A ceux qui lisent trop, trop peu et trop vite, je dis, attardez-vous sur ce livre ! Car je ne sais pas si le cinéma rend meilleur, mais je peux dire que la lecture du livre de Serge Regourd m’a enchanté. La continuité de cet ensemble manquait à ma connaissance. Ca fonctionne comme un immense générique où prennent place, et quelle place, ceux et celles qui ont fait le cinéma français, ses caractères et sa fonction, tout en étant la plupart du temps cantonnés dans la catégorie des seconds rôles. C’est un renversement de la hiérarchie de la représentation ; c’est une somme pour rafraîchir ou plutôt faire émerger une mémoire oubliée du cinéma. Un travail de chercheur qui taille en largeur et en profondeur pour retenir des films et des acteurs, que je connais ou que je ne connais pas, qui relie une myriade de faits au croisement desquels mon langage s’éveille.…
Alors, je me suis attardé en surmontant la difficulté de joindre tous ces éléments en apparence hétérogènes, pourtant d’une même famille, et j’ai saisi le dessin d’un mouvement qui, sans être celui d’une catastrophe artistique, se présente comme quelque chose d’approchant. C’est tout simplement le glissement progressif d’un état de la comédie humaine où tout est lié, sans que jamais nous atteignions ni la fin ni le tout des valeurs d’une nation, vers une simplification du monde, un leurre de la bourgeoisie.
En vérité, le texte agit comme un intervalle de clarté où des titres de films, des noms d’acteurs et de réalisateurs défilent jusqu’à ranimer le bonheur de mes aventures en cinéma et je me dis alors que peut-être ai-je aimé le cinéma pour cela, pour Carette, Raymond Bussières, Paulette Dubosc, Poupon, George Géret, Marcel Bozzufi, Noël Roquevert, Fernand Sardou, Clément Harari, Alice Tissot, Pierre Larquey, Edouard Delmont, Saturnin Fabre, Charpin, Héléna Manson, Ginette Leclerc, Dora Doll, Suzanne Flon, Hélène Surgère, Anouk Ferjak, Mario David, Paul Crauchet, Julien Guiomar, Daniel Ivernel, Michel Constantin, André Rouyer, Jean Bouise et tous les autres. Ca ne coule pas comme un générique ordinaire mais ça se lit comme une poésie où ça chante, où ça danse, où ça cause en toutes voix, où ça correspond à des expériences dans lesquelles j’ai sans doute puisé mes meilleurs trophées d’amour, de justice, de volonté, d’humour, de joie et de peine.
Au fond, chacun des seconds rôles trace un chemin vicinal qui contribue au développement rhizomateux (*) d’un monde passionnant et inquiétant par la diversité de ses caractères.
Et puis, les photos ne sont pas là par hasard, leur rapport au texte est d’une telle tonicité que je me demande à la fin d’où vient la lumière ? En effet, regardez les stars briller du feu des autres ; regardez Aimos éclairer Gabin ; regardez Raymond Bussières et Carette faire sourire Yves Montand ; regardez Dora Doll cette lumière d’à côté dont profitent Jean Gabin et Jeanne Moreau. Pour Serge Regourd, les seconds rôles ne sont pas des rôles de complément, ils sont seconds en quantité, mais ils sont comme dans la vie, qualité à part entière sans laquelle le reste ne sortirait pas de l’ombre. Pour lui, le peuple a vécu dans le cinéma et fait le cinéma, un peuple identifié d’emblée dans Manon des sources (1952) de Marcel Pagnol par le choeur des seconds rôles assis à la terrasse d’un bistrot où chacun aura droit à sa mise en lumière lui permettant de conférer une identité forte à sa personnalité, un cercle qui va s’élargir progressivement à tout le village puisque, pour Marcel Pagnol, le peuple est toujours composé de personnes bien identifiées qui occupent des activités précises : boulanger, puisatier, rémouleur, boucher, bistrotier, marchand de voiles, garagiste, boutiquier, épicier, cinéaste, instituteur, curé, souteneur, retraité, ouvrier et employé d’usine ou des chemins de fer, valet de ferme, métayer, journalier, forgeron, menuisier, danseuse, lavandière, marchande de poisson, aviateur, marin, étudiant en droit (…), autant de rôles, autant d’habits, de vocabulaire, de diversité de biens et de profondeur. D’une autre manière, mais tout aussi fidèle à l’idée d’un cinéma du peuple, il y a La grande illusion (1937), La Marseillaise (1938), La règle du jeu (1939) de Jean Renoir et plus loin, pour des raisons voisines c’est Mise à sac (1967) d’Alain Cavalier avec « la rébellion populaire » d’un groupe de seconds rôles qui peut faire penser à la Résistance française et annonce la mise à sac de Fauchon en Mai 68.
Mais c’est un fait, le monde change et le cinéma aussi avec notamment l’avènement de la Nouvelle Vague, souvent présentée et valorisée comme un nettoyage salutaire de la qualité française, alors que Serge Regourd la présente comme une vague vaguement identifiée, non rassemblée autour d’un manifeste singulier ; pour lui c’est plutôt l’émergence d’un repli et une rupture thématique avec les classes populaires. Pour moi, dans cette période, même si le cinéma n’est pas mort, quelque chose en lui s’est éteint ; le peuple manque dirait Gilles Deleuze. Cette remarque insiste, persiste que ce livre légitime, comme tant d’autres questions qui m’ont donné souvent le frisson du doute et l’envie d’en découdre parfois, mais jamais je n’ai senti autant l’amour du cinéma, de ses missions et l’invitation à la conversation.
Impossible de tout convoquer, mais ce travail de rhapsode m’a mis au coeur d’une diversité vivante, agissante, irritante, avec des écarts salutaires contre des conventions ordinaires et des goûts définitifs.
Plus philosophe que doctrinaire, Serge Regourd n’a pas le regard de ceux qui préfèrent se taire ; il n’est pas le gardien d’une chapelle des goûts figés ; il a le courage d’être lui-même et d’interroger sans cesse le cinéma qui n’appartient à personne. La lecture de son livre m’a mis au meilleur de moi-même où j’ai senti qu’il fréquentait le cinéma, non pas comme un juge, mais comme un amateur.
Guy Chapouillié
Le 23 juin 2010
(*) note du Grand Soir : "rhizomateux" - relatif à une plante qui possède un rhizome, une tige souterraine vivace