( !) Et "C’est par la frontière que le politique rejoint le religieux’. On retrouve une part de ces réflexions dans un autre de ses essais sur "Le sacré’ et sur la "Clôture’ ou "l’enceinte’ qui caractérise tous les lieux dédiés.

Il ne dit pas si selon lui les premiers rites "animistes’ participaient déjà à la délimitation des frontières. Mais on retiendra que presque chaque peuple dans les temps anciens usait de la peinture corporelle, sur "peau’, langage comme un "tag’ sur cette frontière singulière, pour infléchir son paraître, comme le poursuivent nos tatouages contemporains. On pourrait interroger concernant la limitation des territoires l’oeuvre de Lévi Strauss qui semble avoir rattaché les premiers rites décrits au "sujet’ ou aux morts, sans que la référence à l’affirmation du "territoire’ y soit explicitement mentionnée, sauf pour la sacralisation des lieux de conservation des dépouilles dont les enceintes pouvaient être décrétées inviolables ou l’approche sacrilège. Il serait intéressant d’explorer la compréhension dans l’histoire humaine du "passage entre les rites et la possession’ et combien la mise en scène rituelle a pu servir ce dessein.

Régis Debray "n’exonère pas " le sacré et semble même l’accabler lorsqu’il dit " Il n’y a qu’un invariant…c’est l’indexation du niveau de sacralité sur le degré de fermeture’ et il prolonge l’exploration des racines hébraïques, musulmanes et chrétiennes de l’idée de "séparation’. Il ironise un peu sur "Jésus notre sauveur : La carte vitale du chrétien. Son baptême, un billet de tombola pour la vie éternelle’.

On pourrait poursuivre en admettant que c’est parce que le sacré est une "idée’ , une représentation "virtuelle’ dans une échelle de valeur subjective, que le sacré justement a besoin d’inventer les symboles matériels, les temples et les dogmes qui voudront "sécuriser l’idée’, écarter les doutes. On rejoint ici, au-delà et en dedans de "la peau’ de chacun l’idée que par le sacré le "JE’ se protège d’être jugé par le "tu’ ou les "ils’ en se donnant "sa’ référence exclusive.

Mais on peut aussi penser que le sacré serait comme un mode d’adaptation "darwinienne’ à la prise de conscience de la finitude dans notre espèce. La sacré habitait déjà le chamanisme et envahira toutes les religions jusqu’à chercher une légitimation dans l’idée de "transcendance’. Par le sacré l’homme se donne à lui-même le plus cruel et le plus intransigeant des maîtres, qui s’infiltre entre le "JE’ et le "tu’ ou les "ils’, pour y fonder, y dicter parfois une intolérance. Le sacré participe à construire une représentation de "soi’ qui est un défi à l’altérité.

Régis Debray fait rimer "culture et clôture’ pour dire la diversité des styles de séparation. Cela nous rappelle que la construction du "Je’ est variable dans chaque culture : Ainsi la cloison de papier japonaise est d’abord "pudeur’ mais elle n’est pas muraille insonorisée qui est chez nous une exigence d’intimité, cela n’empêchant pas le "Je’ de s’affirmer dans l’un et l’autre cas. De même l’habitat japonais connait une alcôve dans la salle de séjour dédiée au "beau’, comme un espace sacralisé qui fait entrer dans l’habitat une part de la nature extérieure à la frontière de papier.

Le "Je’ et le "Tu’ sont des produits culturels aux déclinaisons variables qui peut être invalident une définition univoque occidentale de l’altérité. Il faudrait confronter Levinas aux poètes japonais, aux sages chinois ou hindous pour y découvrir la diversité des langages qui du "visage’ de l’un interpelle "la peau’ de l’autre.

Régis Debray dira "Là où il y a du sacré il y a une enceinte, et là où il y a une enceinte il y a de la vie’. J’ignore si la lecture "Lacanienne’ de la relation entre enceinte et vie est voulue, mais la suite du propos et une digression sur l’attitude des nazis face aux prisonnières porteuses de grossesses dont l’exécution était retardée jusqu’à l’accouchement semble le démontrer.

Dans le constat qu’il est "Normal de protéger le circonscrit qui nous protège’, c’est-à -dire en quelque sorte de sauver notre peau, Régis Debray semble prolonger l’exposé qui dans son "Moment fraternité’ semblait être un discours du désenchantement. Il en déduit cette "Sage humiliation : Celle de ne pas être partout chez elle’. Il évoque un "Enserrement (qui) vaut résilience’. En revenant sur "la peau’ il cite Paul Valéry :’Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau’.

Il dit aussi : "Survivre c’est sauvegarder ses plis et replis’, pour "Prévenir l’aplatissement du corps…l’ennuyeuse surface plate ’… On songe ici à l’importance des "plis’ dans le développement de la pensée de Gilles Deleuze. Lorsque Régis Debray évoque un "Sans intérieur ni extérieur, ni muqueuse entre les deux’ Il laisse penser que c’est de sexualité qu’il parle, cette manière de corps qui mobilise les plis les orifices les profondeurs et les muqueuses, jusque vers l’intérieur de soi, lorsque s’ouvre cette "frontière’ de l’être .
Ainsi l’amour est ouverture de frontière. De façon plus universelle c’est en fait de Vie qu’il s’agit car la biologie nous enseigne que tout processus de fécondation reproduit la traversée d’une "frontière’, celle du spermatozoïde pénétrant un ovule a son équivalent dans toute la sphère du vivant végétal ou animal. Le coït est avec mille variantes de fécondation un universel biologique qui aborde et traverse toujours une frontière.

Juste perception dés lors de Régis Debray qui nous ramène à la "matrice’ primitive par ce "Ou étions nous mieux nourris, logés, chauffés, blanchis et protégés que dans cette maison de poupée…ou nous avons passé nos deux cent soixante et dix premiers jours… ?’.
Dire cela c’est aussi faire que s’impose une "première traversée de frontière’, celle de "l’origine du monde’ de Courbet ; avec Freud sera établie l’importance de l’évènement car c’est toujours ce passage qui sera mis en scène au long de la vie.

Et Régis Debray amorce ainsi la suite de sa démonstration : "La peau est aussi loin du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Le mur interdit le passage ; la frontière le régule’. Nous percevons et retenons d’emblée que la frontière est à la base de la vie dont elle est un invariant ; il dira plus loin qu’elle permet "L’échange avec le milieu, terrestre, maritime, social’

Parvenu à ce stade de transmission du concept de frontière Régis Debray nous a montré que la peau n’est pas un sac ni un mur mais un organe communiquant à part entière. On se souvient que dans "Goldfinger’ une femme était morte d’avoir été peinte d’or obturant tous ses pores ; Régis Debray semble promettre le même sort à ceux qui confondent l’organe de l’échange avec la muraille de l’isolement en construisant des "murs’. Il sait que chaque membrane biologique connait ses temps de "systole, diastole, fermé, ouvert’ qui sont les conditions de la vie même. Il dira : Pour que "Thanatos ne l’emporte pas sur Eros’ à la fin de son chapitre sur "la peau’.

Sa réflexion englobe aussi l’idée que "La frontière a changé de sens et de forme au cours des siècles… D’abord intangible… (devenue) non univoque’. La suite de l’ouvrage tentera répondre a des questionnements majeurs de notre temps : La frontière fige t’elle le présent ? Traduit elle une crainte de l’avenir ? La civilisation serait elle le temps qui efface les peurs ? Entre civilisation et barbarie quel rôle joue "la frontière’ ? Quelle sorte de frontière ? Le barbare est il celui qui est de l’autre côté ou celui qui craint sa venue ? Cette approche nous renvoie aussi à Tzvetan Todorov dans « La peur des barbares - Au-delà du choc des civilisations » qui semble avoir tranché ce dilemme.

La frontière interpelle aussi la Liberté de celui qui pense être protégé par elle. Elle sépare le "Je’ du "Tu’ et consacre au fond une vision déterministe des êtres réduits à être "nés quelque part’ en refusant l’acceptation du hasard qui nous fait tous égaux mais différents.

LA SEPARATION ET L’ALTERITE

Les chapitres ultérieurs tout aussi enrichissants préparent la conclusion que le lecteur découvrira. Il comprendra au passage le pourquoi de "La misère mythologique de l’éphémère Union Européenne’ et s’ouvrira a ce qui "Enchante’ ou "Ré enchante’ selon Régis Debray… Il reprendra vers la fin de l’ouvrage l’image de la "peau’ pour dire le rôle des "interfaces’ et que "Notre intimité s’exhibe par l’épiderme’.

Son dernier chapitre débouchera sur "La loi de séparation’ pour démontrer que "L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières’. Il décrit les dilemmes irrésolus et que "Les intégrismes religieux sont la maladie de peau du monde global’ et que "Le monde entier devient une zone irritable’. Il accuse "Le narcissisme des petites différences exacerbé par la communication en temps réel (qui) engendre des paranoïa éclair’. Son analyse renforce "l’illusion du sans frontiérisme’.

Mais sa projection sur l’avenir est sans ambiguïté : "La mixité des humains ne s’obtiendra pas en jetant au panier la carte d’identité, mais en procurant un passeport à chacun’ ; lorsque les frontières seront "loyales’ et à "double sens’, attestant que "L’autre existe pour de vrai’.

Tout cet ouvrage est bien plus qu’un traité utile à une réflexion géopolitique pour mieux comprendre le monde.

C’est un essai bien plus profond qui replace le débat entre le JE et le TU et les ILS à un niveau dont il n’aurait jamais du être écarté.

Cet éloge des frontières est d’abord une réhabilitation de l’altérité.

Cet autre qui est parfois si différent d’apparence et de culture mais qui "existe pour de vrai’ est notre semblable dans sa demande de respect autant que dans son aspiration et son droit à franchir, si il le désire, des frontières "Reconnues (qui sont) le meilleur vaccin possible contre l’épidémie des murs’ nous dit Régis Debray.

Jacques Richaud 11 janvier 2011

(1) Eloge des frontières - Régis Debray, Ed Gallimard 2010.

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